ENTRETIEN – Le nom de sa maison d’édition doit tout à Tzvetan Todorov, mais la réussite qu’elle connaît lui en revient pleinement. Antoaneta Koleva dirige les éditions Critique and Humanism, spécialisées dans les sciences humaines. Une éditrice qui, en Bulgarie, a fait le choix de l’exigence et s’y tient, coûte que coûte. Mais comme elle le dit, « les expériences extrêmes sont notre spécialité ».
réalisé en partenariat avec l’Alliance internationale des éditeurs indépendants
Antoaneta Koleva : Elle a été créée en 1990, un an après ces événements de l’histoire contemporaine connus sous le nom de « transition du socialisme à la démocratie et l’économie de marché ». Cela s’est déroulé dans l’Europe de l’Est et centrale, et également en Bulgarie. Critique and Humanism, ou de son abréviation KX [initiales du bulgare Критика et Хуманизъм, NdR] s’est installée à l’initiative de professeurs d’université, de sciences sociale et humaine.
Au commencement, elle faisait partie d’un réseau plus large : une organisation, comme une ONG, s’occupant de publication de livres, d’une revue et faisant de la recherche en dehors du cadre universitaire. Puis, en 1995, elle est devenue une maison d’édition, en totale indépendance, et c’est à cette époque que j’en ai pris la direction. Je sortais de mon doctorat en philosophie à l’université de Sofia, et j’avais choisi de me consacrer à la traduction d’œuvres philosophiques contemporaines en français.
Ainsi, depuis 1995, je planifie la ligne éditoriale, travaillant avec un groupe informel de consultants universitaires de Bulgarie, d’Europe et d’Amérique. C’est ce qui a toujours garanti la qualité académique de notre catalogue – et bien qu’étant petit et indépendant, nous travaillons en fait comme un éditeur universitaire classique.
Si nous sommes restés fermement accrochés aux Humanités contemporaines, nous expérimentons depuis 8 ans la publication de poésie et de fictions, dont les sujets ont beaucoup en commun avec les Humanités. Nous intervenons dans un petit pays, à travers une petite langue – selon la nomenclature européenne. Aussi, sommes contraints à rester petits en tant qu’éditeur et non-commerciaux – dans le sens mainstream – pour préserver notre indépendance.
Ainsi, nous nous efforçons de jouer notre rôle d’acteur culturel de qualité, à travers des titres, nos lancements et toutes nos activités paraéditoriales. Je pense que c’est ce qui nous a permis de continuer, durant ces années.
Parmi nos titres, nous publions des textes portant un accent particulier sur les théories postmodernes et la pensée critique, comme le suggère notre nom] choisi d’ailleurs d’après un texte de Tzvetan Todorov sur l’humanisme critique. Or, depuis deux ans, nous avons particulièrement recherché une conception graphique des couvertures pour inciter les lecteurs, sinon les interpeller. Et dans le même temps, nous expérimentons de nouvelles présentations, théâtrales, pour nos lancements, de même que des booktrailers.
Ces derniers temps sont difficiles, en raison de la forte émigration des étudiants bulgares, ce qui diminue le nombre potentiel de nos lecteurs – ils partent vers des universités d’Europe de l’ouest ou américaines. C’est le plus grand défi que nous n’ayons jamais rencontré, pour ce qui touche à notre politique éditoriale. Et probablement notre survie même est en jeu : voilà ce à quoi nous sommes confrontés.
Antoaneta Koleva : Le secteur souffre toujours d’un complexe propre aux économies post-communistes, dans les mentalités et chez les personnes, mais nous pouvons espérer que cela s’améliore – même si c’est bien plus lent qu’on ne s’y attendait. Le contexte culturel général du pays est celui d’une « petite culture », toujours selon cette terminologie de l’Union. Avec 7,6 millions d’habitants, et en dépit de la cinquantaine d’universités – supposant qu’un grand nombre de citoyens est instruit –, il n’est pas facile de vendre 1000 exemplaires d’un livre.
Je vais simplifier l’image : plus de 5000 éditeurs sont officiellement recensés, mais seuls 1000 d’entre eux sont pleinement opérationnels, y compris ceux qui publient un titre par an. Autrement dit, l’édition n’est pas leur activité principale. Et si l’on s’appuie sur le nombre de participants aux foires internationales, le nombre passerait à 200 – dont peut-être une cinquantaine trop petits pour s’aventurer dans une pareille aventure, assez onéreuse.
Voici d’autres chiffres pour apporter quelques précisions : entre 5 et 10 éditeurs produisent quelque 200 titres par an, alors que la majorité des maisons actives publient entre 12 et 20 ouvrages. L’agence nationale ISBN, montre en réalité que 10 titres est une production moyenne dans notre pays. Ce n’est pas beaucoup.
En fait, le problème principal, me semble-t-il, est que la plupart des éditeurs de taille moyenne et petite manquent de cohérence éditoriale et d’une ligne stable, quelle qu’elle soit. Celle qui aiderait à forger leur image, ou à se spécialiser dans un domaine. C’est très important, du fait que 80 % des titres parus sont des traductions, ce qui nécessite une spécialisation. Et malheureusement, nombre d’entre elles n’ont pas de sentiment de solidarité professionnelle. Bien sûr, il y a l’Association du livre bulgare, avec moins d’une centaine de membres, et qui fonctionne principalement comme organisateur des foires nationales.
Loin d’être pessimiste, au contraire, j’avais lancé voilà quelques années l’idée d’instaurer un regroupement d’éditeurs professionnels spécialisés, et nous l’avons réalisé. La Société bulgare des éditeurs d’Humanités a été fondée en 2007, mue par un principe de partage d’expériences et de conception de projets communs. Cela permet de trouver des solutions aux problèmes spécifiques de chacun. Mais nous restons limités par le manque de solidarité entre professionnels – qui nous empêche de collaborer plus ensemble.
Un mot sur les tirages moyens serait encore plus clair : statistiquement, on sait que le nombre de livres publiés chaque année augmente sensiblement, tandis que le tirage moyen est en baisse. Ce n’est pas une bonne tendance, mais je pense qu’il s’agit un constat plus large, qui s’accélère et va bien au-delà de notre propre marché. Nous pouvons d’ailleurs deviner facilement ce que cela impliquer en termes de qualité éditoriale.
Quant à l’État et aux mesures publiques autour de l’édition, je dirais qu’au cours de la période de transition et jusqu’à présent, le secteur a été l’un des domaines les plus négligés par les politiques de tous les gouvernements à ce jour. Nous avons un programme incroyablement mince de bourses d’État au ministère de la Culture et le plus douloureux est que la TVA sur les livres, de 20 %, est l’une des plus élevées d’Europe. Cela rend difficile la situation des petites maisons.
En outre, nous disposons d’une législation économique locale propre, et assez étrange, selon laquelle certains acteurs dont le chiffre d’affaires est inférieur à un seuil ne sont pas pris en compte par les services de TVA. C’est le cas de la plupart des éditeurs. Par conséquent, des problèmes quasi insolubles se posent entre les éditeurs non enregistrés et les libraires, qui doivent s’en acquitter. Nous faisons tout notre possible, pour obtenir un taux réduit, sans parler d’un taux zéro, mais ces efforts ont été infructueux.
Antoaneta Koleva : En tant qu’éditeur indépendant, avec une cohérence éditoriale, nous ne pouvons pas grandir. Alors, la question est de savoir comment fonctionner durablement, et d’une certaine manière, influente, sur le marché. Nous n’avons pas trouvé d’autre réponse que de nous efforcer de maintenir une production de grande qualité, sans contenus trop grand public. Et ce, quelles que soient les pressions qui s’exercent dans l’accélération du processus de production. À cela s’ajoute, je crois, une bonne image auprès du public. En plus, nous essayons d’impliquer les lecteurs eux-mêmes dans notre travail, surtout en matière de promotion.
Je vais d’ailleurs replacer le contexte de la librairie, brièvement, dans notre pays : il y a quelques grandes chaînes, avec des magasins à travers le pays, ainsi qu’un petit nombre de librairies indépendantes et spécialisées d’excellente qualité. Or, nous assistons à un lent et constant déclin de ces dernières. À de rares exceptions près, la plupart des librairies n’offrent plus que des titres populaires, de sorte que les éditeurs aux titres exigeants deviennent difficiles à dénicher.
Presque tous les libraires proposent leurs catalogues en ligne, avec la même offre que celle en magasin, ce qui est très bien. Mais les plateformes de vente d’ebook ne sont pas encore développées et, de la même manière, le marché de l’édition numérique est très loin derrière les tendances mondiales. Enfin, les grandes maisons d’édition vendent leurs titres aux distributeurs, avec un paiement immédiat, tandis que les indépendants sont contraints de le faire en dépôt-vente.
Le pays compte officiellement 4500 bibliothèques, un nombre considérable, par rapport aux habitants. Sauf qu’en réalité, seuls 50 d’entre elles peuvent intervenir sur le marché du livre et influencer le commerce. Malheureusement, le tout se fait à travers des cadres très rigides et des budgets restreints. Le financement des acquisitions par les bibliothèques a toujours été insuffisant : dans ces conditions, nous tâchons de garder notre image d’éditeur quasi universitaire...
Antoaneta Koleva : Comme je l’ai évoqué, le marché de l’ebook, localement, est complètement sous-développé. Nous n’avons pas de plateformes pour la vente numérique, qui aient suffisamment démontré être dignes de confiance pour que notre maison – et d’autres éditeurs – commence à procéder aux investissements nécessaires.
En réalité, notre lectorat est assez petit et lorsque l’on investit des montants considérables dans une traduction significative et très pointue, pour un ouvrage philosophique fondamental, on reste prudent quant à la création d’une offre numérique. Cette dernière pourrait être immédiatement dérobée, mise en ligne illégalement, et distribuée auprès d’un public sur lequel justement nous comptons.
C’est pourquoi nous sommes encore réticents à numériser nos titres, car le processus est encore plus compliqué quand il s’agit de traductions – qui impliquent des négociations supplémentaires pour les droits, et des versements de droits d’auteurs. En fin de compte, c’est une fois de plus la taille du lectorat – et le nombre de copies vendues – qui détermine le choix d’un éditeur de faire ou non du numérique.
Antoaneta Koleva : Justement, je l’évoquais : nous sommes à la recherche de solutions radicalement nouvelles pour présenter nos livres. Nous avons ainsi passé un certain temps sur des travaux préparatoires et théoriques, avec des interprètes et des artistes, tout en mettant l’accent sur le croisement entre le livre et la performance. À cette époque, nous venions d’acheter une série de textes nouvellement traduits de cas psychanalytiques classiques de Sigmund Freud. Nous avons alors tenté l’aventure.
Dans un premier temps, nous avons sensibilisé les lecteurs à travers le regard même porté sur ces livres. Au lieu d’un simple ouvrage, nous avons constitué un ensemble incluant également un cahier conçu pour l’occasion et un petit « livre de recettes du Dr Freud », apportant une notion ludique. Ces trois éléments sont alors vendus en librairie dans un emballage spécifique. L’idée est venue d’une collègue éditrice, Malina Tomova et d’une designer, Yan Levieva. Nous avons maintenant une collection de six volumes présentés de cette manière aux lecteurs. Le public fut ravi de ce contraste entre livres sérieux et présentation ludiques. Et un an plus tard, d’autres éditeurs se sont intéressés à Freud, à la demande du public, intrigué par nos expériences.
Ce qui est crucial, c’est que nous nous efforçons de lancer les livres de façon totalement différente. Dans des événements théâtraux, mis en scène, où le public est alors pleinement impliqué, mis en relation directe. Nous jouons avec lui, et faisons vivre les « personnages » de Freud sur la scène. Cela semble simple, léger, amusant – mais nécessite que des spécialistes s’y consacrent, ainsi que du temps et de l’énergie. C’est cependant le moyen le plus efficace que nous ayons trouvé pour rester proches de nos lecteurs.
Un autre cas de figure, quand nous avons cherché à attirer davantage de jeunes vers nos ouvrages : nous nous sommes lancés dans les booktrailers. Deux points positifs en ressortent : d’un côté, nous produisons une forme de dramatisation de livres théoriques sérieux, et pas un communiqué de presse standard et ennuyeux. Ensuite, les producteurs mêmes de booktrailers, concepteurs, photographes, directeurs, etc., sont des étudiants en sciences humaines.
Imaginez alors le volumineux ouvrage du sociologue allemand Hartmut Rosa, Bechleunigung [Accélération : Une critique sociale du temps, chez La Découverte, 2010, traduit par Didier Renault], mis en scène par un étudiant de sociologie, de philo et de langues. Ils sont alors spectaculaires et imaginatifs, pour inciter les lecteurs à se plonger dans l’ouvrage.
Tout cela n’est pas simple, mais les effets, sur le long terme, valent les efforts que nous réalisons. Bien sûr, très souvent, des fonds externes, provenant d’institutions qui soutiennent la culture et le livre, sont nécessaires pour élaborer des projets aussi pionniers. Mais le fait est que les expériences à la limite de l’édition universitaire et de l’art de l’édition sont notre spécialité.
Antoaneta Koleva : Au niveau national, ce sont nos différentes foires du livre, organisées deux fois par an, en mai et décembre. Sauf qu’elles sont devenues une sorte de grand bazar du livre, où les lecteurs peuvent venir voir toute la production d’un éditeur et acheter des livres avec d’importants rabais. Un grand nombre de lancements de livres, de lectures et d’événements accompagnent ces manifestations. Et d’ordinaire, en décembre, nous invitons un pays étranger, mais on ne peut pas mettre en place de véritables événements comme la Foire de Londres, celle de Francfort ou le salon Livre Paris.
En ce qui concerne les événements internationaux, les trois que je viens de citer sont, au niveau européen, les plus importantes. Toutefois, pour un éditeur spécialisé dans les sciences humaines, où le nombre de titres et d’auteurs et relativement faible, les foires du livre ne sont pas assez importants pour être en relation avec les tendances, ni entrer en relation avec mes collègues. Nous sommes sur un temps plus lent. Je pense qu’avec internet, les foires deviennent de plus en plus des manifestation célébrant la culture du livre, que des occasions de rencontres professionnelles. Et c’est pourquoi nous avons peut-être plus encore besoin d’elles.
Cependant, les événements qui me manquent sont ceux où les professionnels communiquent : des séminaires, des discussions autour des problèmes rencontrés, des conceptions stratégiques communes. Ne trouvez-vous pas que la place de l’édition a été sous-estimée dans les programmes de l’Union européenne ? Avez-vous déjà observé les contraintes, dans la conception même des dispositifs de l’UE pour les aides à la traduction ? Je pense qu’ils reflètent notre incapacité à agir ensemble, dans un intérêt commun.
Antoaneta Koleva : Nous collaborons depuis de nombreuses années ave des éditeurs français, principalement dans la traduction de leurs œuvres. Pour n’en énumérer que quelques-uns, je parlerai de Seuil, Gallimard, Minuit, PUF, mais également les Editions du E.H.E.S.S., La Découverte, Fayard, Mercure de France, Actes Sud, etc.
À ce titre, il ne serait pas juste d’oublier les programmes du ministère des Affaires étrangères, visant à faciliter la traduction de livres français à l’étranger. Nous avions l’un de ces dispositifs, au niveau local, géré par l’Institut français, à l’ambassade de France. Au moment de son apogée, nous avons pu traduire, pour ainsi dire, un florilège de textes français en bulgare – pays francophone, par le passé.
Mais l’atténuation progressive du dispositif jusqu’à sa disparition totale voilà quelques années a eu des conséquences négatives, pour ce qui est des sciences sociales. Désormais, il est difficile de trouver des textes contemporains sur les sciences humaines, en français. Il existe un soutien de la part de programmes extérieurs, mais avec des fonds qui ont considérablement diminué.
Oui, nous vivons des moments difficiles et tentons de surmonter les nombreuses crises, économiques et financières de l’UE. Et, oui, il est vrai que de nouvelles politiques sont nécessaires, en ce qui concerne le livre. Pourrait-on nier que la publication de livres permet de lutter pour ouvrir les esprits et les cœurs ?
Notre stabilité et notre sécurité, dans leur plus large acception, dépendent sans doute de ce que nous avons remporté de nombreux combats de ce genre. Et les Guerriers du livre ont besoin d’une aide extérieure, en particulier pour les livres de sciences humaines, et dans une période où les valeurs qui sont les nôtres sont menacées.
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