Né en 1951 à Épinal, professeur de Lettres classiques, Denis Montebello vit à La Rochelle depuis plusieurs années. Auteur de nombreux ouvrages, essais, contes et poèmes, l’auteur a également animé des ateliers d’écriture, notamment en prison. On lui doit enfin plusieurs traductions, du latin et de l’occitan. Récompensée par plusieurs prix, son œuvre interroge les liens entre passé et présent, le rapport aux origines, aux étymologies. En juillet 2009, Denis a ouvert le blog « Cotojest ». Notons enfin qu’il a possédé une chienne, Inès… Par Étienne Ruhaud.
Suite de variations canines, ce nouveau recueil explore les liens entre l’homme et nos amis à quatre pattes, sur un mode tantôt humoristique, tantôt mélancolique. Marqué par une grande érudition littéraire, mais aussi pas un sens aigu de l’actualité, Le Titien à sa maman emprunte aussi aux codes oulipiens. L’ensemble est singulier, mêlé…
Étienne Ruhaud : Pourquoi avoir choisi le chien ?
Denis Montebello : Au départ, c'est un jeu. Une contrainte oulipienne. Le Poème pour chien tel que le définit Marcel Bénabou (sa liste de contraintes oulipiennes se trouve sur Internet) : « Poème pour chien – inclut le nom d’un chien d’une manière invisible pour l’œil humain mais parfaitement audible pour l’oreille canine. »
Et je me suis pris au jeu, la contrainte a eu un effet libérateur. Ou c'est le chien, son rôle émancipateur. Celui qu'il avait pour homo sapiens. Et qu'il a retrouvé pendant le premier confinement. En tout cas, l'inspiration était au rendez-vous. Et même l'enthousiasme.
On comprend que tu as eu un chien, ou plutôt une chienne (une certaine Inès), à laquelle tu semblais très attaché. Peux-tu nous en dire davantage? Est-ce cela qui t’a poussé à écrire ce livre ?
Denis Montebello : Je crois que l’élément déclencheur a été Un chien à ma table de Claudie Hunzinger (Prix Fémina 2022). Comme Yes, la chienne du livre, Inès avait été maltraitée, abandonnée par son maître sous prétexte que les autres chiens en sa possession lui faisaient la peau. Nous l’avons choisie un peu par hasard dans les chiens de la SPA. Je ne voulais pas d’un petit chien (du Titien à sa maman !), et c’est un croisement de Boxer et de Labrador (ou de Golden Retriever) qui a débarqué chez nous. C’est l’ange qui s’est installé à notre table. Et qui un matin, après onze ans de vie commune et particulièrement heureuse, nous a quittés, comme on dit dans les nécrologies. C’est la douleur qu’a réveillée le livre de Claudie Hunzinger, le membre absent qui s’est soudain rappelé à moi, le manque, et quand le mot manque, comme chez Montaigne ou en occitan, de celle qu’on a perdue on dit qu’elle est « à dire ». Alors oui, Inès était à dire, et c’est la raison de ce livre.
Mais la question me conduit peut-être à rationaliser a posteriori. Les textes que j’ai réunis ici ont été écrits à la suite, ils se répondent. D’autres sont venus s’ajouter tardivement, mais ils ont trouvé leur place dans la chronologie de l’ensemble, et dans sa logique. Si l’on regarde bien, on peut noter une évolution, constater que le ton change, et la forme. Je suis parti, comme je l’ai dit, d’une contrainte oulipienne. L’Oulipo est aussi présent au début avec Queneau, dont le nom serait le diminutif normanno-picard de chien. Puis progressivement je m’affranchis. C’est le chien qui me libère. Inès, c’est l’ange qui s’invite à ma table, l’élargissement que je n’attendais plus.
Ni roman, ni pièce de théâtre, Le Titien à sa maman se compose d’une série de textes en prose. Peut-on parler de poésie ? On sait que tu as par ailleurs publié des poèmes (Au café d’Apollon, Dumerchez, 2001).
Denis Montebello : Poésie, oui, si l’on entend par là des proses courtes, très denses.
Et si l’on se demande, comme Juliette : « Qu’y a-t-il dans un nom ? » On a vu ce qu’il y avait dans le nom de Queneau. Il y a aussi du « petit chien » dans celui de Catulle. Et des noms qui aboient, comme celui de Plaute. Des noms contre lesquels on écrit, comme Michaux. Un Kafka écrivant pour ressembler à son nom.
Poésie du nom, si comme l’enfant qui découvre le langage, on reçoit les mots comme autant de noms propres. Des noms que l’on s’efforce de remotiver. J’aime les étymologies populaires, le laudanum devenu lait d’ânon. J’aime l’étymologie, l’archéologie, tout ce qui touche à l’origine. J’aime les vestiges, les traces, les fossiles qui s’incrustent dans le présent. Les dictionnaires en sont remplis. J’aime les dictionnaires. Le Titien à sa maman est une sorte de dictionnaire. On choisit son entrée ou on ouvre au hasard. Et on se retrouve avec Yes, ou Inès à sa table.
Tu animes « Cotojest » depuis déjà plusieurs années. Or, la plupart des textes du Titien à sa maman sont, précisément, tirés du site. Quel est ton rapport au blog ? Est-ce un laboratoire d’écriture ? Penses-tu que le blog soit plus important que le livre, ou places-tu les deux activités à égalité ? Constatons également que tu cites des blogs d’écrivain dans Le Titien à sa maman.
Denis Montebello : Dans mes navigations, il m’arrive de rencontrer des blogs, de m’y arrêter. Je leur dois des découvertes.
La correspondance entre Sigmund Freud et son ami Edmund Silberstein, où chacun jouait le rôle d’un chien. Freud écrivait à son Querido Berganza et signait Tu fidel Cipio, perro en el hospital de Sevilla : « Ton fidèle Scipion, chien à l’hôpital de Séville. » Berganza et Scipion sont deux chiens qui parlent dans Le Colloque des chiens, un « dialogue humoristico-philosophique » de Cervantès. Chez moi aussi les chiens parlent : je les fais parler.
Dans l’autre blog, j’ai découvert par hasard — le hasard objectif, sans doute le chien horizontal de Giacometti (dont je ne connaissais que l’homme vertical). Je venais d’écrire le texte qui a pour titre Le chien de la brocante (on le trouve dans le livre page 64), celui qui est en photo de couverture et qui ressemble à un Giacometti.
Oui, j’ai un blog, Cotojest, « Qu’est-ce que c’est », en polonais, mais je ne saurais répondre. Est-ce un laboratoire d’écriture ? Certainement. Les textes sont en attente. Ils en appellent d’autres. Ou pas. Ils trouveront leur place, feront un livre, ou pas. Ce que j’aime, c’est qu’ils s’inscrivent dans le temps. Qu’ils gardent la trace de ce qui m’occupait ce jour-là, et faisait mon humeur. C’est retenir un peu du temps qui passe, ni plus ni moins qu’un livre. Certains textes du Titien à sa maman viennent de là, en effet.
Les textes sont assez mêlés. Outre la défunte Inès (cf. plus haut), tu évoques ton propre parcours, ta propre famille, notamment lorsque tu parles de la morsure d’un chien (« La peur des chiens », p. 75). Peut-on parler d’autobiographie déguisée ? Ou d’autobiographie partielle, fragmentaire ?
Denis Montebello : Oui, certains textes sont datés (Mirza, Rintintin, Fous-le-camp, et je ne parle pas de Mon vieux Pataud), d'autres tout ce qu'il y a de plus contemporains. Et plus inscrits dans l'Histoire que tirés de mon histoire. Et plus politiques.
J'ai mêlé les époques. Et les lieux. Il y a les Vosges où j'ai grandi, et La Rochelle où j'habite. Le poitevin-saintongeais où le chien sile. Comme au Canada le vent. Dans le Poitou, « s'achener » signifie tantôt « désirer ardemment », « s'acharner », « s'entêter », tantôt « s'habituer à ne rien faire ou à ne rien faire de bien », « se laisser aller », « se laisser gagner par l'indolence ». Où l'on voit que le plus fidèle ami de l'homme apparaît comme le symbole, tantôt de l'acharnement, tantôt de la paresse.
Même ambiguïté dans les chiens de mon enfance, où l'on trouve aussi bien les héros qui sont arrivés avec la télévision, que ceux que j'ai connus dans la vraie vie, et ils n'étaient pas tous aimables. Lisez La peur des chiens ou Otectomie, vous verrez.
Autobiographique aussi, Nous deux mon chien (titre du beau livre de François Caradec et expression que j'entendais dans mon enfance et dans ma région). Et « le premier chien coiffé », qui revenait souvent dans la conversation, et semblait hanter ma grand-mère.
Ce mélange, c’est aussi la variation des tons. Tu passes de textes légers, cocasses, à des textes plus graves, plus intimes souvent. Là aussi, est-ce délibéré ?
Denis Montebello : C’est vrai, je mélange les époques, les lieux, mais aussi les tons. Il y a des textes qui ont la taille du Chihuahua, du Bichon Maltais, du Caniche Nain ou du Caniche Toy et qui, comme les petits chiens, font rire. Comme le Titien à sa maman. Des ressemblances comiques, comme lorsqu’on voit passer Schopenhauer et son caniche (qui est un épagneul, un blanc puis un brun, et toujours toiletté « à la lion »). Schopenhauer et sa coupe caniche.
Mais l’épigramme est d’autant plus féroce qu’elle est courte. Et un long texte ne ressemble pas forcément au Dogue Allemand ou Grand Danois. Il n’est pas celui qui me mordra ou qui me renversera quand je descendrai de Ménilmontant. La peur des chiens est derrière moi.
J’ajoute que c’est le sujet qui commande, le chien qui tient la laisse. Je suis de mon temps. Aujourd’hui le chien n’a plus de maître : il promène son humain.
Évoquons également le mélange des registres. Tu emploies ainsi du vocabulaire familier (comme le terme « poucave »), soit du « langage de jeunes », mais également un vocabulaire beaucoup plus savant. Là aussi, est-ce délibéré ?
Denis Montebello : Je le confesse, j'ai commis un texte impur. On trouvera des mots savants et des mots familiers, comme dans les dictionnaires. Du latin et du patois. Et le langage des jeunes, avec poucave. Cela m'amuse de mêler les époques, les lieux, de mélanger les genres, les tons, les registres de langue, les langues. C'est la preuve que le langage est vivant. Mais cela répond aussi à une nécessité, à une logique plus ou moins consciente. Ainsi, quand je me demande pourquoi poucave a surgi sous ma plume, plus exactement sous mon index (je ne tape que d'un doigt !), je découvre Cave Canem et je me retrouve soudain à Pompéi.
Ce mélange, c’est, comme tu le dis, la confusion des temps. Ou plutôt, une prose qui questionne les rapports du passé avec le présent. Latiniste de formation, traducteur, tu parais fréquemment interroger le rapport passé/présent, en évoquant conjointement, ou plutôt en rapprochant l’Antiquité de l’immédiat contemporain.
Dans Le Titien à sa maman, tu parles ainsi de textes anciens, mais aussi de sujets d’actualité, notamment lorsque tu décris (même brièvement), la situation des chiens en Ukraine, ou encore en Iran.
Denis Montebello : Oui, comme je l’ai expliqué, je voyage en archéologue. Je lis comme je voyage. Et je voyage surtout par les mots. Et dans eux. Comme on dit ici qu’on rêve. Je suis définitivement sur « l’autre versant du langage » (comme l’appelle Michèle Aquien), celui du rêve et de la poésie. Les mots pour moi sont des traces (c’est peut-être le latiniste qui parle, une déformation professionnelle). C’est ainsi que je lis. Je cueille des traces. Des vestiges où mettre mes pas. Mes mots. C’est donc aussi comme cela que j’écris.
J’aime ce que dit, après Freud, après Walter Benjamin et Aby Warburg, Georges Didi-Huberman de l’image, de l’anachronisme de l’image, de cette constellation, faites image, de temporalités hétérogènes.
Et puisque je parle de Freud, songeons au parallèle qu’il établit dans Malaise dans la civilisation, entre ce que nous montre un chantier de fouilles et ce que nous voyons dans nos rêves. Cela pour dire que dans les deux cas des époques différentes cohabitent, passé et présent se mélangent.
Freud, c’est encore le texte extraordinaire sur la Gradiva de Jensen. Il a pour cadre Pompéi. Dans mon texte, je suis Norbert Hanold. Et qui est ma Gradiva ? Le premier chien qui passe. « Le premier chien coiffé », dirait ma grand-mère. Je me laisse distraire par lui. Séduire et conduire. Dieu sait (ou le diable) où il me mène, à quel délire. C’est peut-être un chien féral, un de ces chiens domestiques redevenus sauvages. Ils sont nombreux à Pompéi et dans toute l’Italie. Ils font des hordes, et c’est ce que raconte Jean Rolin dans Un chien mort après lui. Le chien, c’est la piste que j’explore également dans ce texte, est comme le cheval ou la truie, un animal psychopompe. Un excellent conducteur d’âme.
Malgré le ton parfois mélancolique, nostalgique, un certain humour (ou, disons, un « humour certain »), traverse le livre, et ce dès le titre, qui constitue un calembour : Le Titien à sa maman. Penses-tu que la littérature amuse, et/ou console ? L’écriture t’apporte-t-elle la joie, ou, à défaut, l’apaisement ?
Denis Montebello : Tous les chiens ne sont pas battus ou abandonnés. Toutes les histoires de chiens ne sont pas tristes, loin de là.
Certes, j’ai beaucoup aimé Niki, l’histoire d’un chien, de l’auteur hongrois Tibor Déry, et beaucoup pleuré à la fin du livre. Mais il y a des films comme Ni vu, ni connu ou Didier qui ont fait ou font rire, des chansons comme Mirza ou Le Youki.
Alors oui, je préfère le rire aux larmes, et l’humour est un sport que je pratique volontiers. Quand je ne travaille pas au jardin. À lutter contre le chiendent.
Pour répondre à la dernière partie de la question, j’aime lire, et écrire me procure beaucoup de joie, mais je ne crois pas que la littérature console, répare, je n’ai aucun goût pour les feel-good books. Je m’en suis même gentiment moqué dans Comment écrire un livre qui fait du bien.
Dans Palimpsestes, Gérard Genette estime que tout texte est nécessairement réécriture, puisqu’il s’inspire des textes précédents. Chez toi, la dimension intertextuelle est clairement assumée, sinon revendiquée, puisque tu cites directement des auteurs très variés. Peut-on parler d’un ouvrage d’érudition ?
Denis Montebello : D’une érudition joyeuse alors, je ne veux surtout pas plomber l’ambiance, ni décourager le potentiel lecteur. Je suis latiniste, je traduis du latin et je vais à l’étymologie comme un chien truffier, mais je sais aussi me moquer des professeurs de lettres classiques, de ceux qui, lorsqu’ils entendent Scipion, rapportent, comme des bons chiens, le « bâton » qu’il y a dans ce nom.
Le Titien à sa maman vient après Nous deux mon chien, de François Caradec, et après Chiens, de Mark Alizart. Deux livres que j’ai beaucoup aimés. Mais il y en aura d’autres. Et un tome II, je suis déjà dedans.
Quant aux chiens qui sont dans Le Titien, beaucoup viennent de la littérature. C’est d’ailleurs pourquoi ils sont là.
Je peux donc dire merci aux livres, et merci aux libraires. Il en est un que je tiens à saluer ici. Celui qui m’a fait découvrir Niki, l’histoire d’un chien, Queneau et ses vies de chien, et qui m’a fourni mon titre !
Tu parles brièvement du chien féral, soit de ces canidés retournés peu ou prou à l’état sauvage, et qu’on croise notamment en Sicile, ou désormais en Ukraine, dans les zones de guerre, mais pas seulement. Domestiqué par l’homme, le chien redevient loup, ou s’en approche. Que t’inspires cette réalité ?
Denis Montebello : Dans Le Titien à sa maman, j’ai plutôt insisté sur la domestication du loup gris, sur le formidable couple de prédateurs que formaient Canis lupus et Homo sapiens, sur le rôle émancipateur du chien. Comme le titre l’indique, c’est le maître et son chien qui constituent le sujet. Le chien et son humain.
Dans mon prochain livre, je m’intéresserai davantage à ces chiens domestiques redevenus sauvages. On parle beaucoup de réensauvagement, en ce moment. Je suivrai cette piste (certains diront cette mode).
Aujourd’hui, le débat fait rage entre spécistes et antispécistes. As-tu une position à ce propos ? Considères-tu, par exemple, le chien comme un égal ?
Denis Montebello : Je me réjouis que le regard ait changé, et le statut de l’animal. Que la souffrance et la cause animales soient devenues des questions de société, et politiques. Quant au chien, je dirai, comme Claudie Hunzinger, que c’est une chance qui nous arrive. La vie qui revient. La vie élargie.
Derniers ouvrages parus : Comment écrire un livre qui fait du bien ?, Le Temps qu’il fait (2018) ; Un bel amas, Atlantique (2019) ; Les tremblants, Les petites allées (2019) ; Fossile directeur, Le Temps qu’il fait (2021) ; Beaudésir, Le Réalgar (2021).
Paru le 20/06/2023
146 pages
Editions Unicité
15,00 €
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