Né en 1948, normalien, agrégé de Lettres et spécialiste du XVIIIe siècle, Jean Renaud a écrit 67 compressions suivi de petite suite racine (éditions Unicité). L'ouvrage postfacé par Jacques Demarcq est sorti en avril 2023. Entretien réalisé par Étienne Ruhaud.
Jean Renaud semble proposer ici une histoire toute personnelle, à travers une série de « compressions », richement illustrée par l’écrivain-plasticien Jacques Cauda.
Recueil résolument expérimental publié dans la jeune collection « Éléphant blanc » des éditions Unicité, 67 compressions suivi de petite suite racine s’inscrit pleinement dans la lignée des avant-gardes, comme l’indique la présence même d’une postface signée Jacques Demarcq, vétéran des batailles TXT.
ActuaLitté : Qu’est-ce qu’une compression ? Quelle définition lui donner ?
Jean Renaud : Une compression est d’abord la transformation d’un texte (littéraire), lequel doit être à la fois, au terme de cette opération, méconnaissable et reconnaissable (indépendamment du nom de l’auteur, que je donne). « Littérature au second degré », pour reprendre la formule de Gérard Genette, qui analyse, dans Palimpsestes (Seuil), tous les modes de transformation qu’il a recueillis, et qui sont nombreux.
La compression est l’une des formes que peut prendre cette transformation, et dont Genette ne fait pas état. La méthode en est redevable à César Baldaccini, qui, dans les années 60, entreprit de soumettre des voitures, puis d’autres objets, à la presse hydraulique.
De là des parallélépipèdes, plus ou moins compacts, rugueux, dans lesquels on reconnaît, ou non, des morceaux de tôle, pneus, sièges, volant, etc. La forme rectangulaire des textes que je nomme ici compressions transpose, en deux dimensions, les parallélépipèdes de César.
Les fragments de phrases, les pliures, les mots cassés, tassés, les creux, sont ce qui apparaît une fois la page de l’écrivain soumise à la presse. On se trouve devant l’état inattendu, neuf, de cette page. De cette écriture. (J’ajoute que j’ai pratiqué aussi ce que j’ai nommé surécriture, transformation dont Genette imagine, en passant, la possibilité, mais dont il ne connaît pas d’exemple. Ces textes ont été publiés dans diverses revues.)
Sur le site de l’éditeur (Unicité), ton livre est classé dans la catégorie « poésie ». Pourtant tu ne compresses aucun poète. Où pourrions-nous ranger l’ouvrage ? Est-il inclassable ?
Jean Renaud : Si on entend, par poésie, un discours lyrique, sentimental, ému, ces compressions ne sont pas poésie. Et le classement du livre dans la catégorie « poésie » paraîtra injustifié ou absurde.
Mais je m’en tiens à la définition de Mallarmé : la poésie (vers ou prose) est ce qui « vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère ».
Ton recueil se distingue par une typographie originale, sans ponctuation. Pourquoi ce choix ?
Jean Renaud : La ponctuation organise le discours, assure la hiérarchie des propositions. Le principe de la compression exige qu’on l’écarte. Restent le heurt, plus ou moins brutal, des mots, la juxtaposition, plus ou moins hasardeuse, des morceaux de phrases.
Quant à la disposition, outre ce qui en a été dit ci-dessus (le principe du rectangle), elle entraîne la coupe — sauvage, arbitraire — des mots en fin et début de ligne. C’est la règle de la compression.
On peut ajouter deux observations :
a) Si la poésie, aujourd’hui, ne se prive pas de couper ainsi les mots, sans se soucier de l’unité des syllabes, cette pratique est plus ancienne qu’on ne croit souvent. Dans Cent Phrases pour éventails (Gallimard), Claudel écrit, par exemple : « un poème/q/ui roule de tous côtés/sur le papier sans pouv/oir s’y fixer comme une/g/outte d’eau sur une feui/lle de lotus ».
b) Ce principe, que Barthes nomme « dépeçage syllabique », permet de faire apparaître fugitivement, à la fin ou au début d’une ligne, des « physionomies verbales », « des mots qui n’ont pas de sens, mais jouent avec un sens possible ». Barthes ajoute : « C'est une opération très riche et très justifiée. »
67 compressions est postfacé par Jacques Demarcq, un des grands noms de l’aventure TXT. T’inscris-tu dans cette filiation ? Quel est ton propre rapport au mouvement ?
Jean Renaud : Je n’ai connu TXT que tard, et mal. Après sa disparition (je laisse, ici, sa récente renaissance), j’ai lu, et continue de lire, les livres de Christian Prigent, Jean-Pierre Verheggen, Jacques Demarcq, figures majeures de TXT, auxquels j’attache la plus grande importance. J’ajoute que je me plais à savoir que le premier texte de Valère Novarina a été publié par TXT.
Normalien, agrégé de Lettres et spécialiste du XVIIIe siècle, tu as mené une carrière d’enseignant. Or les auteurs ici cités sont classés selon l’ordre chronologique. Peut-on parler d’histoire littéraire expérimentale ?
Jean Renaud : Le classement des textes est, en effet, chronologique. Mais par refus de tout autre classement. Par simple commodité, et parce qu’il fallait bien un ordre. La forme chronologique est, en l’occurrence, le degré zéro du classement.
Tu « compresses » des auteurs de toute époque, de l’Antiquité (Suétone), à l’époque contemporaine. Pourtant tu n’abordes absolument pas le Moyen-Âge. Peux-tu nous en dire plus ? Semblablement, certains auteurs pourtant majeurs (comme Marcel Proust ou Louis-Ferdinand Céline), sont totalement absents. Comment s’est opéré ton choix ?
Jean Renaud : J’ai pratiqué, comme professeur, ce qu’on appelle l’explication de texte, ce qui est une autre façon de presser les textes, celle qu’on applique aux oranges, pour en extraire le jus. J’aime cet exercice, s’il est pratiqué avec mesure, avec méthode. Mais, en l’occurrence, je n’ai obéi à aucun devoir.
Je n’ai voulu ni rassembler les « grands » auteurs, ni exclure tel ou tel. Je m’en suis remis à mon désir, à son arbitraire. Non pas mon désir pour certains textes que j’aimerais plus que d’autres (auquel cas je n’aurais ignoré ni Proust ni Céline), mais mon désir pratique, mon désir d’artisan, devant des matières qui me semblaient appeler mon geste.
De la même façon, je suppose que César, avant de l’enfermer dans la presse hydraulique, n’a pas choisi la Dauphine parce qu’il la trouvait plus belle que les autres voitures. J'ajoute qu’il m’est arrivé de me casser les dents sur certains auteurs, rétifs au mauvais traitement que je voulais leur appliquer.
Aucun dramaturge n’apparaît dans 67 compressions. Or, étrangement, tu consacres toute la seconde partie à Jean Racine. Là encore, pourquoi ce choix ? Peut-on parler, chez toi, d’écriture théâtrale (dans cette petite suite racine) ?
Jean Renaud : Les textes qui constituent la petite suite racine sont de deux sortes.
a) Ceux qui rassemblent (tassent) ce qu’on ne lit pas ou qu’on oublie dans l’instant : indications du lieu de l’action, noms des personnages, didascalies. Ces mots, ces phrases, j’ai pris plaisir à les recueillir, à les placer devant moi (devant le lecteur). De la même façon qu’Olivier Cadiot, dans L’Art poétic' (P.O.L), recueille, dans les grammaires et les manuels de conversation, des morceaux de langue inerte et leur donne une vivacité, une présence inattendue.
b) Ceux qui rassemblent (tassent) des morceaux de vers. Soit qu’y reviennent les mêmes mots. Soit qu’ils soient constitués d’unités syllabiques reconnaissables (hémistiches en particulier, c’est-à-dire hexasyllabes).
On est également frappé, chez toi, par le mélange des genres. Tu compresses des auteurs ultra classiques (Chateaubriand, Bossuet, Sade, etc.), et des auteurs « populaires » comme Gérard de Villiers, créateur de la série SAS (Villiers). Lis-tu de tout ? S’agit-il là d’un pied de nez, d’une liberté prise avec la littérature dite sérieuse ?
Jean Renaud : Ce n’est pas que j’aime Gérard de Villiers ou Delly. Ma préférence va à Racine, à Bossuet, à Crébillon, plutôt qu’à Houellebecq. La question n’est pas celle de mes goûts. Il s’agit de ce que la littérature, pour moi, avant d’être message, savoir, analyse – ce qu’elle est aussi, plus ou moins, toujours – est matière. Matière dure, dense, retorse. Surface, donc, et non pas seulement « profondeur ». Musique, bruit, ensemble d’échos, de traces sensibles, concrètes.
Quoiqu’elle soit inégalement délectable, cette matérialité se trouve autant chez Delly ou Gérard de Villiers que chez Properce ou Genet. Ce sont tantôt matériaux nobles (marbre, bois précieux...), tantôt matériaux ordinaires, voire vulgaires (carton, plâtre...). Hormis le fait que certains sont plus intimidants que d’autres, on peut tous les plier, les tordre, les malmener — pourvu que ce soit avec amour.
Dans Palimpsestes, Gérard Genette estime que toute écriture est nécessairement réécriture. En l’occurrence, 67 compressions assume pleinement cette dimension intertextuelle, non ?
Jean Renaud : Oui. Je l’ai dit en répondant à la première question, et je veux bien le redire. L’un des meilleurs usages qu’on puisse faire de la littérature, c’est de la transformer.
Je ne méconnais pas son contenu de savoir, mais le savoir est partout, les sciences sont nombreuses. La littérature présente ce caractère : elle est réelle, concrète, matérielle. Elle n’est pas seulement prise en compte (description, analyse) du réel (sociologique, psychologique, historique, géographique, etc.). Elle est elle-même une partie du réel. Et ce réel est une part de moi-même, une part à la fois familière et obscure, que j’interroge, que je mâche.
Le recueil de compressions s’achève sur Houellebecq. Quels auteurs actuels lis-tu ? Quels auteurs actuels sont, selon toi, déjà des classiques ?
Jean Renaud : Les auteurs actuels que je lis, dont j’attends chaque publication : Cadiot, Prigent, Novarina. Si je peux y joindre des auteurs qui sont morts mais ont longtemps vécu près de moi, je citerai d’abord Claude Simon, puis le nouveau roman en général, qu’on affecte souvent aujourd’hui de mépriser (Robbe-Grillet, Pinget), Guyotat, Ponge, Hocquard, Bernard Noël — que je considère, pour répondre à la question qui m’est posée, comme des classiques. Que ceux que j’oublie me pardonnent.
Bibliographie
Les Molécules amoureuses, roman, Actes Sud, 1990
La Littérature française du XVIIIe siècle, essai, Armand Colin, collection « Cursus », 1994
L’Amour exaspéré, roman, préface de Bernard Noël, L'actmem, 2009
67 compressions suivi de petite suite racine, postface de Jacques Demarcq, collection “Éléphant blanc”, éditions Unicité, 2023
Par Auteur invité
Contact : contact@actualitte.com
Paru le 11/04/2023
102 pages
Editions Unicité
14,00 €
Paru le 01/11/1992
573 pages
Seuil
13,95 €
Paru le 15/09/2009
161 pages
Editions Gallimard
8,10 €
Paru le 09/03/2023
256 pages
P.O.L
13,00 €
Paru le 20/10/2022
249 pages
Gérard de Villiers
7,95 €
Paru le 01/07/2009
107 pages
L'Act Mem
17,00 €
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