Dans une double tribune, libraires et éditeurs posaient plusieurs constats, au sortir du confinement. La filière livre sort à peine d’une période douloureuse, occasionnant de multiples réflexions sur l’avenir. Laurent Beccaria, directeur des éditions Les Arènes, revient avec nous sur les futurs du livre.
Le 15/05/2020 à 12:22 par Nicolas Gary
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15/05/2020 à 12:22
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Laurent Beccaria
ActuaLitté : vous avez pris connaissance de la tribune diffusée par le collectif Editions année zéro, Pour des livres sans date de péremption. Que retenez-vous de leur intervention ?
Laurent Beccaria : Les éditeurs et les libraires qui signent la tribune défendent des catalogues exigeants, mais traitent du marché du livre avec leur prisme déformant. Il existe toutes sortes de livres, de lecteurs et de librairies. L’édition c’est aussi les livres pratiques, la BD, le parascolaire, les mangas, les livres de cuisine, les livres de poche, la littérature de genre, les guides de voyages.
Ce collectif est à l’économie du livre ce que sont les producteurs et les exploitants de salle d’art et d’essai pour le cinéma. Ils sont indispensables et précieux. Mais il faut penser aussi aux autres films, aux autres salles et aux autres spectateurs. C’est toute la difficulté quand on veut repenser l’organisation du marché du livre, il faut embrasser toute la chaîne.
Comment l’édition échapperait-elle à la logique du blockbuster, quand on revendique ce 10 % de la production qui en finance 90 %.
Laurent Beccaria : Quelle est votre source pour affirmer que 10 % de blockbusters financent 90 % de la production ? [Ndlr : réponse facétieuse. Source, ministère de la Culture, rapport d'Olivier Donnat, 2018 où l'on peut lire entre autre « 8 % des titres concentrent 90 % des ventes en 2016 »] Aux Arènes, nous publions 80 livres par an. L’année dernière, 40 de ces livres étaient bénéficiaires et permettaient de faire vivre les auteurs et la structure (salaires, loyers, charges) ; 40 titres étaient déficitaires ou légèrement bénéficiaires, les uns et les autres de ces livres s’équilibrant, mais n’apportant aucun revenu. La moitié de notre temps de travail est donc « bénévole » parce que nous publions des livres qui nous semblent nécessaires, mais coûteux, ou parce que nous prenons des risques avec des idées sous le radar ou des auteurs débutants.
Cet équilibre nous convient. On est loin des 10/90 voire de la règle des 20/80 qu’on entend partout. Ces simplifications ne permettent pas de penser la réalité. Ceci dit il est vrai que le marché du livre aujourd’hui favorise à la fois les très gros succès et les livres de niche. Ce sont les titres de vente moyenne qui souffrent le plus. Essentiellement à cause de la production exponentielle. C’est « le syndrome du restaurant chinois » : quand on vous propose une carte immense avec un choix qui ressemble à un catalogue, on finit par choisir des nems et des rouleaux de printemps… Trop de choix effraie.
Mais quels livres supprimer ? Sur quels critères ? Il y a presque trente ans, j’ai écrit un livre sur un ancien résistant. J’avais cherché à l’époque des livres sur le sujet de la Résistance dans le Sud-Ouest. Il n’y avait rien, sinon des thèses à consulter à la Bibliothèque Nationale. Pour en écrire la préface de l’édition de poche, il y a cinq ans, j’ai fait une nouvelle recherche pour vérifier un point précis : il y avait plus de cinquante titres sur le sujet. La surproduction c’est ça aussi : une formidable richesse. Mais combien de ces livres avaient dépassé la centaine d’exemplaires vendus ?
Améliorer la marge des libraires semble le nerf de la guerre : que pensez-vous des pistes envisagées (tarif postal, suppression de la remise de 5 % et remise minimale) ?
Laurent Beccaria : Toutes ces pistes sont intéressantes, mais il y a toujours quelqu’un qui va payer davantage : les collectivités locales (financées par l’impôt) ou les acheteurs fidèles (si importants) en supprimant la remise de 5 %, l’État (via le tarif postal préférentiel), les éditeurs (la remise minimum). Les solutions parfaites n’existent pas. Néanmoins, je suis favorable depuis longtemps à une remise incitative pour les libraires.
Comme éditeur, nous avons choisi d’avoir notre propre équipe de représentants, Rue Jacob diffusion, pour avoir une autonomie en la matière. Nous faisons partie des éditeurs attentifs à la rémunération des libraires, avec beaucoup d’autres, comme l’école des loisirs par exemple qui a une politique exemplaire en la matière. Je le répète : il n’y a pas de miracles. Dans un monde parfait, les auteurs, les éditeurs, les imprimeurs, les diffuseurs et les libraires gagneraient tous leur vie correctement et les livres seraient vendus à un prix attractif pour les lecteurs.
Mais ce monde idéal n’existe pas, car l’édition est un bouillon de culture permanent, avec des échecs et des succès, des histoires merveilleuses et des destins douloureux, des auteurs, éditeurs et des libraires qui trouvent un équilibre heureux et d’autres qui galèrent pour un revenu de galériens. C’est un écosystème en mouvement perpétuel.
Taxer le pilon est une proposition ouvertement provocante. Voire une provocation ouverte. Quelle limite voyez-vous à l’exercice, pourtant basé sur la volonté d’aider à rémunérer les auteurs ?
Laurent Beccaria : Le pilon est un indicateur d’un marché qui dysfonctionne. Quand les distributeurs me parlent d’éditeurs dont 40 à 50 % des nouveautés finissent au pilon, c’est le monde qui marche sur la tête. Les retours sont l’indicateur de la santé d’une maison. Nous les surveillons comme le lait sur le feu. L’Iconoclaste, notre maison associée, est régulièrement sous les 10 % de retours annuels. Les Arènes oscillent entre 15 et 20 %. Nous pilonnons les défraîchis et quelques sur-stocks mais cela ne concerne pas plus de 10 ou 15 titres par an.
C’est la même chose pour les libraires. Les libraires qui maîtrisent leurs retours sont des libraires qui achètent bien. Le mantra de la formation des libraires c’est « zéro est une quantité ». Savoir acheter est essentiel pour retourner le moins possible et éviter les frais et la manutention. En revanche, l’idée d’une taxe sur les pilons pour rémunérer les dédicaces court le risque de créer une usine à gaz pour percevoir la taxe et pour en redistribuer le produit.
Travailler le fonds représente une noble aspiration. Mais comment ? En arrêtant de faire des nouveautés ?
Laurent Beccaria : Les éditeurs et les libraires bâtissent des catalogues et des fonds. Les éditeurs que nous admirons ont tous une part du fonds qui s’approche ou dépasse les 50 %. Aux Arènes, maison jeune et qui publie peu, sans collection de poche, nous sommes passés de 15 % à plus de 35 %, c’est une petite fierté, et nous sommes obsédés par faire vivre le plus longtemps possible nos livres en librairie.
Les librairies que nous adorons sont des cavernes d’Ali Baba, mêlant les nouveautés et les livres de fonds : toutes ces voix rassemblées par une équipe de libraires qui ont un goût différent du nôtre… Je peux passer des heures dans la librairie Strand à New York qui a le génie des tables associant des livres tout frais et des livres qui ont des années voire des décennies d’existence, autour d’un thème commun. Même Waterstone en Angleterre (la grosse chaîne de librairie) cherche à proposer des tables thématiques très intelligentes.
Le CDE (une des structures de diffusion du groupe Madrigall) a mis au point un catalogue du fond de ses éditeurs. Tous les éditeurs cherchent à rémunérer les libraires qui travaillent le fonds par une remise supplémentaire. La tribune de ce collectif a raison : pensons au temps long. Tout ce qui favorise le fonds doit être encouragé. Un livre s’écrit pendant des mois, voire des années, sa fabrication et sa commercialisation prennent six mois, les contrats ont une durée de soixante-dix ans, ce n’est pas pour qu’il passe deux mois en librairie. Tous nos efforts doivent être orientés vers le long terme.
Je vous donne tous pouvoirs durant 24 h – à considérer que cela suffise : quel serait le premier chantier auquel vous vous atteleriez ?
Laurent Beccaria : Avec ce pouvoir démiurge que vous m’accordez, j’édicterais une seule règle : que dans nos métiers du livre, chacun s’astreigne... à lire. C’est un conseil que répète malicieusement Henri Causse le directeur commercial historique des éditions de Minuit.
Si tous les éditeurs lisaient déjà tous les livres qu’ils publient quitte à moins publier, si tous les représentants avaient le temps de lire tous les livres dont ils parlent aux libraires même s’ils devaient défendre moins de catalogues (cela permettrait aux libraires d’acheter mieux encore), si tous les journalistes n’invitaient ou ne chroniquaient que les auteurs de livres qu’ils ont lus (rêvons, mais c’est le but du jeu)… eh bien l’ensemble du marché se porterait mieux, les libraires et les lecteurs respireraient un air plus léger.
La confiance serait rétablie là où parfois le sens de chacun de nos métiers semble avoir disparu. J’avoue que ce n’est pas une mesure révolutionnaire. Mais elle me fait rêver. Il y a vingt ans, j’ai pris la décision de ne parler que les livres que j’ai lus ou des films que j’ai vus. Cela apporte beaucoup de liberté.
8 Commentaires
Toto
16/05/2020 à 07:46
Ça change des jérémiades des uns et des autres et surtout des demandes plus ou moins farfelues... Belle réponse : calme, posée et avec tant de bon sens !
Puisse-t-elle être écoutée et entendue !
Delpard
16/05/2020 à 10:20
Avez-vous connaissance de la pratique de cette société qui se place devant les éditeurs quand l'auteur envoie un tapuscrit et qui propose de publier le texte à compte d'auteur ? Honteuse manipulation.
GLebon
16/05/2020 à 12:46
Dans le même style on pourrait diminuer la production, en faisant participer des libraires ou des professionnels de la vente en testant en avant-première le livre sur le marché. Créer un second marché du livre pour éviter le pilon en aidant les libraires à écouler ses invendus (ex:-50%)....Dans tous les cas ,économiquement et écologiquement ,le système ne peut plus continuer sur le modèle actuel.
TATOU
16/05/2020 à 13:51
Intervention frappée au coin du bon sens - à relire en ces temps d'errements, qui prédisposent à de très irréalistes élucubrations hors-sol !
malok
16/05/2020 à 14:39
Merci Laurent Beccaria pour cette analyse si fine et ces propos qui rendonnent du courage aux petits éditeurs. Il faut vraiment encourager les libraires à travailler les livres de fonds.
Florence Schneider
17/05/2020 à 10:52
Malheureusement quand un auteur issu d'une maison d'édtion qui travaille à la commande vient proposer son livre (même en dépôt vente) chez un libraire, peu acceptent de le prendre... Une idée ? : faire la promo dans les librairies de livres choisis chez de petits éditeurs qui font imprimer sur commande (un seul exemplaire de démo suffit pour ça !) ? Le client devra attendre un peu sa commande, mais il fera un geste pour la planète !!! En plus c'est vendeur en ce moment.
Schmitthaeusler
17/05/2020 à 23:47
Ne pourrait on pas mieux favoriser les stocks invendus en les proposant sur le web en marché d'occasion avec des promos mensuelles par ex ?
Les voitures d'occasion ne vont pas forcément chez les ferrailleurs.
Margot d'ayzac
08/09/2020 à 04:28
Réflexion forte et visionnaire de Laurent Beccaria à condition de ne pas oublier les métiers de graphiste, illustrateur etc. à la source même de la qualité du livre, mais systématiquement mal payés voir oubliés dans la chaîne de valeurs du livre