LAM2022 - Invitée du festival Le Livre à Metz, l'autrice allemande Julia Korbik sortait d'une résidence à la Maison Robert Schuman, à Scy-Chazelles, non loin de Metz. Elle a pu travailler avec des habitants de la commune et des alentours, mais aussi parfaire sa maitrise du français en l'écrivant, ou encore poursuivre des travaux sur Unica Zürn. Rencontre avec l'autrice qui a remis en avant Simone de Beauvoir avec Oh, Simone ! (traduit par Julie Tirard, La Ville Brûle).
ActuaLitté : En quoi a consisté votre résidence au sein de la Maison Robert Schuman ?
Julia Korbik : L’idée première est d’avoir une auteure à Scy-Chazelles, près de Metz, au sein de la Maison Robert Schuman et qui n’est pas seulement là pour écrire, mais aussi établir un contact avec des élèves, des étudiants, des personnes âgées de la commune ou des alentours. Cela a consisté en des ateliers d’écriture, notamment, en écrivant sur la notion d’« une chambre à soi ».
Quelques événements ont aussi été organisés par l’Institut Goethe. Un certain nombre était en lien avec Simone de Beauvoir, puisque j’ai écrit ce livre sur elle. Et, parallèlement, j’ai pu travailler sur mon projet personnel.
L’idée des ateliers d’écriture était d’explorer son intériorité ?
Julia Korbik : Les exercices étaient assez libres — c’était d’ailleurs un peu compliqué avec les jeunes enfants. Je posais la question : pour vous, qu’est-ce qu’une chambre à soi ? Les premières réactions étaient toujours les mêmes, « C’est trop difficile », « Je ne sais pas ». Finalement, des idées très différentes ont été exprimées par ces textes sur les chambres à soi, avec des approches personnelles, d’autres plus politiques… Le travail se faisait en groupe, ce qui est délicat, parfois, mais un texte parlait très spécifiquement du sentiment d’avoir une chambre à soi, une sorte de safe space.
Un autre exercice, plus encadré, consistait en l’écriture de poèmes anagrammes : on prend les lettres d’une phrase pour en recomposer d’autres, avec les mêmes lettres. Ici aussi, les règles strictes ont d’abord été mal reçues. Je connais l’exercice et je sais qu’il est très difficile, mais j’ai eu une sacrée surprise lors de la soirée finale, où nous en avons lu certains. Un pianiste était invité, il a improvisé, et deux filles qui avaient participé à l’exercice ont chanté leurs anagrammes ! C’était très beau.
Vous avez écrit, dans le cadre de ces exercices, pour la première fois directement en français ?
Julia Korbik : J’avais déjà écrit en français, à l’université, mais jamais dans ce contexte, plus personnel. J’adore le français, mais c’était resté la langue « de l’université ». Je l’ai découverte comme langue d’écriture à cette occasion : chaque jour, j’ai produit un petit texte, avec mon réservoir de mots limités. Je me sentais un peu intimidée à côté des autres auteurs dont le français est la langue maternelle : j’avais, par exemple, un petit texte sur le héron de la Moselle, cet oiseau qui m’a toujours ignoré. J’avais un peu peur de le lire, après les travaux de mes confrères et consoeurs !
Mais peut-être qu’utiliser le français vous a aussi permis d’écrire sur des choses que vous n’auriez pas abordées en allemand ?
Julia Korbik : Effectivement. Depuis la résidence d’auteur, j’écris aussi ces petits textes en allemand : des rencontres, des observations, de petits textes sur des sujets presque banals. C’était très bien pour moi, parce que cela m’a permis de prendre le temps de regarder mon environnement, pendant mon séjour en France.
Vous avez écrit un livre saluant l’oeuvre et la vie de Simone de Beauvoir. Quelle a été votre rencontre avec cette autrice ?
Julia Korbik : Cela a commencé quand j’avais 17 ans, au lycée, dans un cours de religion. Nous avions lu plusieurs livres assez bizarres, mais aussi parlé de Jean-Paul Sartre. Avec une camarade, nous avons réalisé un exposé sur lui et, en recherchant sur Google, je suis tombée sur des photos de Sartre accompagné d’une femme, avec un turban. Elle m’a intriguée, sans que n'approfondisse tout de suite.
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Quelques mois plus tard, j'ai découvert son livre Les Mandarins dans une librairie, et j’ai pensé « Il me faut ce livre ». Un ami me l’a finalement offert, et j’ai enchainé avec Le Deuxième Sexe, les Mémoires… Pour moi, son oeuvre, sa vie et sa manière de penser ont toujours été des sources d’inspiration et d’enthousiasme. J’ai l’impression qu’on a toujours un peu peur de Simone de Beauvoir : elle est perçue comme une figure un peu stricte, difficile d’accès. C’est faux. Aussi ai-je voulu faire ce livre pour le prouver, avec un ton un peu plus drôle, plus ouvert, qui donne envie de lire ses textes.
Quel serait votre meilleur argument pour faire lire ses textes ?
Julia Korbik : Je pense qu’elle a posé de nombreuses et bonnes questions, ce qui est pour moi le principal. Elle a encore beaucoup à apporter, parce que l’expérience vécue a énormément d’importance à ses yeux, tout comme le fait que le privé est politique. Le Deuxième Sexe, pour les féministes, constitue vraiment un parfait remontant, lorsque l’on se sent un peu découragée.
En tant qu’écrivaine, que philosophe, il y a aussi de nombreux éléments à redécouvrir, ce qu'a un peu réalisé la France, mais l’Allemagne pas trop encore. Simone de Beauvoir dit, en substance : « Se vouloir libre, c’est vouloir les autres libres. » Cette idée selon laquelle il faut se battre pour les autres est primordiale : je ne peux pas être libre, en tant que femme, si je ne m’engage pas pour les autres aussi.
Vous faites partie d’une nouvelle génération de féministes et portez un regard sur des générations précédentes : comment comparez-vous les combats de ces deux générations ?
Julia Korbik : Je pense que des combats demeurent identiques. En Allemagne, par exemple, l’avortement n’est pas légal, il existe seulement des exceptions, mais qui relèvent du droit pénal. Les violences contre les femmes, le sexisme sont aussi des sujets éternels. Mais les outils ont varié, notamment internet, devenu un moyen de lutte parmi d’autres.
Le féminisme est maintenant devenu un peu plus « pop ». J’ai écrit un livre, Stand Up ! (2014), qui est une sorte d’introduction au féminisme, tout en luttant contre les a priori négatifs sur le terme « féminisme ». Presque dix ans plus tard, je constate que le féminisme est devenu très mainstream, ce qui peut aussi être un problème, si l’on considère qu’il se limite à Beyoncé et à rien d’autre. Aujourd’hui, j’ai aussi l’impression qu’il « faut » être féministe, ce qui est plutôt positif, mais, quand Ivanka Trump se dit féministe, quel est le sens de ce terme ? Je pense qu’un nouveau combat s’est ouvert sur ce terrain, celui de réinjecter du sens, justement.
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Concernant les victoires féministes, je pense qu’il y a des raisons de se réjouir des fruits des combats, mais ce qui a été donné peut être repris, comme on le constate en Pologne. Et Berlin reste très proche de la Pologne : ce n’est que récemment qu’a été supprimé, en Allemagne, un paragraphe dans un texte de loi qui interdisait de faire de la publicité pour les avortements. Ce paragraphe remontait à l’ère nazie, alors utilisé comme prétexte pour punir les médecins juifs.
Le nouveau gouvernement, la FDP, est plus ouvert à ces évolutions que le précédent, la coalition CDU-CSU : il était très difficile d’aborder avec eux ces points relatifs à l’avortement. Mais je rappelle que l’Allemagne limite encore l’avortement, le circonscrit à un processus médical et légal qui empêche les femmes. Pour résumer, la vigilance reste de mise.
Vous maîtrisez 4 langues, êtes en résidence en France, et représentez à ce titre une génération de jeunes pleinement européens. Pensez-vous, à ce titre, que l’Union européenne est suffisamment féministe ?
Julia Korbik : L’Union européenne a fait beaucoup pour les droits des femmes - il y a toujours possibilité de faire mieux. Le problème, c’est que les pays décident, in fine, des droits des femmes. Par exemple, la Turquie a décidé de quitter la convention d’Istanbul, très importante pour la lutte contre les violences faites aux femmes. Dans beaucoup de pays européens, des gouvernements de droite, très réactionnaires, ne veulent plus implémenter les directives sur ces sujets. L’Union hésite parfois à sanctionner les pays. Enfin, l’Union européenne est-elle plutôt volontaire, mais les blocages subsistent.
Par ailleurs, l’Union européenne reste très masculine, et je pense qu’il est toujours mieux d’avoir un groupe plus diversifié, mixte.
Je tiens toutefois à souligner que l’Union européenne a fait énormément pour lutter contre la discrimination, notamment au travail, ou le traitement des mères par le monde du travail, des choses très concrètes que l’on ne réalise pas toujours.
Sur quel sujet travaillez-vous actuellement ?
Julia Korbik : À Scy-Chazelles, j’ai travaillé sur Unica Zürn, poétesse, écrivaine, dessinatrice qui est née et a grandi à Berlin avant de quitter la ville pour Paris dans les années 1950. Elle reste connue pour ses poèmes anagrammes, ses nouvelles et ses dessins.
À Berlin, elle était mariée, avec deux enfants, mais s’est séparée de son mari, qui a obtenu la charge des deux enfants. Elle a reconstruit sa vie après cet événement, en fréquentant un cabaret surréaliste de Berlin où elle a rencontré son futur compagnon Hans Bellmer, lui aussi artiste surréaliste. Cette relation a été très difficile aussi.
Je ne suis pas encore très sûre de que je vais faire avec ce travail sur Unica Zürn, peut-être un livre ou un projet web.
Je voudrais aussi travailler sur le concept de « sororité ». En France, je pense que ce mot est très politique et s'inscrit dans la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » - Sororité en l'occurrence - tandis qu'en Allemagne, le terme schwesternschaft, au contraire, ne l'est pas vraiment, il est plus romantique que politique. Je m'interroge sur le fonctionnement de cette solidarité entre femmes, qui n'est pas automatique. J'ai récemment lu le livre Against White Feminism [de Rafia Zakaria], qui critique le féminisme dans sa perspective toujours très axée sur la femme blanche : il faut se souvenir que des femmes sont exclues de cette sororité, et se demander pourquoi, pour créer un féminisme plus ouvert et plus divers.
Je pensais ainsi à un essai sur la sororité, et une récente discussion avec Chloé Delaume, dont je présentais le livre Le Cœur synthétique (Seuil) en Allemagne, m'a conforté dans cette idée.
Dossier : Le Livre à Metz 2022 : journalisme et littérature, “même pas peur” ?
Photographie : Julia Korbik au festival Le Livre à Metz, le 8 avril 2022 (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
DOSSIER - Le Livre à Metz 2022 : journalisme et littérature, “même pas peur” ?
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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