Le grand lyrique devant l’éternel, Patrick Grainville, a trouvé depuis quelques romans, un sujet propice à ces fulgurations : la peinture. Falaise des fous racontait une France par l’entremise du face à face entre Claude Monet et Gustave Courbet sur les falaises d’Etretat, Les Yeux de Milos, le triomphant Picasso et le torturé Nicolas de Staël sous le soleil d’Antibes. Trio des Ardents relate cette fois-ci une soixantaine d’années par le prisme de trois artistes vibrants.
Le 09/01/2023 à 17:52 par Hocine Bouhadjera
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Le roman commence dans les années 30 pour s’achever 60 ans plus tard. Face au formalisme abstrait américain devenu la doxa d’après-guerre, deux géants du figuratif : Alberto Giacometti et Francis Bacon. Au milieu, la ravageuse Isabel Rawsthorne. Modèle pour les deux hommes, elle fut une peintre à part entière. Femme libre et sensuelle, elle réunit l’obsessionnel et « abominable Homme des Grisons » avec le torturé et exubérant auteur de l’Étude d’après le portrait du pape Innocent X par Velázquez.
Dans son écriture, plus aussi paroxystique qu’à ses débuts, mais toujours aussi peu économe, Patrick Grainville bénéficie de ses vies terrestres et mentales « ardentes » d’artistes, et des créations qui en ont résulté : « Si l’objet de l’écriture, c’est seulement l’imagination, on est en roue libre. Devant des tableaux, la langue doit s’exercer », confie l’écrivain. Entre des descriptions d’œuvres souvent virtuoses, passent Marguerite Duras, Lucian Freud, Samuel Beckett, le journaliste Sefton Delmer, Robert Capa…
« Je suis la Vie »
« J’ai d’abord été fasciné par Isabel Rawsthorne », explique l’auteur du Baiser de la pieuvre, et d’ajouter : « C’est elle qui m’a amené à Giacometti quand j’ai découvert qu’elle a été sa compagne, puis qu’elle a été la seule femme qui a couché avec l’homosexuel Bacon. » Celle qui rencontra Alberto Giacometti à l’Académie d’art de la Grande Chaumière à Paris dans les années 30, se caractérise dans sa jeunesse par une remarquable beauté alliée à une sensualité assumée.
Amante du peintre André Derain, maîtresse de Bathus, sculptée par Jacob Epstein non sans érotisme… « Les mains sur les hanches, les mamelons forts, droits devant. On la dirait sur le point de bondir dans une lutte d’amour. L’aplomb superbe. Sans provocation. C’est moi, face au destin. Je suis la Vie. »
Francis Bacon. Études d'Isabel Rawsthorne (1983). Huile sur toile, en deux parties, chacune 35 x 30 cm. cea + (CC BY-SA 2.0).
La fascination pour la ravissante artiste infuse jusqu’à Picasso, qui réalise des portraits d’elle. En retour, cette dernière refusera toujours ses avances. Peintre figurative, elle fait des portraits de Bob Dylan, de ses maris, de danseurs qui l’ont envoûté ; des œuvres érotiques par transparence. Une peinture floutée…
Mais problème : « Elle avait deux amis gigantesques, Alberto Giacometti, Francis Bacon, dans une époque de la plus-value du peintre masculin. Son œuvre est moins dévastatrice, révolutionnaire des formes que chez les deux autres. Le corps chez Hawthorne, c’est comme celui d’Édouard Vuillard et d’autres post-impressionnistes. Ses deux amis explosent la forme. Mais je pense qu’ils n’ont pas reconnu son travail à sa hauteur. »
Jeunes, Isabel Rawsthorne et Alberto Giacometti ont été amants, même si le Suisse « n’était pas simple de ce côté-là ». Il exécute des sculptures très idéalisées d’elle, avant qu’elle ne reparte en Angleterre durant la défaite française de 1940. Elle croise Francis Bacon sous les bombes allemandes. Le « coup de foudre amical, de tempérament », entre les deux Britanniques s’accomplit à Paris en 1946 : ils sont libres et libertins l’un et l’autre. « Il est provocateur, ça l’amuse. » Bacon réalisera des portraits d’elle.
Dans les années 60, alors que le peintre de Crucifixion organise son importante exposition anglaise à la Tate Gallery, Rawsthorne programme à Londres la rencontre de Bacon et Giacometti.
« J’ai souhaité imaginer leurs amours, car je suis un écrivain qui raconte les déchaînements érotiques et amoureux. Giacometti était un grand passionné, et Francis Bacon, assez violent dans ce domaine. » Mais à part Isabel Rawsthorne, qu’est-ce qui relie le fêtard anglais né en Irlande et le bourreau de travail suisse ?
D’abord, ce sont deux grands figuratifs de la distorsion. Chez Bacon, « des mufles très animalisés de ces modèles, mais dans des décors agencés. Avec des couleurs, des monochromes précieux. Des visages très déformés, des corps écrabouillés dans des structures curvilignes, géométriques ; des quadrilatères de verre. Au milieu de ces réceptacles : la copulation, le carnage, le crime, la fièvre, la chair… » Ce scorpion aimait les voyous avec qui il vit des relations violentes et dévorantes. La plus emblématique, avec le boxeur, George Dyer, qui se suicide en 1971, juste avant la grande exposition du peintre anglais au Grand Palais, avec la présence de Georges Pompidou.
Masochiste, alcoolique, dépensier, prodigue, extraverti, provocateur, colérique, raffiné, railleur, drôle… « Pour un romancier, Bacon est un bon client », confie l'académicien français : « Il en fait des tonnes, c’est un fonceur scandaleux. Il se met dans des situations limites, se bat avec ses amants. À Tanger, il se fait agresser, côtoie les frères Krays qui sont de célèbres criminels. Il traîne tard, boit beaucoup, dort très peu, et retourne au travail avec passion dans son atelier, nº 7 de la rue Reece Mews ».
Francis Bacon. Triptyque - À la mémoire de Gregory Dyer (1971). cea + (CC BY-SA 2.0).
Cet amoureux de Monet pour ses couleurs est un peintre tardif. La révélation se produit lors d’une exposition de Picasso dans les années 30 à Paris. Il travaille sur photo et sans dessins préparatoires, et explique faire de la peinture « en espérant se choquer ». Selon Patrick Grainville, il donne « une structure, une forme, au chaos », et rend une beauté disharmonieuse. Sa première exposition individuelle est organisée à Londres en 1949, il a déjà 40 ans.
A-t-il progressivement basculé vers le bon goût ? « Je le dis de façon un peu polémique. Il déforme moins les visages plus tard quand il fait le portrait de célébrités comme Mick Jagger ou Michel Leiris par exemple. » Une figure plus facile à mettre en scène, alors que Giacometti est plus mystérieux dans son art tracassé, sa sexualité, son rapport aux femmes.
Deux ambitions de capter la réalité
« Le Suisse commence par un surréalisme que j’aime moins, à base de formes géométriques », développe Patrick Grainville, et continue : « Quand il est dans la figuration, il est unique, comme Monet lorsqu’il quitte la représentation. Chez les grands, on voit ce moment de rupture, ils mûrissent, renouvellent les choses. » Il est un figuratif « très transformé », comme Francis Bacon est non-narratif.
On pense immédiatement à ces longs corps célèbres, malingres, écorchés, apocalyptiques, dénudés : « Il est certes aussi bavard que Bacon, mais c’est plus dur d’entrer dans ses impasses, ses perplexités. Un type très compliqué ». Le natif de Stampa vit modestement rue Hippolyte Maindron à Paris, une impasse. Son frère Diego habite en face, et réalise le travail artisanal pour Alberto : les patines, les structures…
Marié à Annette, rencontré en Suisse et ramené à Paris, il consacre sa vie au travail, à la poursuite d’une quête, l’idéal de son art, échouant beaucoup, longtemps gêné par un trop grand savoir. Il s’entête, en obsessionnel, mange des œufs durs et boit du vin. D’autres personnes participent à l’existence de celui qui mourra en janvier 1966, et poseront pour lui, comme le japonais, Isaku Yanaihara, ou Caroline qu’il rencontre dans une de ces sorties nocturnes.
Elle est fascinée par ce possédé, d’habitude entourée de voyous à l’horizon bouché. Il lui offre une voiture de course.
Alberto Giacometti. L'objet invisible (mains tenant le vide), 1934. National Gallery of Art East Wing. David et Jessie Cowig (Domaine Public).
« Des vagabonds tous les deux sur le plan amoureux », résume Patrick Grainville en parlant des deux artistes. Une autre réalité saute aux yeux devant les deux œuvres : il s’agit de deux expériences de mort portées par deux hommes d’une grande vitalité. Giacometti raconte une expérience décisive qu’il vécut en 1945.
Un jour, au cinéma, il y eut une scission : « Au lieu de voir les personnages sur l’écran, j’ai vu des vagues taches noires qui bougeaient. Je regarde mon voisin et le vois comme je n’avais jamais vu. Dehors, le boulevard Montparnasse s’est transformé. Tout était autre : la profondeur, les objets, les couleurs, le silence. Tout me semblait nouveau. La réalité était devenue un inconnu merveilleux. » Post-adolescent cette fois, il assiste à la mort de celui qui l’accompagne, Van Meurs, au milieu d’un voyage. Cette scène inaugurale conditionnera son futur.
Dans un second écrit où il relate son expérience mystique, il explique encore : « Il y eut une transformation de la vision de tout, comme si le mouvement n’était plus qu’une suite de points d’immobilité. Une personne qui parlait, ce n’était plus un mouvement, c’était des immobilités qui se suivaient, complètement détachées les unes des autres. Des moments immobiles qui pourraient durer après tout des éternités. (...) Ça entraînait l’idée du mécanisme. Je ne peux à présent faire qu’une femme immobile et un homme qui marche. »
Francis Bacon, de son côté, pense que l’humain est fondamentalement mauvais. Quand on découvre son œuvre seule, on se dit que cet individu ne va pas bien du tout. Patrick Grainville réagit à ce sujet : « Un ami me disait, c’est sombre Bacon. Tu rêves ! Du vert pomme, du bleu, du rouge du sang, de la chair rose bonbon… » La première période est en revanche « noire, sale, mal peint, je l’aime beaucoup ».
Pour les deux, on a donné des interprétations psychanalytiques « à la va-vite » : pour l’anglais, les mauvais traitements de son père et des scènes traumatisantes. Pour le Suisse, l’influence de la matriarche. Selon Patrick Grainville, ces explications sont réductrices. En revanche, il s’intéresse tous les deux à l’inconscient, et pensent que les chefs-d’œuvre, jamais purement illustratifs, sont les représentations les plus valables de la réalité.
Pour Michel Leiris, qui a connu les deux artistes, le réalisme est « le désir subjectif d’aboutir sans inflation à quelque chose qui aura du moins autant de poids que la réalité ». Il parlait également, pour décrire leurs oeuvres, d’« une phénoménale présence ».
Erhard Wehrmann et Alberto Giacometti à la Biennale de Venise 1962. Kunststiftung Poll (CC BY-SA 3.0 de).
Francis Bacon confiait en 1975 : « On ne peut pas savoir comment on réussit un tableau, car dès que l’on sait, on commence tout de suite à faire de l’illustration. C’est forcé d’être inconscient. » Il cherchait à « attraper les accidents », conscient que sa création jaillissait de sa « part d’ombre ». Alberto Giacometti a beaucoup évoqué ses rêves, en ancien surréaliste.
Des points communs encore donc, mais pas suffisant, puisque ce dernier n’aime pas l’œuvre de Bacon et l'anglais reste assez étranger à l’œuvre du Suisse. « Les deux ne veulent pas donner les clés de leur art, d’ailleurs ils ne les possèdent pas », ajoute le prix Goncourt 1976.
« Ça résiste »
On revient à la question : pourquoi donc ces deux peintres, outre leur lien avec Isabel Hawthorne ? Pour défendre la peinture figurative, « dans une période vouée à l’art abstrait », et aujourd’hui, à la « performance ». Face aux grands Américains de l’époque, comme le naturalisé Willem de Kooning ou l’important Jackson Pollock, Patrick Grainville soutient un point de vue, en ayant toujours en tête la vérité inverse comme tout bon Gémeaux : la figuration est plus exigeante que l’abstraction, et par là, plus séduisante quand elle atteint son but.
« Figurer, c’est très vite faire des conneries, tomber dans la peinture de papa », défend l’auteur des Flamboyants, et de compléter : « Ça me fascine que ces artistes puissent, dans la figuration, inventer, être géniaux, bouleverser les formes, choquer, heurter, surprendre. Ils façonnent une figuration dans la figuration. Après, dans l’abstrait comme partout, il y a des bluffants et beaucoup de déchets. » Se posent également les critères de jugement de l’art abstrait : « La figuration passe de l’art pompier, classique, puis se déforme un peu, tremble, se pastille, se pointille avec l’impressionnisme, etc. Pour l’abstrait, c’est plus compliqué, entre 4 lignes, un monochrome, un monochrome total… »
Fondamentalement, les deux provocateurs se sont détachés de l’esprit de l’époque, incarné dans l’ouvrage par le couple, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, et l’existentialisme : « On a essayé de diriger Giacometti vers les grandes théories de l’après-guerre. L’Homme détruit, spectre, après Hiroshima, l’Holocauste. L’Homme post-atomique qui marche, l’icône d’une ère terrible post-nazi. Il a rejeté toutes ces interprétations. »
Francis Bacon de même, qui pensait que l’humain n’était pas libre face aux jaillissements de son système nerveux. En face, l’auteur de l’Être et du néant, et sa mise en valeur de la responsabilité face au « salaud sartrien » qui se réclame du déterminisme.
Isabelle à l'atelier d'Alberto Giacometti. 1949. Adrien Scottow (CC BY-SA 2.0)
Pourquoi, depuis maintenant trois ouvrages, Patrick Grainville a choisi de raconter les XIX et XXe siècles à travers ses grands peintres et leurs chefs-d’œuvre ? « Je suis un visuel », confie-t-il : « J’ai commencé par peindre, J’ai mis de la peinture partout, on m’a passé à l’eau de javel, j’ai arrêté. J’ai été nettoyé de la peinture. Avec le recul, j’ai vu qu’il fallait faire ses gammes, faut apprendre. On apprend à écrire mais on écrit déjà, puis on apprend en écrivant. La peinture est plus proche de la musique. Après j’ai des amis peintres qui n’ont jamais appris à peindre mais qui font autre chose que de la figuration, des perspectives… »
Il adjoint : « En vieillissant, je suis devenu plus contemplatif. J’aime admirer la peinture, la visiter. Ce sont des plaisirs esthétiques, métaphysiques face aux grands tableaux. »
En tant qu’auteur à qui on a demandé des textes pour des ouvrages d’exposition et autres contributions, il a pu découvrir des ateliers et leurs « fascinantes mixtures », ou encore rencontrer des collectionneurs : « L’écrivain n’a que son stylo, quand les peintres, les sculpteurs sont dans la matière, dans le pigment. Tout un travail artisanal que l’on voit chez Rawsthorne, Giacometti et Bacon. L’écriture est désincarnée. L’écrivain s’appuie sur un système de signes. Un Français et un Allemand aperçoivent le même tableau, c’est un langage universel. »
À LIRE: Entre Bacon et Giacometti, Isabel Rawsthorne
Un véritable défi de trouver des mots pour Alberto Giacometti qui n’en trouve pas ou pour Francis Bacon qui n’en veut pas. « Ça résiste », résume-t-il. Travailler sur des figures réelles, c’est aussi participer à des conversations imaginaires : « Je ne suis plus tout seul. Quand je travaille avec ses deux artistes, je me dis que j’aurais pu les rencontrer, travailler avec eux. Il n’y a plus la solitude de l’écrivain. »
Crédits photo : Bénédicte Roscot / Éditions du Seuil
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
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