#LaComedieDuLivre23 – Montpellier lui remettra bien un jour les clefs de la ville : presque chez lui, l'Espagnol Javier Cercas navigue de plaisanteries en commentaires sur la littérature, devant une salle comble. L'auditoire jubile à mesure que le romancier régale d'anecdotes des lecteurs conquis. Et s’il convoque Don Quichotte, Dostoïevski et, bien entendu, Borges, le plaisir n’en est que plus grand.
Sa trilogie Terra Alta (Actes Sud, trad. Karine Louesdon et Aleksandar Grujicic) s’achève avec Le Château de Barbe bleue. Sombre et lumineuse, cette fresque « s’est continuée malgré moi : je voulais n’écrire qu’un seul roman. Et finalement, je suis tombé amoureux de Melchor ». Il conçoit alors une tétralogie, mais ne produit que 200 pages du dernier tome, tente un spin off… avant de s’apercevoir que le tome 3 portera la conclusion.
« Je suis un écrivain expérimentaliste : parfois, cela n’aboutit pas, l’expérimentation s’achève », plaisante-t-il. « D’ailleurs, roman policier, ou polar, je ne sais pas, et je m’en fous : je cherche à écrire le meilleur roman possible. » Le spectacle a commencé, le public est hilare. Il ajoute : « Borges, mon plus grand modèle, estimait que tous les romans sont des polars. Je le crois aussi : tout tourne avec une énigme qu’un personnage veut déchiffrer. »
Et la méthode s’applique à lui en premier lieu : « Avec Le Monarque des ombres (Actes Sud, trad.Karine Louesdon et Aleksandar Grujicic), j’ai remonté l’histoire de ma famille. L’Espagne a enduré, ou accepté, 43 années de dictature franquiste et beaucoup se sont retrouvés du mauvais côté de l’histoire. »
Ce livre, centré sur un jeune homme qui adhère au parti, et meurt à la fin de la guerre civile, « m’a donné l’opportunité d’assumer mon héritage et cette famille ». Mais au terme de ce récit, « je courais le pire danger pour un écrivain : se répéter, devenir imitateur de lui-même. Car même s'il recevait quatre prix Nobel de littérature, il n’en est pas moins mort ».
Terra Alta, en référence à une ville du sud de la Catalogne, se dessine donc après Le Monarque. Le délencheur sera l’attentat islamiste de 2017, à Barcelone, ayant entraîné la mort de 16 personnes. « Tout le monde s’en souvient, mais on a oublié l’histoire de ce policier, qui a tué quatre terroristes partis pour commettre un massacre dans un petit village. »
Ce flic fut le déclencheur : « Son identité est demeurée confidentielle — pour d’évidentes raisons de sécurité — mais il m’a guidé pour Terra Alta. Et Melchor est devenu ce policier. ».
Des romans troublants, qui flirtent avec l’anticipation : le premier sortit en 2019, se déroulant en 2021. Le deuxième jouait sur la même temporalité, se projetant en 2025 et le troisième, qui plonge en 2035. « Mais ce fut totalement involontaire », proteste le romancier. « Le futur dit beaucoup du présent, quand on l’écrit. Et le passé révèle combien il vit dans le présent. »
S’il réfute toute dystopie, Javier Cercas revendique l’humour comme maître-mot. « Impossible, je vous jure, impossible de penser au roman sans l’associer au rire. Cervantès, qui a inventé le genre, nous le démontre : le rire est la chose la plus sérieuse au monde. Et le roman donne l’opportunité parfaite de rire de soi — sans quoi il est impossible de rire de quoi que ce soit. Et son Don Quichotte l’illustre : le ridicule, cette contradiction permanente, conduit à l’humilité et la sagesse. »
Voilà pourquoi Melchor incarne le « bon mauvais flic » : sa filiation donquichottesque s’impose. « Comme le fou qui n’était pas fou, mon flic est un sage, à sa manière. Il m’est venu un jour, dans une phrase qui a surgi et créé le personnage. Il n’est que furie, douleur, haine, désir de vengeance — obscurité en somme. Mais il est aussi lumineux. Et pour le comprendre, il m’a fallu trois romans. Parce que je suis tombé amoureux de lui », plaisante-t-il de nouveau.
Et voilà que dans cet ultime ouvrage, sa dimension lumineuse apparaît. « On l’attribue à Flaubert, mais cette phrase est de moi : Melchor, c’est moi. Mais seulement dans sa part sombre. La bonne lui appartient en propre. Surtout parce qu’il a traversé des horreurs. Donc, oui, je suis un peu amoureux de moi », reprend-il
Melchor, fils d’une prostituée assassinée, dans le premier tome, perd sa femme dans le suivant et au troisième, découvre que sa fille est en danger. « Toute cette violence qui s’exerce contre les femmes, je ne l’ai pas cherchée : les romanciers ne cherchent pas des sujets depuis leur tour d’argent. Ce sont les sujets qui les traquent. »
Pour le sauver, Melchor dispose de deux vertus capitales : le courage et cette capacité à risquer sa vie pour une cause juste. « Avec son charisme, Melchor embarque les gens, vers des choses exceptionnelles », s’amuse Javier Cercas. Au point de monter une équipe, comme pour un casse, un peu fou et enfantin dans sa manière de faire.
Et justement, ces vertus dont le protagoniste ne se vante pas — « ceux qui exposent leurs vertus sont des canailles », affirme l’écrivain ! – sont l’autre facette d’une médaille terrible. « À Rome, pour le festival du livre, on m’a demandé quel était notre temps, comment le futur le jugera ? Non mais quelle question ! »
Mais à la réflexion, une réponse lui vint : « Notre époque est celle de la révolution des femmes. Laquelle résulte de violences qu’elles ont endurées, dans des sociétés qui n’avaient pas conscience de ce qu’elles faisaient. » Il enchaîne : « Que la moitié de l’humanité relègue l’autre à un plan secondaire, c’est insensé. »
Et de citer Aristote, écrivant que les femmes sont inférieures aux hommes. « Pas qu’il était machiste, cela n’existait pas : tout le monde le croyait. Au point que cela s’est propagé comme un mode de pensée à travers les temps. »
En Espagne, les féminicides ne sont comptabilisés que depuis une vingtaine d’années, « simplement parce qu’avant, on les classait dans les crimes passionnels et que leur nombre n’importait pas. Chaque jour, dans mon pays, quatre agressions sexuelles ont lieu. C’est constamment que la moitié de l’humanité se dresse pour oppresser l’autre », conclut-il, désolé.
« Je croyais que dans mon pays de tradition machiste, c’était un cas isolé : sauf qu’on retrouve des choses semblables dans le nord de l’Europe. C’est une atrocité totale, un massacre permanent », s’insurge-t-il.
Mais impossible pour lui de laisser ses lecteurs sur de telles déclarations. Le voici qui revient à la littérature, « qui est un plaisir, comme le sexe. Et une forme de connaissance, comme le sexe. Aussi, quand j’entends quelqu’un dire qu’il n’aime pas la littérature, je lui présente mes condoléances : c’est comme s’il n’aimait pas le sexe », sourit-il. Approbation charmée de l’auditoire.
« Or, cette connaissance n’a rien de commun avec l’histoire ou la science : presque le contraire. C’est un savoir qui interroge nos certitudes les plus enracinées. » Quid ? « Pensez à Don Corleone, dans le Parrain : on finit par pleurer avec lui quand sa fille meurt, alors qu’il est monstrueux, au point d’avoir tué même son frère. C’est ça, la connaissance de la littérature. Et elle est formidable. »
Entretien mené par Guénaël Boutouillet. Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - La Comédie du livre 2023 : 10 jours de lectures à Montpellier
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