Walter Benjamin ce grand méconnu. Aurélien Bellanger le prouve avec son roman au titre évocateur, Le vingtième siècle. Une pensée et des textes souvent posthumes, fragmentaires comme le dernier ouvrage de l’auteur du Grand Paris. L’écrivain radicalise ici son approche et taille dans les intrigues sentimentales pour se concentrer sur ce qui l’intéresse véritablement : quelle place pour une métaphysique au XXIe siècle ?
Le 07/03/2023 à 16:10 par Hocine Bouhadjera
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07/03/2023 à 16:10
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Qui s’est passionné chaque matin pour les chroniques d’Aurélien Bellanger sur France Culture ne manquera pas de pointer leur originalité dans la masse des billets quotidiens. L’auteur de Houellebecq écrivain romantique se proposait de raconter L’incroyable famille Kardashian en évoquant l’ombre d’un prunier et l’avant garde du muet.
Les auditeurs les plus au courant ajouteront que cette approche s’est imposée dans les deux dernières années du chroniqueur qui arrêta son activité en 2021. Ce roman explique la singularité du Bellanger final à la radio : ses billets étaient benjaminiens, et L’incroyable famille Kardashian, son drame baroque allemand, premier grand sujet d’étude de Walter Benjamin. Dans ce texte, il y présentait ses aspirations : faire de la philosophie par l'entremise de la pop culture.
Dans ce roman où la philosophie tient le rôle principal, Aurélien Bellanger met en scène quatre personnages contemporains : une bibliothécaire, un architecte, un critique et un poète. Le dernier, membre de cette quaternité toute pré-chrétienne, offre une conférence à la BnF sur Walter Benjamin, avant de se donner la mort dans la bibliothèque. Les trois autres, qui ont assisté à l’événement, décident de mener l’enquête sur ce geste des plus mystérieux…
« J’ai diffracté ça en trois personnages benjaminiens qui me ressemblent à plein d’égards », confie Aurélien Bellanger. Si l’œuvre se distingue des romans de la rentrée d’août et de janvier, la forme rappelle une certaine Virginie Despentes : beaucoup de mails… Mais aussi des lettres, une note de la DGSI, ou des pastiches impressionnants de vérité, jusqu’à douter de leur nature à la lecture : « Tous les documents apocryphes sont inventés, mais à chaque fois correctement situés. La date est la bonne, l’interlocuteur également », confirme Aurélien Bellanger.
Pas de psychologisation à outrance, de prêter par trop d’intentions au philosophe, ni d’approche biographique « désespérante de factuel ». Pour la première fois dans les textes d’Aurélien Bellanger, aucun narrateur, mais du discours indirect libre : « Un moment, j’ai été saoulé, parce que j’écrivais des romans qui racontaient des vies entières, et de leur attribuer un semblant de vie sentimentale, sexuelle. Les gens me disaient : “les romans sont bien, mais ce serait encore mieux qu’il y ait plus de scène de sexe !” Alors que je trouvais ça hyper vulgaire. Je ne suis pas Michel Houellebecq, et dans le fond je m’en tape. Là je suis hyper content, car j’ai réussi à régler le problème. »
Son intérêt ne se borne pas en revanche aux seules dimensions intellectuelles du philosophe, mais également à la mise en scène, comme parler d’Hitler sans parler d’Hitler. Ou bien tirer les théories politiques de Walter Benjamin vers une sorte de para-complotisme…
Mais l’écrivain s’est tout de même imposé une exigence pour ce portrait subjectif, à l’instar de ses autres romans : « Ne rien apprendre forcément aux spécialistes du domaine, mais ne pas les faire hurler. Je pense que les benjaminiens n’ont aucune raison de hurler. Ce ne sont pas des gens qui hurlent en général (rires). » L’auteur dépeint un Benjamin peu soupçonné du grand public, qui pourra en connaître le prophète de la culture de masse et des industries culturelles, l’historien de la photographie, ou pour les plus au fait, son ouvrage, Paris capitale du XIXe siècle : « Des textes totalement intéressants, mais qui ne reflètent finalement qu’assez peu l’approche benjaminienne », développe l’auteur de La théorie de l’information.
Et de rappeler sa démarche intuitive des phénomènes, plus dans l’esthétique que dans l’essai : « C’est strictement un ouvrage qui raconte un romancier du début du XXIe siècle qui n’a pas du tout prévu de rencontrer l’œuvre d’un Benjamin. Celui-ci a surgi comme un diable de sa boîte, et envahit sa vie et ses préoccupations pendant trois ans. Et la seule façon de traiter ce problème qui m’obsédait, c’était d’en faire un livre. »
Francesca Mantovani © Editions Gallimard.
Mais pourquoi Walter Benjamin ? « Je voulais raconter la vitrine à Berlin où ses livres sont exposés. Elle exprime toute sa mélancolie, avec aujourd’hui son buste, son portrait, ses quelques œuvres. Son texte, Sens unique, devait être un événement littéraire, et essentiellement à cause de sa mélancolie, ça ne se fera pas. Tout le roman s’est greffé sur cette ambition première. »
Le parcours singulier et tragique de Walter Benjamin, et à travers lui, une histoire de la première partie du XXe siècle : « Au départ, il y avait aussi l’idée de raconter des scènes cruciales de façon très distanciée. Les fêtes de la jeunesse allemande des années 1913, finalement avec du recul, assez proto-nazie avec ces flambeaux dans la nuit. Cette jeunesse sacrifiée dans la guerre à venir. Des visions à la Adalbert Stifter ancienne Allemagne, mettant en évidence un grand trucage en forme de spectacle. »
En définitive, Aurélien Bellanger a décidé de jouer sur deux temporalités, entre les années 2010 d’un côté, et de la jeunesse de Walter Benjamin à sa fin tragique.
Maintenant, pourquoi s’intéresser à Walter Benjamin aujourd’hui ? « Son héritage en ligne directe, car ça ne serait pas possible sans lui, ce sont les “studies” au sens large : gender, postcolonial… », explique Aurélien Bellanger, avant d’ajouter : « On pense que ça procède de Jacques Derrida et de la French theory d’abord, en réalité ça provient de Walter Benjamin et de l’École de Francfort ; et en vérité du marxisme d’abord. Prendre comme sujet d’étude des choses qui ne sont pas spécialement philosophiques. Benjamin est le premier à avoir eu cette approche, avec Theodor Adorno. » En résumé, l’idée selon laquelle « on ne peut pas vraiment comprendre la pensée des gens si on ne connaît pas leur mode de vie, leur environnement matériel ».
Tout serait faux, chez le penseur, sauf ses goûts en matière de décoration.
- Le vingtième siècle, d'Aurélien Bellanger
Sorte de dérivé de Nietzsche qui professait qu’on ne pouvait réellement saisir la pensée et le comportement d’une personne si on ne s’intéressait pas à sa physiologie. Cette approche nouvelle de Benjamin va donner, par itération successive, l’École de Francfort, qui travailla à une « théorie critique » du capitalisme. En résumé : la manière dont on est aliéné à notre environnement spirituel, culturel, « et comment les cultures minoritaires sont une façon de sortir de cet état de fait ».
Après Wittgenstein, qui invente la philosophie analytique avec Bertrand Russell et Gottlob Frege, il ne reste que le « Linguistic turn », affirmant que le travail conceptuel de la philosophie ne peut à présent avoir lieu qu’à partir d’une analyse du langage. En clair, fini les grands concepts. Chez Benjamin, il y a cette approche linguistique, « parce qu’il y a une théorie géniale du langage, mais il se retourne, redécouvrant des objets dits pauvres, mais d’étude prodigieuse ».
Aujourd’hui, ce seront les séries par exemple, ou comme le faisait le critique cinéma Serge Daney dans les années 80 avec une publicité pour le papier toilette Lotus. Son analyse le faisant conclure, avec autant d’ironie qu’une surprenante vérité, qu’elle était le plus important film hollywoodien qu’on avait jamais vu. C'est l’idée que par la petite forme, on peut comprendre la grande. Par la grammaire dégradée de la publicité, on peut mieux saisir la haute grammaire du 7e art.
Walter Benjamin met au point sa méthode, « son tournant pop », dès l’un de ses premiers textes, Origine du drame baroque allemand, « qui est en vérité un objet d’érudition, mais la pop culture de l’époque », ajoute amusé l’auteur de Téléréalité.
Dans sa préface « épistémo-critique », il répond à Kant : « Un truc d’allemand fou, ou de fou tout court. Tout allait bien dans notre vie, on rentre en terminale, et il y a un type hyper intelligent qui nous dit : c’est fini la métaphysique, on fait de la science maintenant. Pour les adolescents orgueilleux que nous avons été, l’arrivée de Kant nous emmerde. Le défi, c’est de tuer Kant. » On découvre dans le roman d’Aurélien Bellanger que Walter Benjamin procède plus du grand esprit visionnaire que du génial logicien, comme on pourrait le penser avec un regard lointain.
Si quelqu’un peut libérer l’Allemagne et l’Europe de cette malédiction kantienne qui nous prive de l’accès direct aux sources médiévales — cette époque édénique où les philosophes parvenaient en pensée à rejoindre l’esprit de Dieu lui-même —, c’est bien lui.
- Le vingtième siècle, d'Aurélien Bellanger
Walter Benjamin s’inscrit dans ce tournant néo-kantien de l’Allemagne du début du XXe siècle, qui professe : « C’est impossible que la métaphysique, ce soit seulement l’épistémologie, une approche critique et logique des phénomènes. » Ils s’appuient sur l’ultime Kant de La critique de la faculté de juger où ce dernier dépasse la critique rationaliste de la métaphysique par l’esthétique. Cette préface de Benjamin, c’est 15 pages « complètement abruptes et d’une difficulté extrême », écrit à 27-28 ans à Capri, de réfutation de La critique de la raison pure de Kant : « C’est totalement sympathique comme projet. »
Walter Benjamin était formel sur un point : il ne faut jamais manquer de lucidité sur sa propre époque, mais y adhérer absolument, soit « ne jamais céder à la tentation facile d’être réac. Il faut toujours préférer l’horrible aujourd’hui au meilleur hier. En sachant que dans le présent, il y a quelque chose à changer. »
Aurélien Bellanger, qui s’est longtemps présenté comme un sceptique, a vu son approche des phénomènes être transformée par l’entremise de sa lecture de Walter Benjamin : « À la fac, à Rennes, j’arrivais de bonne humeur en cours. Ce sera sur Aristote, je suis hyper content, et au bout de 40 minutes, nausée. Je suis écœuré de cette métaphysique analytique. Je me disais, c’est génial mais je n’y crois pas. Benjamin m’a remis du bon côté. »
Comment ? Grâce justement à l’approche de l’Allemand : « Il n’y a rien de pire que de parler métaphysique avec quelqu’un qui est nul sur le sujet. En trois phrases, on arrive à Dieu, le Néant, l’Univers. C’est un fin rideau d’oxygène : c’est très facile à traverser, ou à regarder de loin et d’affirmer, ce n’est que ça. En réalité, elle est intéressante si on arrive à y voler. La colombe de la métaphysique ne peut pas voler dans le vide. Un bon métaphysicien comme Benjamin a retenu une leçon de Kant : il faut rester dans les endroits où c’est respirable. Il se fabrique des objets, très souvent culturels, des collections… C’est pour ça que mes chroniques à la radio étaient benjaminiennes. Sinon j’aurais fait des billlets relous, l’être et le non-être… »
Et de continuer : « Se maintenir dans les couches basses de l’atmosphère, malgré ses ailes énormes, et d’empêcher de contempler le néant de la mélancolie tout en haut. Une chronique sur la RATP va moins me déprimer que si j’écris une thèse sur un truc trop général . » Le marxisme de Walter Benjamin s’approche du Marx des profondeurs : la matérialité n’y est pas qu’un gros paquet d’atomes, mais un type d’apparaître spécifique, historiquement daté, à retrouver grâce à la dialectique.
Chez le philosophe allemand, le sommet absolu du discours marxiste est dans le discours esthétique, car c’est par son entremise qu’on arriverait à apercevoir la réalité du monde ancien et nouveau. Dans son texte sur son enfance berlinoise, il raconte la présence d’une sorte d'horloge sur la cheminée de sa tante qui met en scène des petits mineurs qui creusent dans une mine : « Le grand récit de l’exploitation industrielle a fini par une décoration bourgeoise. C’est par le kitsch et l'esthétique qu’on peut comprendre les rapports de classe du Berlin 1900. »
Aurélien Bellanger développe : « En général, je trouve que le stade esthétique est le plus haut auquel on peut prétendre. Ce n’est pas du tout un échec, c’est au-delà de la pensée. Une idée proche des intuitions de Wittgenstein qui défendait que ce qu’on ne peut pas dire, on puisse encore le composer sous forme esthétique. »
Carte de lecteur (1940) de Walter Benjamin pour la Bibliothèque nationale. Domaine public.
La langue de Benjamin, selon le romancier, est aussi grisante par sa dimension littéraire qu’horriblement difficile pour tout un chacun : « Origine du drame baroque allemand est un texte tellement remarquablement compliqué que j’ai acheté la traduction anglaise. C’est raccord avec sa théorie de la traduction qui dit qu’un texte traduit et le texte original sont à équidistance d’un troisième qui est écrit dans la langue des anges, inaccessible. »
Aurélien Bellanger est formel : « S’il exprimait les choses autrement, ce serait irrecevable. S’il argumentait ce serait terrible. Il y a le côté, à 13 ans, il a vu la lumière. C’est vrai que les grands philosophes ont aperçu la lumière à 13 ans et toute leur vie, servira à remonter discursivement au niveau de cette espèce de vision et en même temps de la déconstruire, parce que Benjamin n’est pas dupe que sa vision est particulière à son milieu bourgeois. Et néanmoins il a eu une sorte de fidélité, non pas à un surnaturel, mais à une mystique. »
Dans le seul texte où son ami, spécialiste de mystique juive, Gershom Scholem est explicite sur le sujet : « La question de dieu ne se pose pas pour Benjamin, c’est une évidence. » Et Aurélien Bellanger de nuancer : « De ce que je sais, il n’y a pas d’occurrence du mot dieu dans l’œuvre de Benjamin. Ce n’est pas sa question. »
Un Walter Benjamin mystique donc ? « Un ouvrage qui est souvent cité, mais qui est compliqué, car très apocryphe, c’est l’histoire d’une amitié de Sholem, constitué de relevés de conversations. On ne sait pas si Benjamin l’a vraiment dit, et à quel point il était sérieux quand il l’a affirmé, mais il aurait confié à son ami : "il n’y aura pas de métaphysique sérieuse tant qu’elle ne sera pas capable de rendre compte des arts de la divination" ».
Il y a en tout cas un Benjamin ésotérique. Sa tante qui s’est suicidée l’a initié à la graphologie. Il a aussi été un passeur du surréalisme, et en recherche constante de conjonction des contraires : « Il avait bien senti pourtant, c’est son terme, que ce premier choix était la bonne réponse, mais il avait aussitôt visualisé, comme une vague qui le submergeait, une solution beaucoup plus vaste à mon problème. Et la solution attendue n’aurait été qu’une réponse partielle, fermée et un peu plate. »
En plus de procéder par fragments, et à base de connecteurs assez ésotériques, Walter Benjamin est un philosophe qui n’argumente pas, « ce qui est très déstabilisant », explique Aurélien Bellanger. Un trait qui allait jusqu’à agacer l’exigeant Theodor Adorno dans son exil américain, ayant besoin des subsides tirés par les articles de Benjamin, et qui l’admonestait : « Refais ton texte, on n’y comprend rien. »
L’auteur de La théorie de l’information développe : « Leader du mouvement étudiant dans les années 1913-14, Walter Benjamin avait un bagou philosophique et une aura incroyable. Gershom Scholem raconte qu’il fixait un point de la pièce et s’exprimait. Les gens tombaient sous le charme de cette intelligence brute, naïve, primitive. Il restera toute sa vie le même. Quand il basculera dans le marxisme via Bertold Brecht, et malgré d’excellents maîtres, il continuera à parler d’ailleurs ». Chez Benjamin, la Logique n’est pas la Raison.
C’était comme si Walter gardait pour lui les liens logiques entre ses différentes pensées. Comme s’il existait un langage propre au génie qui serait la négation du langage : de l’ordre de la coprésence des choses, d’une saisie simultanée et silencieuse de la réalité sous toutes ses faces.
- Le vingtième siècle, d'Aurélien Bellanger
Dans les premières pages, Aurélien Bellanger met en scène l’oncle de Walter Benjamin, Wilhelm Stern, véritable inventeur du test de QI, le faisant passer à son neveu. Tout le monde reconnaît en lui le petit prodige dans sa manière d’interagir avec les gens et les choses, mais il échoue lamentablement à l’exercice dans la fictionnalisation de l’écrivain. « N’avait-il pas considéré la réponse la plus proche de la vérité, mais la plus éloignée d’elle — autant qu’il lui ait été possible de la voir luire faiblement, comme une constellation personnelle. Et cela, m’expliqua-t-il enfin, regardait moins l’intelligence que, à la manière justement d’un thème astral, notre véritable personnalité. Il en arriva enfin à cette conclusion que mon test relevait plus de l’art divinatoire que de la science expérimentale. »
Un abord très particulier des sujets qui lui ferme les portes de l’Université. Aurélien Bellanger commente : « Il avait quelque chose de trop compliqué qui m’émeut, car ça me rappelle, toute proportion gardée, mes difficultés en prépa à rendre de bonnes dissertations. C’est en général les élèves moyens qui font de bonnes dissertations. Les élèves un peu bons entrent dans de telles profondeurs de complexité, s’inventant des difficultés dès l’introduction. À la fin, exsangues, ils font une très belle introduction, et le reste, c’est une catastrophe. »
Un mode d’expression qui explique aussi sa forme fragmentaire : « J’évoque ce rapport au fragment dans une lettre envoyée à Karl Kraus. Les intelligences vraiment supérieures ont du mal à produire autre chose que des fragments, parce qu’elles sont l’influence de leur démon, au sens chrétien et grec du terme (le daïmon qui ralentit Socrate). » Et de citer des exemples : Wittgenstein, Nietzsche, Baudelaire, les romantiques allemands…
Pas de réussite académique, « norme de socialisation des génies », mais « une université privée », avec « une constellation d’intelligences autour de lui, pas vraiment un cercle de disciple, quelque chose de bizarre » : Brecht, Adorno, Sholem, Arendt… Mais surtout une œuvre de publiciste et de critique, dans la presse, les revues, et le TikTok de l’époque dans son caractère de nouveauté, la radio. Dès les années 20, il parle de Mickey Mouse.
Il existerait un outil tout terrain aux intelligences extrêmes que serait le roman avec sa grande mythologie du XXe siècle, de Proust à Musil, en passant par Joyce. Avec Walter Benjamin, ça ne fonctionne pas, nul roman dans son œuvre, mais il traduit Proust.
Un dernier aspect important de la personnalité de Walter Benjamin qui explique la forme de son œuvre, pour beaucoup posthume : son problème de mélancolie : « Il n’est pas assez structuré pour écrire des gros livres », développe Aurélien Bellanger. Tout son parcours révèle un trait caractéristique de vrai mélancolique : « À chaque fois, il va chercher l’obstacle. »
Aurélien Bellanger s’appuierait-il sur la figure de Walter Benjamin, pour proposer une critique, en creux, du rationalisme ? « Le problème c’est que toute critique du rationalisme scientifique donne le nazisme », répond l’auteur, et même d’ajouter : « À mettre un peu d’astrologie, on finit aussi nazi. Il y a un continuum. Je vais être beaucoup plus radical que ça, car je pense que trop de naturalisme donne encore le nazisme. »
L’allemand renverse les perspectives, « au lieu d’expliquer de façon normale, houellebecquienne dans son côté premier degré du naturalisme, il développe que si le naturalisme est à ce point compatible avec une pensée bourgeoise, que même un révolutionnaire comme Auguste Blanqui y souscrit au bout du compte, ça veut dire qu’en dernière analyse, le naturalisme est faible. » En résumé, il fait un lien entre la science, ou plutôt le réductionnisme scientifique, et la société bourgeoise.
Les idées (au sens platonicien) ne sont pas le refuge du semblable, mais la synthèse des extrêmes.
- Le vingtième siècle, d'Aurélien Bellanger
L’auteur tempère néanmoins : « On imagine être dans une boutique ésotérique qui vend des bouquins sur la spiritualité quantique, ce n’est pas du tout ça chez Benjamin. »
Ça renvoie plutôt à un regard sur ce fameux « enfer bourgeois » : « Jeune, je me dis qu’il faut que j’écrive des livres, c’est mon destin de la moyenne bourgeoisie d’où je suis issu. Et un moment, je tombe en mélancolie à 20 ans, parce que je découvre que les ouvrages sont déjà écrits. C’est le sens de la première phrase du roman : “Le diable, je l’ai rencontré, c’est un bibliothécaire.” J’ai grandi dans cette forte mélancolie du paradigme bourgeois qui explique complètement le nihilisme d’un Houellebecq par exemple. Ce sont des gens qui souscrivent au naturalisme sage, et Walter Benjamin est une brèche. Je ne dis pas du tout comment elle est exploitable en revanche. »
Francesca Mantovani © Editions Gallimard.
Si Aurélien Bellanger avait dû rendre une thèse sur Walter Benjamin, il aurait travaillé sur le philosophe allemand et Leibniz : « Il y a du bibliothécaire Leibniz chez Benjamin dans son approche encyclopédiste, comme plusieurs références à son concept de monade. Dans ses premiers écrits, avant d’y revenir dans ses derniers aphorismes ». La monade est l’unité métaphysique ultime, une sphère, qui est un reflet de la totalité.
Le concept rejoint l’idéal du critique au sens benjaminien. Aurélien Bellanger décrit : « Plus on creuse quelque chose, plus la globalité du monde nous est révélée, anamorphosée par cette chose. La monade est un universel particulier. C’est une invention métaphysique géniale, car très facile à imaginer : une sphère dans laquelle le monde se reflète. Plus on zoomerait dedans, plus il y aurait de morceaux du monde, et par inférence successive, on pourrait retrouver l’entièreté du monde. »
Le concept de monade repris par Walter Benjamin, « c’est le moment où se cristallise quelque chose dans un rapport entre le présent et le passé, soit la définition de ce que Benjamin définit comme le messianisme. Notre grandeur métaphysique et notre grande misère, c’est que le seul rapport à cette vérité que nous pouvons atteindre nous tombe sous la forme inanimée d’une image. L’unique manière qu’on a de rendre visible les instants où le temps se laisse traverser, sont des moments de pétrification. Cela ne se donne que mort, ce qui correspond assez bien à la photographie selon Benjamin. »
Il donnerait tout le roman réaliste français pour une seule page de Dickens décrivant un arbre de Noël et poussant le matérialisme de la description si loin qu’il le faisait basculer dans le monde du rêve.
- Le vingtième siècle, d'Aurélien Bellanger
On l’aura compris, le Walter Benjamin d’Aurélien Bellanger n’est pas la caricature de l’intellectuel à la Adorno ou Horkheimer, ses camarades : « Sa philosophie est d’emblée littéraire. Je comprends que les gens reconstituent les arguments, la cohérence de la pensée de Benjamin, mais ce qui me plaît, c’est la force d’apparaître, sa singularité. » L’auteur fait un parallèle entre Benjamin et Socrate : pas d’œuvres écrites, aucun système à la Hegel ou Heidegger, deux philosophes de l’oralité, avec pour Benjamin une oralité du XXe siècle (correspondance, articles dans les journaux…), forcés au suicide tous les deux…
Enfin, une idée de Theodor Adorno, mais qui vient de Benjamin : en dernier lieu, l’objet de la philosophie est de ramasser des paradoxes, trouver des énigmes, non pas les résoudre. Il n’y a pas d’au-delà de l’énigme : « Fabriquer des sphinx qui tiennent le coup ».
Ce serait un Adam tardif, un Adam dialectique : non pas celui qui nommerait les choses, mais qui nommerait les paradoxes.
- Le vingtième siècle, d'Aurélien Bellanger
Le suicide de Walter Benjamin renvoie à l’Histoire de l’Allemagne, de l’Europe, et plus généralement de la première partie du XXe siècle, marquée par ses deux guerres mondiales. Aurélien Bellanger voit dans ce siècle une borne particulière de l’Histoire de l’Occident et du Monde : « D’abord, c’est devenu une ressource. Si on est progressiste, on va soulever l’horreur de ce qui s’est déroulé, et si on ne l'est pas, le Prince y lira un répertoire élargi, bien cynique, pour diriger : famine de masse, génocides… »
L’auteur est formel : « On ne peut pas faire comme si ce n’était pas l’un des siècles les plus importants de l’Histoire de l’humanité. On a passé mille ans dans les ruines de l’Antiquité à réfléchir à ce qu’elle a été et je pense qu’on va passer mille ans à méditer sur ce qu’a été le XXe siècle. C’est un siècle d’allégorie. On peut en dégager un concept, dans l’idée d’un essai contestable de Philippe Muray, Le XIXe siècle à travers les âges. »
Il pousse la réflexion dans le livre « de manière volontairement provocatrice, mais si on est un théologien sérieux, il y a un moment où on se demande, pourquoi Dieu décide d’apparaître là. Ça nous oblige à considérer que l’Antiquité au Ier siècle est une étape singulière. C’est un point de vue un peu bizarre (rires). »
Et de continuer : « Ça va innerver toute la pensée occidentale, en tant que ressource jusqu’à Robespierre qui l’a fait revivre dans ces discours à la Chambre. Le continent s’en jugera inférieur jusqu’au retournement dans le concept de progrès. Le XXe siècle, avec cette marque d’infamie absolue qu’est la Shoah, est totalement dans une sorte d’économie mystique, comme inverse de l’apparition de Jésus. Jésus était juif et on va supprimer les juifs. Par cette empreinte, elle échappe aux siècles ordinaires. »
Il quittera bien en revanche l’Allemagne possédée en 1933 pour hanter la BnF en quête de son Livre des passages, constitué seulement de collage, inachevé. S’il se présente à un tas d’intellectuels, Georges Bataille, Marcel Jouhandeau, Emmanuel Berl…
L'hybridation ne va pas se faire « pour une raison simple » : « Les Français sont un peuple léger et méchant, loin du premier degré allemand. Benjamin, qui a l’air si aérien, angélique à Berlin, devient à Paris un type un peu obèse. Il traîne à la BnF et les gens se moquent de lui, parce que c’est un allemand qui parle un français ralenti, et qui dit toujours “tiens, tiens.” Son surnom c’est « tiens tiens, c’est intéressant. »
La sociabilité de Walter Benjamin est extrêmement intellectuelle, autour d’un petit cercle d’amis juifs assimilés de la moyenne bourgeoisie berlinoise. À Paris, il ne trouve pas sa place, car « pour l’exprimer bêtement, on ne peut pas être un bon intellectuel en France si on n’a pas des qualités mondaines, sauf quelques très rares exemples. La pensée ici est quelque chose de public. L’identité allemande est, plus provinciale, avec l’importance des Länder. » À quoi s’ajoute son statut d’exilé.
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Cependant, Aurélien Bellanger ne souhaite pas que Walter Benjamin reste cantonné à son image de « pauvre juif allemand traqué par l’hitlérisme, qui se suicide, petit bossu maladroit qui a pas de chance ». Ce serait oublier son beau réseau d’amis, et la maîtrise de son champ. Mais de nuancer : « Je suis allé à Portbou, ville de la frontière espagnole où il s’est donné la mort en septembre 1940 à 48 ans, et j’ai été ému. Je ne suis pas complètement froid face à son décès. » Walter Benjamin refusera de quitter l’Europe, se sentant avant tout un intellectuel européen.
Le cénotaphe de Walter Benjamin à Portbou. (CC BY-SA 3.0).
Crédits photo : Francesca Mantovani © Editions Gallimard
Par Hocine Bouhadjera
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1 Commentaire
L' albatros.
08/03/2023 à 13:04
Passionnant.
Merci à vous pour ce bel article , ' au cœur du temps'.