Vous expliquiez en début d'année vouloir conserver un prix élevé pour le livre, une préoccupation qui s'est manifestée récemment en Allemagne : cette stratégie tarifaire est-elle toujours d'actualité ?
Le 05/01/2016 à 14:59 par Antoine Oury
Publié le :
05/01/2016 à 14:59
L'année 2015 aura été particulièrement mouvementée pour l'édition française : si le marché et les chiffres d'affaires ont pu montrer les signes d'une reprise, l'industrie culturelle du livre a fort à faire. Émanant de l'international, avec la création du marché unique européen, de la France, avec le projet de loi Lemaire, ou de l'industrie elle-même, avec les demandes des auteurs, les défis sont nombreux. Vincent Montagne et Christine de Mazières, président et déléguée générale du Syndicat national de l'édition, qui représente près de 700 éditeurs, ont accepté de revenir avec nous sur cette année écoulée.
Vincent Montagne, président du Syndicat national de l'édition, à la Foire de Francfort
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Vincent Montagne : Le marché se comporte plutôt bien. Restons prudents, mais la reprise se confirme. Nous assistons peut-être à une véritable inversion de la tendance et un retour à la croissance du marché du livre de l’ordre de 1,5 à 2% sur l'ensemble de l'année.
Trois secteurs se distinguent : les romans, à + 5,5 %, les bandes dessinées et les mangas, à + 2,5 % (à + 8 % si l'on inclut la vente hors norme d'Astérix) et le livre de poche, à + 1 %. Ce sont des secteurs qui reflètent assez bien la dynamique éditoriale de l'année.
La croissance du chiffre d'affaires est un résultat intéressant, d'autant plus que l'édition scolaire reste faible en 2015, les nouveaux programmes n'intervenant qu'en 2016. Pour le livre numérique grand public, la croissance est estimée entre 22% et 27%. Cela donne une bonne idée de la dynamique qui reste significative.
Vincent Montagne : La réalité de notre métier réside dans la prise de risque pour chaque livre. Le travail de l'éditeur est d'investir en permanence. Choisir un auteur, c'est d'abord un choix humain et réciproque, une rencontre qui bien souvent fait naître une relation intense pour de nombreuses années. C'est également un financement apporté quelquefois plusieurs années avant la parution de l'œuvre, pour l'accompagnement éditorial, l'impression, la diffusion, la promotion et dans bien des cas pour la participation aux salons à l'international. Beaucoup d'éditeurs publient au fil du temps en 50 langues, dans plus de 100 pays... C'est un acte culturel et économique conséquent qui fait la promotion de la culture française et qui attire en retour des auteurs étrangers. Au Salon du Livre de Paris, le nombre de pays étrangers qui prennent un stand ne cesse d'augmenter.
Par ailleurs, bien que nous n'ayons jamais autant publié - 98.000 titres, nouveautés et rééditions en 2014 -, il n'y a que 5% environ des manuscrits en littérature qui sont édités. Cela laisse la possibilité pour d'autres formes d'édition de se développer : l'autoédition par exemple. Dans ce cas, c'est l'auteur lui-même qui prend le risque. Mais quel qu’il soit, il y aura toujours quelqu'un qui devra financer le travail accompli ! Comment en effet vendre quelque chose qui n'a donné lieu à aucun investissement ? Sauf exceptions, les auteurs qui s’auto-éditent devront financer l'accès de leurs livres aux tables physiques des librairies, pour obtenir une visibilité que le numérique ne peut offrir de la même manière. Le principal reste que beaucoup d'auteurs sont heureux de leur relation professionnelle avec leur éditeur. Tant que ce travail-là se fait et continuera de se faire, cela voudra dire que les éditeurs auront fait la preuve de leur capacité à identifier un auteur et d'en faire un auteur à succès.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Vincent Montagne : Tout d'abord, le prix du livre n'est pas élevé. En moyenne 11€, tous types d'édition confondus. Le livre de poche a précisément été inventé par les éditeurs pour répondre aux différentes demandes. Et rapporté au temps de lecture et de divertissement, le livre est le moins cher des médias. Le prix du livre augmente depuis vingt ans moins vite que le coût de la vie et en période de stagflation, il y a peu de raisons d'augmenter les prix.
Vincent Montagne : Le coût de fabrication a plutôt diminué, grâce aux efforts des imprimeurs : la modernisation des imprimeries, par exemple dans le temps de calage, a permis de réduire les coûts fixes. En conséquence, les tirages ont été mieux ajustés aux perspectives de vente sans dégrader le point mort [volume de vente nécessaire pour que les recettes équilibrent les coûts, NdR]. La baisse du prix du papier a été également un facteur essentiel de la baisse des coûts de production. Grâce au travail des libraires et à l'ajustement des tirages, le taux de retour s'améliore en 2015. Et c'est vertueux pour l'ensemble de la chaîne du livre.
La part des droits d'auteurs dans le compte d'exploitation des éditeurs augmente, a contrario, régulièrement. Il y a également une croissance des prélèvements obligatoires, avec l'adjonction de nouvelles taxes. En tout état de cause, les revenus nets constatés sont moins importants.
Vincent Montagne : Nous devons tout d'abord travailler ensemble pour déterminer quelle est la part structurelle de cette baisse. Il y a tout lieu de penser qu'elle est en grande partie structurelle à cause de la baisse de l'usage des appareils de reprographie et de la réduction de la copie privée.
Mais il existe des anomalies : la baisse de la taxe collectée sur le chiffre d'affaires des éditeurs, de l'ordre de 13 % en 2014, ne correspond pas à l’évolution du chiffre d'affaires des éditeurs. Il faudra que le Ministère de la Culture nous donne des explications sur ce décalage qui tient à l'organisation de la collecte par Bercy.
Au Salon du Livre de Paris 2015 (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Vincent Montagne : Il est prévu que nous travaillions d'ici la fin janvier 2016, sous l'égide du ministère de la Culture, sur l'analyse des missions du CNL et notamment la répartition des aides sur l'ensemble de la chaîne du livre. Auteurs, éditeurs et libraires sont très attachés à ce que l'ensemble de la chaîne du livre bénéficie harmonieusement des aides du CNL.
Vincent Montagne : Je pense que c'est un excellent exemple de la solidarité de la chaîne du livre. À l'époque, il nous était difficile de faire comprendre que les faillites des librairies Chapitre et Virgin étaient d'abord le reflet de leur mauvaise gestion. Or l'avenir nous a donné raison. Aujourd'hui les grandes librairies indépendantes se portent plutôt bien, et bénéficient de la solidité de l'édition. Les aides proposées aux libraires par l'Adelc ou l'Ifcic dans le cadre du plan librairies ne sont d'ailleurs pas toutes utilisées.
Christine de Mazières et Vincent Montagne, en 2013 (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Christine de Mazières : L'objectif fixé de 7 millions était un objectif maximal qui avait pour contrepartie une baisse de la TVA [de 5,5 % à 5 %, NdR]. Le gouvernement y a renoncé. Cette baisse de 0,5 point aurait permis de mobiliser les 7 millions annoncés. Malgré cette absence d'économie, les éditeurs ont versé pour les libraires de l'ordre d'un million d'euros.
Vincent Montagne : Les ventes du projet ReLIRE ont démarré en septembre dernier : les premières statistiques sont encourageantes. Le projet dans son ensemble a été structuré financièrement par Le Cercle de la Librairie, le CNL et la Caisse des Dépôts, tandis que la numérisation est assurée par la BnF. C'est un engagement pluriannuel, jusqu'à la montée en puissance des ventes. Le Ministère de la Culture, soutient depuis le départ ce projet. Il a été très impliqué dans la négociation avec Caisse des Dépôts. Le financement du CNL est important au départ, parce qu'il finance la numérisation, mais les ventes prendront le relais. Rien n'est remis en cause aujourd'hui.
Vincent Montagne : L'idée de faire vérifier tous les comptes d’exploitation des livres par un tiers de confiance est totalement inopérante. Cet amendement est un peu calqué sur les mécanismes qui existent dans d'autres secteurs très différents, comme le cinéma, qui sort quelques centaines de films par an avec des budgets en millions d'euros. Avec près de 100 000 livres et rééditions publiés chaque année et des exploitations parfois en centaines d'euros, l'idée de transférer le suivi de l'exploitation de chaque livre à un tiers de confiance est tout simplement un délire administratif.
Vincent Montagne : Le syndicat n'a pas vocation à fixer ou discuter des taux de rémunération. Sur un plan juridique, cela serait considéré comme une forme d'entente. Ce ne peut être qu'une discussion de gré à gré entre un auteur et son éditeur. Cela a été très bien entendu par les auteurs jeunesse qui ont fait remonter à leurs éditeurs leurs demandes.
Au Salon du Livre et de la Presse Jeunesse (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Vincent Montagne : Le grand lecteur de demain est le jeune lecteur d'aujourd'hui ! Le livre jeunesse doit être moins cher, parce qu'il doit être accessible financièrement au jeune lecteur. Or, si le prix du livre est plus faible, son compte d'exploitation est encore plus difficile, et donc sa rentabilité plus délicate à atteindre. Par conséquent, tout est proportionné. Le temps de lecture est aussi plus court.
Vincent Montagne : C'est un sujet sur lequel les auteurs et les éditeurs sont totalement alignés. Je partage la préoccupation des auteurs, qui souhaitent que le prêt numérique ne réduise pas leur rémunération. Les intérêts des éditeurs, comme ceux des libraires, vont dans le même sens. Les auteurs, les éditeurs, les libraires, les bibliothécaires ont ensemble participé à toutes les discussions pour mettre PNB en place, notamment celles relatives aux recommandations, fin 2014, sur la diffusion du livre numérique en bibliothèque. Le projet a démarré fin 2014.
Fin 2015, un grand groupe d'édition [Hachette Livre, NdR] a mis ses titres dans PNB, ce qui améliore sensiblement l'offre. Il faut encore attendre un peu pour faire une évaluation qui ait du sens. Cette expérimentation est également nécessaire pour les bibliothèques qui devront gérer leur fréquentation physique dans les années à venir. Le jour où plus personne ne se déplacera, une BnF suffira pour centraliser les prêts. Ce qui serait contraire à la vocation sociale des bibliothèques. C’est pourquoi nous partageons l’inquiétude des auteurs quant à la menace d'une exception bibliothèque, qui est un risque extrêmement fort au niveau européen.
Vincent Montagne : Nous gardons surtout à l'esprit que rien n'est fait : auteurs, éditeurs et libraires, nous devons continuer à nous mobiliser jusqu'au mois de juin, date à laquelle sortira le texte de la commission. En ce qui concerne les exceptions dans l'écrit, rien n'a bougé. Le livre est plus que jamais ciblé : extension des exceptions pédagogiques, exception pour fouille de textes... Le tout sans évaluation quant à l'impact de ces réformes.
Günther Oettinger, Commissaire européen à l'économie et à la société numériques
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Christine de Mazières : Il y a quelques années, l'ATILF [analyse et traitement informatique de la langue française, NdR], un laboratoire de linguistique du CNRS et de l'université de Nancy, avait numérisé des ouvrages de littérature française pour faire des recherches linguistiques. Les éditeurs littéraires s'étaient un peu émus de cette numérisation. Mais très vite, s’agissant de travaux de recherche sans risque de dissémination, nous avons mis au point une convention avec ce laboratoire. Cet exemple pour souligner que le mode contractuel fonctionne. « La licence avant l'exception » pourrions-nous dire. D'autant que ces offres et licences existent déjà et qu’elles sont peu utilisées. Cela dit, on pourrait imaginer des solutions contractuelles avec un tiers de confiance qui pourrait être la BnF, par exemple. Cette dernière pourrait développer un service de fouilles avec des contrats avec chaque éditeur, sans qu'il y ait besoin d'une exception. Cela nécessiterait bien sûr un certain investissement, avec la création d'un hub pour permettre d'accéder aux contenus.
Vincent Montagne : L'idée d'un grand marché numérique, faisant fi de l'aspect linguistique du livre et de la nécessaire diversité éditoriale, n'a pas beaucoup de sens ! Ni culturel, ni économique ! De toute façon, nous n'avons pas de restrictions territoriales, nous vendons les droits de traduction à qui veut.
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Christine de Mazières : Je pense qu'il faut d'abord rappeler un certain contexte : nous n'avons rien contre les communs, et les Creative Commons sont de très bonnes licences qui coexistent avec le droit d'auteur. Simplement, la notion de « domaine public informationnel » est apparue dans un texte à la va-vite, n'a fait l'objet d'aucune concertation, et sa rédaction laissait craindre des recours contentieux à l'infini.
Les rédacteurs ont en effet eu l'idée de le raccrocher à l'article 714 du Code civil qui a été rédigé en 1830 pour évoquer l'eau et l'air en tant que biens communs. Un passage précisait même que n'importe quelle association était habilitée à saisir le juge pour dire que tel éditeur de presse ou de livres n'a pas le droit de protéger ses publications. C'était vraiment un grand coup porté à l'édifice du droit d'auteur.
Christine de Mazières : Le CSPLA a demandé à Me Martin de rédiger une note dans un laps de temps très court, car l'urgence était déclarée sur cette procédure législative. Cet avis souligne les risques découlant des incertitudes d’interprétation du projet de texte et conclut qu’une réflexion plus approfondie paraît nécessaire. Cette notion est très intéressante, intellectuellement, pour éviter par exemple des réappropriations abusives du domaine public, mais il faut que nous ayons le temps de l'évaluer consciencieusement pour éviter des dommages collatéraux.
Christine de Mazières : Actuellement, c'est une faculté laissée aux chercheurs de publier leurs articles sur un répertoire ouvert et gratuit. Mais un certain nombre d'institutions de recherche ont réclamé, dans le cadre de la consultation Lemaire, que ce soit rendu obligatoire. On est à peu près sûrs que cela risque de devenir obligatoire, et cela signerait la mort de l'édition scientifique privée indépendante.
Dans le projet de loi publié en septembre, les délais avant la publication d'un article en open access étaient de 12 mois pour les sciences exactes et 23 pour les sciences humaines et sociales. Le 5 novembre, après la consultation, Axelle Lemaire a annoncé un nouveau texte, qui a fait passer d'un coup les délais respectifs à 6 et 12 mois, sans aucune explication autre qu'une recommandation de l'Union européenne qui date de 2012 et qui n'est basée sur aucune évaluation. Elle n'a d'ailleurs été suivie par aucun État en Europe. Anglais, Allemands et Italiens, qui ont travaillé sur la question de l'open access, ont fait des études d'impact, et n'ont pas choisi ces délais, car ils mettent les revues scientifiques en danger. Une étude du cabinet indépendant Idate, commandée par la plateforme CAIRN, conclut d'ailleurs que ces délais mettent en péril l'équilibre économique des revues de sciences humaines.
(SLUB Dresden, CC BY 2.0)
Christine de Mazières : Si au bout de quelques mois après la production, la validation et la publication d'un article scientifique, son accès devient gratuit, beaucoup de bibliothèques universitaires et de centres de recherche se désabonneront et attendront la fin du délai pour consulter les articles en open access. C'est la raison pour laquelle nous réclamons des études d'impact, pour chaque discipline scientifique : ainsi, en mathématiques, la validité d'un article est très longue, quand en biologie, au contraire, elle est très courte. L'open access existe déjà et a été mis en place par certains acteurs : chez CAIRN, le délai moyen est de 40 mois, à peu près 3 ans, avant le passage en open access.
Vincent Montagne : Il faut aussi comprendre qu'un article intéressant, une fois passé en accès ouvert, sera directement republié dans une revue anglophone, par exemple, mais sous une forme payante. En ouvrant les vannes de l'open access, on accélérera encore la mondialisation de l'anglais à partir des chercheurs que nous finançons en France. Les laboratoires qui financent les revues scientifiques vont peu à peu se désintéresser des revues françaises.
Christine de Mazières : En sciences exactes, il n'y a déjà plus que trois éditeurs qui publient en français : Lavoisier, EDP Sciences et John Libbey. Les chercheurs français ont déjà du mal à se faire publier. Une sorte de marginalisation est en cours, et si on accélère la concentration, ce qui est contraire à ce que réclament les chercheurs, cela posera un problème sérieux quant aux débouchés de la recherche française.
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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