Emmanuelle, la douce égérie incarnée sur les écrans, dans un film de 1974 par Sylvia Kristel et réalisé par Just Jaeckin, avait disparu des librairies. L'incarnation de l'érotisme à la française et véritable marqueur d'une époque, Emmanuelle est un personnage créé par Emmanuelle Arsan. C'est en 1959 que débutera le premier volume de ces aventures que d'aucuns considèrent comme autobiographiques, alors que l'éditeur Éric Losfeld décide de publier l'ouvrage qui fera scandale, en 1959.
Depuis ces vertes années de tendres ébats dans une cabine d'avion, jusqu'aux derniers textes - dont peut-être aucun n'a réellement été écrit par Emmanuelle Arsan, mais bien par son époux, un diplomate en vue - Emmanuelle n'occupait plus les librairies. C'est à peine si, grâce à une réédition de La Musardine, on pouvait dénicher certains des textes. Mais les livres étaient ressortis en 1999, et depuis, évidemment, les oeuvres étaient indisponibles.
Juliette Joste, éditrice chez Belfond, découvre que huit titres d'Emmanuelle Arsan sont pourtant bel et bien là. « Emmanuelle, c'est un patrimoine littéraire érotique, qui associe le glamour et la fascination. Les deux premiers tomes, publiés par Éric Losfeld avaient bien plus d'audace que le Mommy porn qui séduit actuellement. Depuis 2012, on nous parle d'un livre où un milliardaire agite un fouet, mais finit par rentrer dans le rang et épouser sa maîtresse. Avec Emmanuelle, c'est un peu plus aventureux tout de même. »
"J'appelle vierge la femme qui n'a fait l'amour qu'avec un seul homme."
L'histoire d'Emmanuelle commencera avec les deux premiers volumes : La leçon d'homme et L'antivierge, les deux premiers titres que Belfond va proposer. « Il nous a fallu acheter les droits numériques, pour commercialiser les versions ebook, mais c'était indispensable. Le domaine numérique jouit, avec la littérature érotique, d'un pôle de développement très important », poursuit Juliette Joste.
Surtout qu'au texte s'est associée la légende : encensées par André Breton dans Arts, puis par Mandiargues, qui évoque le livre dans La nouvelle revue française, les qualités littéraires du texte, Emmanuelle Arsan est restée un nom sur deux couvertures jusqu'en 1967. Jusqu'à lors, seul le mot Emmanuelle apparaissait sur la couverture, sans nom, et de toute manière Losfeld avait décidé de publier les livres sans demander l'autorisation de l'auteure.
Dans sa préface, l'éditeur insiste d'ailleurs sur ce point :
Très élogieux, certains le jugent aussi superbement scandaleux qu'en leur temps les œuvres de Sade ou de Baudelaire. André Breton le signale en première page d'Arts, tandis qu'André Pieyre de Mandiargues ne tarit pas d'éloges dans LaNouvelle Revue française. Le livre, écrit-il, est marqué par le sceau d'une telle empreinte spirituelle qu'on ne peut le réduire à un simple roman érotique. Emmanuelle est à ses yeux une véritable œuvre littéraire. Il en appelle à certains épisodes charnels de Balzac ou à Lawrence Durrell, tout en jugeant que l'auteur d'Emmanuelle va plus loin que le romancier britannique : lui n'hésite pas à remettre en question les limites du couple.
Dans une époque de libération des moeurs, la jeune femme fictive prend une place de choix, surtout quand Yves Rousset-Rouard décide d'en acheter les droits d'adaptation et de confier au sulfureux photographe Just Jaeckin, la réalisation du film. Le choix de l'actrice néerlandaise va assurer à la production une vie et une pérennité qui ne se démentira jamais.
Emmanuelle 1, La leçon d'homme L'éducation sensuelle de la toute jeune Emmanuelle, venue retrouver son mari à Bangkok. Sa sensualité s'y épanouit auprès de l'adolescente Marie-Anne, qui lui fait découvrir de nouveaux horizons charnels. Les sommets de son initiation et des plaisirs tant illicites que raffinés seront atteints auprès de Mario, son véritable mentor, rompu aux jouissances multiformes et aux plaisirs de la bisexualité. |
Le scandale viendra d'ailleurs assez rapidement - déjà les tomes 1 & 2 avaient été publiés clandestinement par Losfeld. Le film choque, et une commission de censure d'avril 1974 considère que plusieurs coupures auraient dû intervenir. Mais le décès de Georges Pompidou, et le remplacement de Maurice Druon par Michel Guy au poste de secrétaire d'État à la Culture, va éviter au film de subir les affres de la censure, et l'ardeur que Druon manifestait, très enclin à faire pression et molester toute forme de création.
Tout un contexte historique
C'est en mars que débutera la commercialisation des nouveaux volumes : couverture retravaillée, mais surtout, tout un processus de numérisation, passage par l'OCR, relecture et reprise du texte, obligatoire. « Nous n'avions évidemment pas un fichier numérique pour ces livres. Les contrats eux-mêmes montrent que c'était une... toute autre époque », plaisante Juliette Joste.
Ainisi, les deux premiers volumes seront disponibles en version papier et numérique, individuellement et un bundle contenant les deux titres en numérique sortira également. En mai, et en juin, de nouvelles publications interviendront, toujours avec des offres spéciales - jusqu'au bundle contenant quatre titres numériques, qui sera proposé en juin. A ce moment, ce sont six titres d'Emmanuelle Arsan qui seront dans le commerce.
Emmanuelle 2, L'antivierge Conçus à l'origine comme un seul ouvrage, Emmanuelle 1 et Emmanuelle 2 ont été séparés au gré des publications, et le second volume a souvent été occulté. Dans ce deuxième volet d'initiation érotique, il est plus que jamais question de se donner, et de se donner à plusieurs, car « l'amour d'aimer est ce qui fait de vous la fiancée du monde ». Comment transmettre à cette jeune femme l'ardeur qui conduira au triomphe du « trio heureux », contre l'exclusivité du couple ? |
« La sortie d'Emmanuelle, c'est un contexte. C'est le prestige des voyages, les dépenses d'argent, des choses qui peuvent semblent banales aujourd'hui, mais qui reflétaient une époque, cette fin des années 60. » Or, avec le passage au cinéma, ce sont 9 millions de spectateurs en France, 45 millions dans le monde : Emmanuelle est internationale, et Belfond ne s'y est pas trompé.
« Notre service des droits étrangers a déjà vendu le livre, pour une traduction, dans six pays, dont la Finlande, la Russie et l'Allemagne. Emmanuelle est un personnage qui depuis 60 ans vit dans l'imaginaire du public, et surtout depuis le film de Jaeckin, est ancrée dans une certaine idée de la sexualité. »
Sexualité débridée au menu
Sexuellement, c'est certain : c'est débridé au possible, on multiplie les partenaires, on varie. C'est certain, depuis, faire l'amour dans un avion n'a plus le retentissement érotique de l'époque, mais l'oeuvre entière présente une véritable quête et une initiation érotique de cette jeune femme.
« Elle a fini par refléter une époque de libération complète. Si l'on reprend le livre de 1975, l'année après le film, Les enfants d'Emmanuelle, c'est presque insensé. » L'époque est d'ailleurs en pleine ébullition : la même année, Daniel Cohn-Bendit publie Le grand bazar, (chez Belfond, d'ailleurs) un ouvrage dans lequel il théorise sur la sexualité des plus jeunes, enfants de 1 à 6 ans. On y trouve des évocations qui en 2001, alimenteront la polémique, notamment parce qu'une journaliste allemande porte l'accent sur ce que l'on pourrait prendre pour une apologie de la pédophilie.
Cohn-Bendit s'en est toujours défendu, avec, expliquait-il, le désir de choquer les bourgeois des années 70. « Le livre d'Arsan, Les enfants d'Emmanuelle, c'est impensable aujourd'hui : des enfants qui passent leur temps à se tripoter, et qui vont découvrir leur sexualité, en toute liberté, et sans aucune retenue. Sortir cet ouvrage aujourd'hui, ce serait un peu délicat. C'est une sexualité libre, intelligente et heureuse... pour tous. »
La « légende du panthéon érotique »
Emmanuelle avait apporté dans les années 50 ce que le monde attendait : une respiration sexuelle folle. D'autant que cinq années plus tard, c'est Histoire d'O, qui viendra bousculer les consciences, avec une fois de plus, de l'érotisme poussé. L'éditeur, toujours dans la préface, ajoute :
Pour la première fois dans l'histoire de la littérature, dans la société particulièrement rigide des années 1950, Emmanuelle propose une conception révolutionnaire de l'érotisme. Le roman met sur le devant de la scène une femme libre de toute croyance et de toute religion, libérée de tout sens moral. Une femme au service de ses émotions, de son corps et de son intelligence. Une femme qui, en repoussant les limites de sa propre féminité, invente une nouvelle façon, pour les deux sexes, de vivre la sexualité.
Désormais, la maison Belfond prend donc le risque de rendre à cette « légende du panthéon érotique », une nouvelle vie littéraire, papier et numérique. Il paraît que dix années durant, la salle de cinéma des Champs Élysée programmera le film, tant le succès ne se démentit pas, et que même les touristes venaient s'enfermer dans les salles obscures pour le découvrir. Rendez-vous donc dans les librairies, pour dix nouvelles années - et dans les ebookstores pour le temps restant.
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