#LectureetLittoral – Lecteur itinérant, Marc Roger parcourra 5000 km à pied sur les bord de l’Atlantique, ne marquant de pauses que pour lire… ou ramasser des déchets. Ce voyage d'une année, de ville portuaire en ville portuaire, évoquera le monde marin et balnéaire, ses richesses, ses beautés et ses périls, ses enjeux écologiques, économiques, culturels et touristiques.
Me semblent déjà loin...
Les dunes de la Pointe du Touquet au débouché de la Baie de La Canche. Le travail du vent sur l’estran parcouru de ces grains qui remontent la plage en un tapis roulant de sable courant à l’assaut des oyats aux rhizomes profonds, plantés là pour fixer les mouvements de la dune et offrir la courbure de leurs tiges en un velours vivant moiré de blond, d’argent, d’éternelle méharée qui avance immobile.
Ma surprise à l’entrée de la baie de Somme juste avant Le Crotoy.
Depuis tôt le matin, je marchais sous un ciel sans nuages. Bien qu’il fît trois degrés au-dessus de zéro, la lumière aveuglante me brûlait le visage. Je m’étais protégé d’une cagoule de cycliste et j’avançais confiant de solitude à l’écoute du silence au milieu de mille bruits. La rumeur continue, basse de ton, du ressac, les aigus de l’écume.
Puis, la mer s’était retirée, réduite à cette heure avancée de l’après-midi, à une ligne très mince tout au bout des vasières que peu à peu gagnaient le vert gras foncé des salicornes et celui proche de la feuille d’olivier de l’obione. Le soleil déclinait et préparait son heure de gloire dans un mille — feuille de miroirs, quand j’aperçus à contre-ciel, huit silhouettes — je les comptai — elles étaient minuscules, mais dans cette immensité surabondante légèrement incurvée sur ses bords du fait de la rotondité de la terre, elles devenaient reliefs qu’au prime abord j’identifiais pêcheurs à pied ou cavaliers rompus aux pièges de la Baie.
Jumelles vissées aux yeux, j’observais huit mouflons — de méditerranée selon l’un des panneaux didactiques du Parc du Marquenterre — paissant paisiblement dans les ors du couchant. J’apprenais également que leur introduction en Baie de Somme remontait aux années 80 pour compenser la disparition du lapin de garenne décimé par la myxomatose. Le lagopède, alors, gourmand de pousses d’argousier, contenait l’invasif épineux de ce milieu dunaire contre lequel nous ne savions que faire.
Quelques mètres plus loin, regagnant les hauteurs qui encerclent la baie, ne pouvant deviner leur présence, je me trouvai soudain face au troupeau d’une centaine de femelles et de mâles confondus aux agneaux, toutes têtes tournées vers moi, éventé. D’un même corps dédaigneux, ils poussèrent vers le nord en m’offrant la blancheur de leurs fesses.
Ce moment d’allégresse à la fin d’une journée harassante de marche quand un flot d’endorphines vous submerge. Roselières, marécages, sable mou, tourbe lourde, quel que soit le chemin sur lequel je m’engage, je ne marche plus, je vole, tête enfin libérée de pensées inutiles, je me fonds aux odeurs minérales, tout mon corps transformé en fenêtre laisse entrer les rayons du couchant.
Mon allure est gracieuse, rougeoyante, c’est du moins ce qu’en pense ce couple croisé à l’approche du Crotoy.
– Oh, dites-nous ! vous allez loin comme ça ?
– Jusqu’à Hendaye ! »
Ma réponse les surprend. Désireux d’en savoir un peu plus, intrigués, ils s’arrêtent. Découvrant peu à peu le voyage que je fais, ils me posent un torrent de questions sur les textes que je lis, dans quels lieux et devant quels publics. S’improvise un salon sur la laisse de mer. Lecture et Littoral À la limite... transfigure la rencontre. À mon tour de mener mon enquête. D’une voix touchante, Isabelle me confie :
– Voyez-vous, Dominique, mon époux, toute une partie de sa vie professionnelle, a été directeur commercial chez un grand fabricant de peinture. Voici quatre ans, tu partais à la retraite, hein, chéri ? » lui demande-t-elle pour avoir permission de poursuivre. Il acquiesce du regard de celui qui admire son épouse professeur de sciences physiques en lycée. « Depuis, il apprend un poème par jour. Le soir, quand j’ai fini de préparer mes cours, il me récite de mémoire le texte appris par cœur ! »
Troublante confidence à l’inconnu qui passe sur la gravière du Crotoy. Je demande à cet homme auquel j’adresse un sincère compliment, s’il veut bien m’honorer d’un poème. Le chenal se vide, ses eaux grises s’en vont vers le large enflammé. Il hésite, puis il cherche lequel réciter, là, devant le soleil qui sombre. Tous trois tournés vers le couchant, lui, moi et sa femme qui l’écoutons nous déclamer Le coucher du soleil romantique de Baudelaire.
Que le soleil est beau quand tout frais il se lève,
Comme une explosion nous lançant son bonjour !
— Bienheureux celui-là qui peut avec amour
Saluer son coucher plus glorieux qu’un rêve !
Je me souviens ! J’ai vu tout, fleur, source, sillon,
Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite...— Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite,
Pour attraper au moins un oblique rayon !
Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ;
L’irrésistible Nuit établit son empire,
Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;
Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
Des crapauds imprévus et de froids limaçons.
– Les fleurs du mal : Les Épaves
Me semblent déjà loin...
La Baie de Somme, ses horizons de ciel, de mer et de polders, mêlés à des lumières de sable à marée basse où l’infini déborde.
Et d’un coup, la rupture.
Cayeux-sur-Mer, la bien-nommée Cailloux-sur-Mer, son tonnerre de galets noir ébène arrachés aux falaises qu’on devine plus au sud vers Ault. Le littoral se dresse et l’œil suit le mouvement. Celui-ci ne cherche plus l’horizon au lointain, l’horizon est au bord des paupières. Des platures de l’estran, l’œil se frotte au rideau de calcaire blanc dit albâtre vu de loin. Or de près, ce ne sont que des poches d’argile ocre qui dévissent du socle Crétacé supérieur. L’alternance des périodes de gel, de sécheresse et de pluie, rétracte, fissure, gonfle et lessive les argiles du plateau où le lin, la betterave, la pomme de terre, le maïs, le blé, et le colza font la richesse des grandes exploitations agricoles à 50-60 mètres au-dessus du niveau de la mer qui ne cesse de leur prendre du terrain.
Changement climatique. Digues de protection des centrales nucléaires tout le long de la côte détournant les courants de leurs flux habituels, surexploitation du galet que l’on pensait inépuisable, extension du port industriel du Havre, toutes les raisons sont invoquées les unes après les autres. À des degrés divers, toutes concourent au recul du trait de côte.
Ponctuée de discrètes valleuses où l’eau vive des fleuves vient défier l’eau de mer, la falaise verticale, tranchée au cœur, nous montre à livre ouvert une centaine de millions d’années de coccolithes accumulées, rognures de carbonate de calcium, dentelle finement ouvragée quand on l’observe au microscope, plus trivialement considérée comme une pelade produite leur vie durant par les coccolithophoridés, algues constitutives du phytoplancton. Cette biologie figée, cet océan de craie, repris vague après vague, marée après marée par la Manche vivante d’aujourd’hui.
Le GR 21, trop sage dans son parcours, voudrait me faire passer sur les hauteurs, mais je déteste marcher sur ces terrains où règne la dictature de Monsanto, ses semences stériles enrobées de pesticides et fongicides rouges, farine de mort aux rats promises aux boulangeries de France et de Navarre inféodées. Les exploitants sûrs de leur fait épandent du lisier de vache. Ça pue la merde et nous prépare les algues vertes du prochain été. La fine poussière de leurs engrais envahit l’air légèrement tiède de cette semaine ensoleillée.
J’aime encore moins leurs villages où l’on entend la tourterelle. Ça sent son pavillon de lotissement, sa pancarte « Attention, chien méchant », sa cigale accrochée à la porte, de surcroît, je déteste les thuyas, ces murailles acides qui n’accueillent ni passereaux ni rien d’autre qu’eux — mêmes. À ceux-là, je préfère les oiseaux maritimes qui s’appellent entre mer et falaises, le choucas entre-deux, mi terrestre -mi-mer, corvidé court de corps au cri sec et nerveux dont la femelle pond ses œufs dans les trous de la pierre.
Mais piéton passager des platures je m’alerte d’un remous dans le sable et traverse une source d’eau douce résurgente au niveau de la mer. Jadis, ici, les femmes de la valleuse s’y retrouvaient pour y laver leur linge, quand les Allemands, 40 mètres plus haut, faisaient construire en 42 à grand renfort de déportés aux ordres de l’ingénieur du Troisième Reich Fritz Todt, le Mur de l’Atlantique pour défendre la côte du débarquement des troupes alliées qu’ils redoutaient et qui les balaieront au prix de milliers de morts. Sans compter l’érosion et la montée des eaux donnant à ces bunkers, dépris de leur fureur, d’inconvenantes postures d’autruches avec leurs fondations offertes aux nues et aux falaises qui reculent.
Je me surprends à ne plus souhaiter la compagnie des hommes. Avant d’y revenir, il me faudra des heures dans les effondrements de craie, de terre et de silex, des heures dans la dissolution des carbonates et l’érosion des grès, dans la lenteur des bigorneaux à tracer leur chemin dans le sable, et peut-être des siècles à me fondre au chanfrein d’un mammouth moussu venu boire à la mer.
Reviennent enfin les hommes. Ici, surtout des femmes.
Angélique de Quend. Vanessa de Boismont. Odile d’Ault. Henriette de Quiberville. Hélène de Sotteville-sur-Mer. Simon de Criel-sur-Mer qui a ce mot — « Soyez le bienvenu dans notre lieu de bientraitance ! »
Toutes et tous, bibliothécaires investis pour que vive leur village, inventant mille astuces, randonnées, pique-nique au chaud du mur ensoleillé de la Chapelle de Saint Julien L’Hospitalier et sa Légende écrite par Flaubert, ateliers de dessin, expositions de photos, de gravures, sur la Mer et Jules Verne, tricotage de poulpes géants accrochés au plafond, méduses et algues dessinées sur les vitres et les portes, marque-pages avec l’heure et le thème du spectacle distribués aux enfants à l’école, affichettes à la caisse des commerces, tracts donnés de la main à la main, glissés au fond des boîtes aux lettres, construction de navires en carton, court-métrage « Australopithechnologie » et cet humour grinçant d’adolescents de la MJC de Fécamp sous la direction de Benoît Valot et de Vivre en Transition qui fera rire toute la salle en singeant notre vie connectée H24...
.... réseaux sociaux de salive et de chair selon ce vieux et bon bouche-à-oreille, quand certaines et certains pensent avoir soulevé des montagnes en usant uniquement de Facebook et de mails ; Jean-Marie bénévole de l’antenne Surfrider Foundation Europe 76, Don Quichotte de la Seine-Maritime dans l’action de collecte de déchets...
... sur 18 kilomètres, de la plage des Grandes Dalles de Sassetot-le-Mauconduit jusqu’aux ruelles de La Côte de la Vierge en dessous de La Chapelle Notre-Dame du Salut de Fécamp, il épingle tout ce qui traîne de bouteilles, de canettes, de gobelets, de la pointe ferrée de son bourdon de Compostelle fait de bois d’olivier et de chêne, tête baissée dans le vent qui ne cessera une seconde ce jour-là...
... le lendemain, grâce à lui, je lirai Les Villes invisibles d’Italo Calvino, L’Écologie en bas de chez moi de Iegor Gran, Pouet, un album hilarant de Claire Garralon ; ou encore le dimanche, en compagnie de Pascale et des cyclistes d’E-Caux Mobilité, sur le quai du bassin Bérigny dans ce lieu de lumière et de mouettes nommé Bout des Menteux, Le Chalut de Jean Richepin, poème lu à portée de tympans d’une assemblée d’anciens pêcheurs debout en cercle, indifférents et sourds à la beauté d’un texte qui évoquent les poissons que pêchaient leurs aïeux il y a cent vingt ans quand turbots, plies, harengs, maquereaux et merlans emplissaient les filets à foison.
Mais me tairai sur celles et ceux — il y en a, et bien plus qu’on ne le pense — qui considèrent Lecture et Littoral avec des yeux enamourés de déesses normandes à la vue d’un TER passant au large de leur pré. Paix éternelle à leurs deux estomacs, je suis payé d’un grand bonheur à marcher aux côtés de Cécile. Cécile des Villes Sœurs.
Coordinatrice des bibliothèques du réseau des Villes Sœurs, dont font partie Ault, Mers-les-Bains, Le Tréport et Criel-sur-Mer. De l’une à l’autre de ces quatre stations balnéaires et portuaires, deux jours durant, Cécile accompagnée de deux lectrices, marche avec moi sur le GR du littoral. Nous descendions vers la valleuse de Criel-sur-Mer. Nous en étions encore au vouvoiement de circonstance quand après moult remontées et descentes des prairies-belvédères en bordure de falaises, À la limite... de la mer, de la terre et du ciel, la fatigue des jambes gagnant, notre échange devint confidence sur ces rêves secrets dont on ne parle à personne.
Cette missive qu’elle m’a écrite après Lecture et Littoral sur le chemin des Villes Sœurs...
« Cher Marc,
Je reprends notre conversation comme si je marchais avec toi à Criel, ce vendredi. Tu me demandais quel chemin pourrait être le mien, si un jour je faisais un pas de côté.
Dès l’enfance, j’ai été plongée dans un bain de mots, d’images et de musique. Quand on aime les choses immatérielles, ce n’est pas facile de rentrer dans des cases, aussi c’est un peu par hasard que je suis devenue bibliothécaire : un métier à la croisée des chemins. À la limite... n’est-ce pas ?
Or la vie nous offre parfois l’occasion d’emprunter des sentiers parallèles. Actuellement, j’effectue un voyage dans le temps, un voyage à rebours de cent ans en arrière...
Enfant, j’ai appris à jouer du piano. L’envie m’est venue comme ça. Un coup de tête. J’ai appris. Trente ans après, je joue toujours. Puis au fil des années, à ma grande surprise, une figure s’est doucement imposée, celle de mon arrière-grand-mère paternelle décédée lorsque j’avais 5 ans, arrière-grand-mère pianiste « compositeur » comme le disait mon père, ce qui pour moi ne signifiait rien. Longtemps, son souvenir resté en filigrane m’apparaissait sans importance jusqu’à cet héritage qui semblait m’être destiné, un métronome, un diapason, une boîte à musique, des partitions jaunies, retrouvés dans une malle oubliée et auxquels s’ajoutèrent plusieurs années plus tard, des lettres, des livres, des courriers d’éditeurs de musique, toute une somme d’archives qui révélaient une vie.
Une vie dont je m’efforce avec passion de renouer les fils.
Je note, j’écris, je cherche, parfois me décourage, puis me remets à l’ouvrage, pour aboutir à ce livre qui mettra en lumière cette femme, musicienne discrète, invisible, qui vécut dans le Paris effervescent au tout début du dernier siècle, femme-compositrice comme nombre de ses consœurs restées dans l'ombre des Gabriel Fauré, Alfred Cortot et tous ces hommes qui peuplent le Panthéon de la musique française.
Panthéon qu’un mouvement général aujourd’hui féminise, à la faveur duquel je me bats, moi, Cécile, pour que Germaine Coulpied-Sevestre, conforme aux conventions sociales de son temps, bonne épouse et bonne mère, soit reconnue à sa juste valeur d’artiste-compositrice au milieu de ses pairs. »
Lecture et Littoral – À la limite... sont aussi de ces livres qui s’écrivent en marchant de valleuse en valleuse, un instant, pour un pas de côté.
Crédits photo : Marc Roger
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
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