Dans la même veine, un roman comme Twilight qui présente une famille de vampires végétariens dont la peau brille au soleil, cela s’éloigne radicalement du sens symbolique de ces créatures, non ?
Depuis plus de 35 ans, Claude Lecouteux fréquente des créatures improbables : les loups-garous, les vampires… et même les morts, que ce professeur émérite de la Sorbonne tire de l’oubli en démontrant la place – bien vivante ! – qu’ils occupent dans les croyances, à toutes les époques. Avec la réédition de sa traduction de la Légende de Siegfried (Seyfrid) chez La Völva, il nous accompagne aux racines de la fantasy et du jeu de rôle. Siegfried, héros colérique, y croise un roi nain à la cape follette, un géant meurtrier et un dragon métamorphe.
Claude Lecouteux occupe depuis 2007 la chaire de littérature et civilisation germaniques médiévales à la Sorbonne. De 1975 à nos jours, il s’est concentré sur quatre axes de recherche : les êtres de la mythologie populaire (une passion qu’il partage avec Pierre Dubois), les croyances liées à la mort, les mythes, contes et légendes, et la magie. Comme son compère elficologue, la liste de ses publications est beaucoup plus fournie que sa barbe ! Parmi 25 ouvrages en français et une quinzaine de traductions, citons l’excellente Histoire du double (qui examine la croyance médiévale en ce que l’on appelle désormais le « double astral »), et Mélusine et le chevalier du cygne, récompensé par l’Académie française.
La seconde édition de la légende de Siegfried (titre original : Hürnen Seyfrid), qui vient de paraître chez la Völva, n’est pas qu’un texte réservé aux médiévistes. Il représente une source d’informations incontournable pour comprendre les thématiques classiques de la fantasy et du jeu de rôle. Les personnages du dragon et du nain, les quêtes, le trésor du dragon et les objets magiques rappellent furieusement des romans et des jeux très contemporains – tels le classique Donjons et dragons. La légende de Siegfried fait par ailleurs partie des sources utilisées par J.R.R. Tolkien pour concevoir la Terre du Milieu, bien qu’il n’aie pas étudié ce texte en particulier.
Il n’y a aucun doute : le dragon du Seyfrid, aussi grand qu’une montagne, a un net air de parenté avec le maléfique Smaug…
Amélie Tsaag Valren : Bonjour Claude Lecouteux. Vos thèmes de recherche, en particulier la magie et la mythologie populaire, pourraient passer pour « peu sérieux » ! Pourquoi les avoir choisis ?
Claude Lecouteux : D’abord par goût, car, depuis l’enfance, j’ai été séduit par le foisonnement de thèmes, de motifs se rencontrant dans les anciens textes ; j’étais intrigué par tous ces êtres singuliers, nains, géants, kobold, monstres, etc., et j’ai plus tard voulu savoir ce qui se dissimulait derrière ces récits souvent taxés à tort de « contes de bonne femme ». Cela m’a peu à peu orienté vers l’étude des mentalités et là, j’ai découvert une mine d’or : sur les fantômes et revenants, point d’études sérieuses ; sur le loup-garou, les explications de la « métamorphose » ne me satisfaisaient pas ; sur la magie, les ouvrages sérieux éludaient un grand nombre de difficultés, notamment celles posées par les formules cryptées, ce qui m’a incité à faire un dictionnaire des dites formules (plus de 900 entrées) ; et comme la magie touche à presque tous les domaines, je me suis aussi occupé des pierres magiques.
Quand on rentre dans les prescriptions magiques, on est stupéfait par la naïveté des recettes et on se demande comment nos ancêtres y ont cru. On constate que la croyance ne s’est jamais éteinte. C’est fascinant et je viens d’achever un recueil avec plus de 500 recettes de guérison et de protection.
Dessin inédit de Pierre Dubois représentant Claude Lecouteux. « Dans ses BDs Pierre m’a donné le nom de Claudius Expensyve »
A. T. — V. : Avez-vous rencontré des difficultés d’acceptation de ces thématiques auprès de vos pairs, à vos débuts ?
C. L. : Ces domaines ne sont pas sérieux pour un prof. en Sorbonne, on me l’a fait comprendre, notamment en m’appelant « le folkloriste », ce qui dans notre milieu n’est guère flatteur. Mais les étudiants m’ont sauvé en choisissant mes cours (le Moyen Âge avait été transformé en option), et mes séminaires sur ces sujets avaient beaucoup de participants, de toutes disciplines, anthropologie, ethnologie, etc. ; j’ai même pu créer un enseignement de mythologie germanique et confronter mes auditeurs avec les êtres fantastiques que l’on retrouve plus tard dans les contes et légendes.
A. T. — V. : Quelle est votre méthode d’enquête ? Pierre Dubois parle du petit peuple comme d’un « univers où il n’est jamais possible de cerner les êtres ». Vous avez un secret pour y parvenir, n’est-ce pas ?
C. L. : Elle est simple : choisir un thème, un motif ou une créature et tenter de retracer son histoire grâce à un corpus de textes le plus large possible. Ensuite, chercher à percer le secret de son nom, car, dans les temps anciens, celui-ci est toujours significatif. Un exemple : étymologiquement, le nain germanique (zwerc, dwarf, dvergr) est un tordu que l’on craignait, alors que l’elfe (ælf,álfr, alb, elbe) était bienveillant et vénéré. En utilisant les ressources de plusieurs disciplines, on fait mille découvertes : telle créature assimilée au nain est, par exemple, la transformation d’une phase de la lune. Enfin, ne jamais faire confiance à ce que les auteurs veulent faire croire. Je m’explique. Ils sont le produit de leur temps, de leur culture, de leur religion ; quand ils rapportent des éléments qui les choquent, ils les transforment, édulcorent ou rationalisent. Mon travail est de repérer leur gêne, leurs contradictions, leur volonté de masquer une autre réalité, de repérer en même temps toutes les références à des sources orales (on dit, le bruit court, j’ai entendu...). Cette méthode permet de faire la part des choses et d’approcher au plus près la spécificité des créatures ou des pratiques.
A. T. — V. : Dès les premières lignes, le Seyfrid nous présente un héros qui paraît antipathique au lecteur du XXIe siècle, bien prompt à détester les personnages caractériels ou à accuser le héros de misogynie. Comment replacer Siegfried dans le contexte de son époque ?
C. L. : À cette époque-là, on admirait les personnes de caractère, or, le plus souvent ce caractère est aux antipodes de nos critères actuels. Seyfried est, dans toute sa geste, brutal, réfléchit peu, réagit violemment à la moindre pique, mais il n’est pas le seul dans ce cas, les sagas islandaises sont pleines de héros semblables. Depuis, les mœurs se sont policées, mais il ne faut surtout pas juger ce preux selon notre civilisation contemporaine.
A. T. — V. : Vous êtes un grand spécialiste de la métamorphose et du double, deux thématiques que l’on trouve (au moins en filigrane) dans tous vos écrits. Où retrouve-t-on ces thèmes dans le Siegfried ?
C. L. : Le dragon est un homme métamorphosé, thème très répandu dans les contes et légendes, soit par suite d’un sort, soit en punition d’un méfait. Ici, l’auteur anonyme ne nous dit pas ce qu’il a fait, mais c’est une femme qui l’a ensorcelé. Du reste, je donne en appendice un bel exemple de la parenté de ce thème avec celui attesté par un roman anglo-normand du XIVe siècle.
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A. T. — V. :… et pour rester sur le dragon, on entend souvent parler de ce thème « classique » des dragons ravisseurs de princesses et gardiens de trésors… pourtant, à notre époque, les parodies sont plus nombreuses que les exemples du récit « classique », au point que des films comme Dragons et des livres comme Eragon, l’ont rendu sympathique… pensez-vous que ces œuvres détruisent le sens symbolique de ces créatures ?
C. L. : Absolument pas, au contraire ! Elles le réactualisent et en assurent la pérennité. Le dragon fera toujours rêver et suscitera aussi bien peur qu'émerveillement.
A. T. — V. :
C. L. : Ce n’est qu’une tentative de renouveler le personnage du vampire, de le mettre au goût du jour, de le rendre porteur d’un autre message. En prenant le contre-pied de la tradition ancestrale, l’écrivain a manifestement cherché à faire parler de lui, et il a réussi ! D’une créature nocturne, décharnée, sanguinaire, grise, effrayante, on est passé à un mangeur de légumes séduisant, mais le fonds de l’histoire se rencontre déjà dans La morte amoureuse de Théophile Gautier. On fait du neuf avec du vieux !
A. T. — V. : Pensez-vous qu’auteurs, lecteurs et joueurs de fantasy et de jeu de rôle contribuent à « réenchanter le monde » ?
C. L. : Certainement ! Je suis même allé donner une conférence à un club de jeu de rôle dont les membres désiraient approcher au plus près ce que cachaient les histoires de loups-garous ; je leur ai fourni matière à développer leurs personnages. Le réenchantement du monde passe par la survie des croyances du passé qui ne cessent d’alimenter romans (voyez Fred Vargas), films (voyez l’héroïc-fantasy et tous les successeurs de Tolkien), et jeux (Donjons et dragons) ainsi que les revues qui en parlent.
A. T. — V. : Auriez-vous un message à transmettre à ces nombreux jeunes lecteurs et joueurs en quête de merveilleux et de magie ?
C. L. : Peut-être ! Lisez les ouvrages traitant de mythologies et de légende, lisez les anciens textes accessibles en traductions, vous y trouverez de quoi enrichir vos jeux, de les ancrer dans une réalité d’antan, et vous ferez œuvre pieuse en montrant tout ce que le monde mental de nos lointains ancêtres peut apporter à un monde moderne dépoétisé et en proie au doute et au désarroi.
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