Il n'y a pas que l'Union européenne pour s'intéresser au droit d'auteur dans un environnement numérique. Quelques semaines après la publication du rapport Reda, et les répercussions que l'on connaît dans le monde culturel, la rapporteuse spéciale des Nations Unies dans le domaine des droits culturels, Farida Shaheed, signait un vaste rapport. Celui-ci portait sur la propriété intellectuelle, et rappelait quelques faits. Elle est intervenue devant le Parlement européen.
Ceci est une traduction du discours prononcé devant la commission des Affaires Juridiques du Parlement Européen le 6 mai 2015 par Madame Farida Shaheed, Rapporteuse spéciale des Nations Unies dans le domaine des droits culturels (soulignement et formatage ajoutés pour faciliter la lecture.).
Mesdames et messieurs (et tous les autres !)
Je suis heureuse et honorée de prendre la parole ici devant vous aujourd'hui, en ma qualité de Rapporteuse spéciale des Nations Unies dans le domaine des droits culturels.
En tant que Rapporteuse spéciale, je suis mandatée par le Conseil des droits de l'Homme des Nations Unies pour identifier autant les bonnes pratiques que les éventuels obstacles à la promotion et à la protection des droits culturels, et pour soumettre des propositions et/ou recommandations au Conseil concernant de possibles actions en ce sens. Comme tous les autres titulaires de mandat, je prends donc comme point de départ les droits de l'Homme tels qu'ils sont garantis par les instruments internationaux, en particulier par la Déclaration universelle des droits de l'Homme, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits Économiques, Sociaux et Culturels.
Siège de l'ONU (Davide Restivo, CC BY-SA 2.0)
Après cinq années de travail en tant que Rapporteuse spéciale, et après avoir considéré de nombreux enjeux relatifs aux droits culturels, j’ai décidé de dévouer mes recherches thématiques pour les années 2014/2015 aux lois régissant la propriété intellectuelle, de la perspective du droit à la science et à la culture, c’est-à-dire le droit de bénéficier des progrès scientifiques et de ses applications, et le droit d’accéder, de participer et de contribuer à la vie culturelle. En mars dernier, j’ai présenté mon premier rapport concernant le droit d’auteur au Conseil des droits de l’Homme, en mettant l’accent à la fois sur la nécessité de protéger les droits des auteurs et d’assurer l’expansion des opportunités de participer à la vie culturelle. En octobre prochain, je présenterai à l’Assemblée générale un rapport au sujet des brevets.
Dans le droit des droits de l’Homme, le droit à la science et à la culture trouve sa base juridique dans l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), un des instruments principaux des Nations Unies, qui a été ratifié par la plupart, sinon tous les États européens.
L’article 15 du PIDESC est particulièrement important pour ce débat, dans la mesure où il appelle conjointement à la protection des droits de chacun à :
En d'autres termes, cet article 15 nous rappelle avec force que la participation culturelle et la protection des droits des auteurs sont chacun des droits de l'Homme devant être exercés ensemble. L'établissement d'un juste équilibre entre ces deux objectifs est essentiel, malgré les difficultés que cela peut engendrer. Le droit à la science et à la culture doit être respecté dans le cadre du droit d'auteur et des droits voisins.
Laissez-moi à présent mettre en lumière certains points de mon rapport qui me semblent pertinents dans l'optique de vos débats.
1. Les droits de propriété intellectuelle ne sont pas des droits de l'Homme
L'équation qui définit parfois les droits de propriété intellectuelle comme des droits de l'Homme est fausse et fallacieuse. Ceci a été dénoncé par d'autres dispositifs de droits humains avant moi, en particulier le Comité des droits économiques, sociaux et culturels qui supervise la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels dont je parlais plus tôt, lequel a démontré le besoin de dissiper cette confusion. Dans la perspective des droits de l'Homme, les intérêts moraux et matériels des auteurs ne coïncident pas nécessairement avec l'approche qui prévaut en matière de droit de la propriété intellectuelle. À certains égards, les politiques de droit d'auteur ne parviennent pas à protéger les auteurs de façon adéquate ; sur d’autres points, ces politiques vont souvent trop loin, notamment en limitant inutilement la liberté et la participation culturelle.
L'article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne relatif au droit de propriété oblige les États à protéger la propriété intellectuelle. Cependant, cette disposition n’oblige à aucune approche particulière en matière de politiques de droit d'auteur et de droits voisins. Les États sont libres d'ajuster les règles de droit d'auteur et de droits voisins par des processus législatifs afin de promouvoir les intérêts des auteurs, le droit de chacun de prendre part à la vie culturelle et d'autres droits humains, comme le droit à l'éducation. Permettez-moi d'insister sur le fait que, dans le cadre du droit à la propriété, il est possible d’assurer les intérêts des auteurs par des règles garantissant un droit à rémunération plutôt qu'un droit d'exclusivité. Il est également possible de garantir les intérêts des auteurs en utilisant des règles accordant des droits d'exclusion ou de rémunération dans certains cas, mais pas en toutes circonstances.
Le Parlement européen, à Bruxelles (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
2. Les intérêts des auteurs et des ayants droit divergent
Il est vital de faire la distinction entre les auteurs et les ayants droit. Le droit humain à la protection de l’auteur revient à l’auteur humain dont la vision créative s’exprime à travers l’œuvre, même lorsque les droits d’auteur et les droits voisins ont été cédés à d’autres entités, comme un éditeur ou un distributeur. Je tiens à insister sur le fait que j’utilise le terme « auteur humain », en excluant de cette définition les sociétés.
Seuls les êtres humains possèdent des droits humains.
Nous devrions toujours garder à l’esprit que les régimes de droit d’auteur et de droits voisins sont susceptibles de mal protéger les auteurs, contrairement à ce que l’on pourrait penser ou espérer. La raison est la suivante : les « ayants droit subséquents » (c’est-à-dire les producteurs, les éditeurs, les distributeurs, etc.) exercent par définition une plus grande influence sur le processus législatif que les créateurs individuels, et peuvent avoir des intérêts divergents, voire même opposés, à ceux des créateurs.
Les sociétés d’ayants droit disposent souvent de ressources financières significatives, parfois même considérables, et d’une organisation professionnelle conséquente. De ce fait, elles sont habituellement bien mieux positionnées que les auteurs pour influencer les politiques de droit d’auteur. Elles affirment parfois même de s’exprimer au nom des auteurs, mais il est important que nous n’acceptions pas cet argument. En effet, les intérêts matériels de ces entreprises d’ayants droit ne coïncident malheureusement pas toujours avec ceux des auteurs. Le droit humain à la protection des auteurs exige une attention toute particulière quant aux situations dans lesquelles ces intérêts divergent.
3. Le droit d’auteur et les droits voisins sont des moyens parmi d’autres d’améliorer la situation des auteurs
Souvent, le droit d’auteur et les droits voisins sont présentés comme le seul moyen d’améliorer la situation financière des auteurs. Je crois que le droit d’auteur et les droits voisins sont importants pour assurer les intérêts matériels des auteurs, mais ils ne représentent certainement pas les seuls mécanismes dont nous avons besoin.
Les lois relatives au droit d’auteur et aux droits voisins devraient être considérées comme partie intégrante d’un plus large éventail de politiques vouées à promouvoir le secteur culturel et le droit à la science et à la culture.
Au-delà des dispositions législatives sur le droit d’auteur et les droits voisins, d’autres mesures peuvent également promouvoir le droit à la protection des auteurs. Les moyens de subsistance des artistes pourraient par exemple être soutenus par :
De plus, comme je le décrivais plus tôt, légiférer en droit d’auteur ne suffit pas à satisfaire le droit humain à la protection de l’auteur. La plupart des artistes cherchant à vivre de leur expression artistique doivent négocier des licences avec des acteurs de ce qu’on appelle désormais les industries créatives et culturelles (souvent des entreprises) pour commercialiser leurs travaux. Ces échanges contractuels sont souvent marqués par un déséquilibre des pouvoirs entre les parties. Les entreprises sont ainsi susceptibles de peser davantage dans la négociation et de conserver ainsi la majeure partie des profits, réduisant d’autant les revenus des artistes.
Dans l’un de mes précédents rapports, consacré au droit à la liberté d’expression artistique et à la créativité (A/HRC/23/34), j’ai par exemple exprimé mes inquiétudes au sujet de cette pratique courante consistant à négocier des contrats par lesquels des créateurs cèdent l’intégralité de leurs droits relatifs à leur création dans le but de recevoir une commission ou une rémunération pour créer une œuvre. Un certain nombre d’artistes m’ont expliqué qu’ils perdaient dans ce processus tout contrôle sur leurs créations, qui pouvaient être — et ont été — ainsi utilisées de manières incompatibles avec leur propre vision.
Pour le droit des droits de l’Homme, cette situation n’est pas satisfaisante. Les États ont l’obligation en matière de droits de l’Homme d’assurer que les lois de droit d’auteur et de droits voisins visent à promouvoir la possibilité pour les créateurs de gagner leur vie et à protéger leur liberté scientifique et créative, l’intégrité et de la paternité de leurs œuvres. Étant donné les inégalités d’expertise juridique et de pouvoir de négociation entre les artistes et les entrepreneurs des industries créatives, tels que les éditeurs et les distributeurs, les États devraient protéger les artistes contre l’exploitation dans le cadre des licences et de la perception de leurs rémunérations. Dans de nombreuses situations, la meilleure manière d’atteindre cet objectif sera par le biais de protections juridiques auxquelles les contrats ne peuvent pas déroger. Les droits opposables relatifs à l’attribution et à l’intégrité, le droit de suite, les licences légales et les droits de restitution sont autant d’exemples recommandés.
Farida Shaheed, à droite (Ministério das Relações Exteriores, CC BY-ND 2.0)
4. Les exceptions et limitations peuvent jouer un rôle vital pour garantir les droits de l'Homme.
Je pense également, et c’est là une recommandation clé de mon rapport, que les États devraient continuer à développer et promouvoir des mécanismes de protection des droits moraux et matériels des créateurs, sans pour autant limiter inutilement l’accès public aux œuvres, par le biais d’exceptions et de subventions d’œuvres sous licence libre.
Je suis consciente que les droits d’auteur et les droits voisins intègrent déjà des exceptions et des limitations qui préservent la liberté des autres artistes et du public d’utiliser des œuvres protégées dans certaines circonstances sans la permission de l’ayant-droit. Par conséquent, je crois que les exceptions et limitations constituent une part essentielle de l’équilibre que nous devons atteindre entre les intérêts des ayants droit pour un contrôle exclusif et les intérêts des autres acteurs à la participation culturelle.
Je sais que certaines personnes croient fermement que les exceptions au droit d’auteur et aux droits voisins sont généralement nuisibles aux auteurs. J’ai toutefois fait valoir qu’une telle évaluation doit être considérablement nuancée : il est crucial d’atteindre un juste équilibre, sachant que les créateurs sont soutenus, mais aussi contraints par le droit d’auteur et les droits voisins.
Une protection forte, ou encore plus forte, du droit d’auteur et des droits voisins ne sert pas nécessairement mieux les intérêts matériels des créateurs. Les exceptions promeuvent souvent les intérêts matériels des créateurs en leur offrant des possibilités de licences légales susceptibles de faciliter les transactions créatives et d’améliorer les revenus des créateurs. Grâce aux exceptions, les artistes ont également la possibilité de s’appuyer en partie sur le travail d’autres artistes dans le cadre d’une nouvelle œuvre ou d’une nouvelle performance.
Une fonction cruciale des exceptions est aussi de renforcer de nouvelles créativités. Les exceptions au droit d’auteur et aux droits voisins permettent la caricature, la parodie, le pastiche et l’appropriation artistique qui emprunte à des œuvres antérieures de façon reconnaissable dans le but d’exprimer quelque chose de nouveau et de différent. Les réalisateurs de films documentaires ont également besoin du droit d’utiliser des images, des vidéos ou des musiques spécifiques pour raconter certaines histoires. En fonction du régime d’exceptions d’un pays donné, ces pratiques artistiques peuvent être clairement autorisées ou se situer dans un flou juridique qui complique la commercialisation et la distribution des œuvres par leurs créateurs.
Les exceptions au droit d’auteur et aux droits voisins sont des outils qui peuvent – et par conséquent doivent – être utilisés pour s’assurer que les États respectent leurs obligations en matière de droits de l’Homme, notamment en matière de droit à la liberté d’expression, incluant l’expression artistique, et de droit de prendre part à la vie culturelle. C’est pourquoi j’ai recommandé que les exceptions au droit d’auteur et aux droits voisins soient développées de façon à garantir les conditions nécessaires pour que chacun puisse jouir du droit de prendre part à la vie culturelle, en permettant les usages légitimes à des fins éducatives, en étendant l’espace consacré à la culture non-commerciale et en rendant les œuvres accessibles aux personnes handicapées ou aux locuteurs de langues minoritaires.
L’un des principaux défis à mes yeux est que les traités internationaux en matière de droit d’auteur et de droits voisins considèrent généralement la protection du droit d’auteur comme obligatoire, alors même qu’ils considèrent les exceptions et limitations comme optionnelles. La norme pour juger si une exception ou une limitation est autorisée sous le régime international du droit d’auteur n’est pas définie avec précision. C’est pourquoi l’une de mes recommandations est d’explorer la possibilité d’établir une liste de base d’exceptions et limitations, incluant celles déjà reconnues par la plupart des États, et/ou une norme ouverte.
Par norme ouverte, j’entends une exception ou une limitation plus large et plus flexible, qui autoriserait les tribunaux à adapter le droit d’auteur et les droits voisins afin de permettre davantage d’utilisations ne nécessitant pas de licence, mais respectant les normes d’équité consacrées aux créateurs et aux ayants droit. Bien que les dispositions énumérées puissent être plus claires quant aux utilisations autorisées, elles peuvent également ne pas être suffisamment générales et adaptables aux nouvelles réalités. C’est pour cette raison que je crois qu’une combinaison des deux systèmes pourrait se révéler être la meilleure solution.
Merci !
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