Prix polar au festival de Cognac 2018, Céline Denjean publie son 7e roman, Précipice, chez Michel Lafon sa nouvelle maison d’édition. Louise, Violaine et Thierry reprennent du service pour la seconde fois après Matrices (Marabout, 2022) et son enfer des usines à bébés. Cette fois, ce n’est pas Souviens toi l’été dernier, mais les réminiscences d'une époque vieille de 20 ans.
Plongée au cœur de l'existence tourmentée de lycéens fonctionnant à la fougue et la rage. Pour le meilleur et pour le pire…
ActuaLitté : Dans votre dernier ouvrage, Précipice, vous traitez du remords, du poids de la faute.
Céline Denjean : Ces thèmes me poursuivaient effectivement depuis des années, mais avoir des sujets, ce n’est pas avoir une histoire. Je voulais traiter de l’adolescence et des groupes. On parle beaucoup des jeunes qui subissent du harcèlement sur les réseaux sociaux, mais ce phénomène existait avant ces outils. On lui donne simplement une ampleur qu’on ne lui attribuait pas à l’époque. Une manière de dire : « On n’était pas non plus des enfants de chœur. »
Un groupe, c’est un sentiment d’appartenance et un fonctionnement que l’on retrouve constamment. Et l’adolescence est cet âge où on a un grand besoin d’intégration à une bande, hors du foyer. On se construit avec ce désir d’émancipation. C’est aussi un moment où on se sent immortel. Je me souviens des prises de risques à mon adolescence. Ce côté, « même pas peur » !
C’est dans cette optique que j’ai mis en place ces deux trames temporelles : une partie se déroulant en 2022 et une autre en 2002, juste avant l’arrivée des téléphones portables. La partie années 2000 se déroule dans un lycée sportif d’élite. J’ai choisi cet environnement, car je trouvais que ça collait bien avec cette dynamique entre les jeunes, ce rapport à la performance et ce débordement d’énergie. Mais aussi à ce qui allait leur arriver. En 2022 se déroule une vengeance qui tombe 20 ans plus tard, avec une enquête pour retrouver le meurtrier.
On peut finalement parler de « romantisme adolescent » ?
Céline Denjean : Exactement. Au niveau émotionnel, il y a quelque chose d’absolument excessif et totalement défait de tout lien intellectuel.
Ce sont ces mécanismes que j’ai souhaité mettre en scène sur fond de passion amoureuse entre deux membres de la même bande, Alexandre et Clara. Les autres vont s’agréger autour de ce tango mortel. Ce sont un peu des pièces rapportées. La question de la surenchère se pose : est-ce qu’on est prêts à perdre sa place dans un groupe en refusant des défis ? Ça peut aller super loin, comme Le jeu des 72 h qui impose de disparaître et ne pas donner de nouvelles pendant ce laps de temps. Faut vraiment avoir 15 ans pour faire ça ! C’est un terreau de tous les drames possibles. J’ai moi-même eu une adolescence mouvementée, et il aurait pu m’arriver des mésaventures…
Un groupe de jeunes, c'est aussi un espace fermé avec une sorte de code qui se recréé en marge de la Loi. Un moment dans le roman, un personnage parle d’un groupe fondé sur un pacte clandestin, avec ses règles propres et son fonctionnement libéré des carcans établis par la société. Autant dire que c’est un cadre très aléatoire ! Avec son pacte du silence, le culte du secret, ses serments à la vie à la mort, la loyauté indéfectible au groupe…
Le personnage de Clara prend cette histoire de clan très à cœur.
Céline Denjean : Il y a deux personnages principaux, Clara et Alexandre. Avec Valériane qui tiendra également un rôle important, mais 20 ans plus tard. Les deux jouent à Je t’aime moi non plus. Majid est pas mal aussi dans le genre : cheval blanc derrière Alexandre et ami fidèle. Mais aussi relou, hyper agressif, ne supportant pas Clara car elle détient une place qui le dessert. Il est dur et possède en même temps très peu de zones d’ombre. Il est spontané, direct.
À travers cette histoire tragique sur 20 ans, vous interrogez le statut ambigu du tueur justicier.
Céline Denjean : Si c'est une vengeance ou une justice, ça n’est pas à moi d’en juger. J’ai fait du droit, et pour moi, la justice passera forcément par un tribunal. La question se pose s’il y a une vraie faillite de l’appareil judiciaire, comme c’est parfois le cas hélas. C’est un débat en tout cas, et je me garderai bien d’avoir une réponse type, car chaque affaire est différente et doit être appréciée dans sa globalité. Il faut que chacun puisse répondre de ses actes.
Dans mon roman, c’est plutôt tordu. Et puis là, on donne la mort. Je me borne à raconter une histoire, et à chacun de se faire sa propre idée. Je ne suis pas une directrice de conscience.
Qu'apporte cette structure en deux temporalités ?
Céline Denjean : C’est la deuxième fois que j’utilise ce procédé qu’il faut savoir doser. Si vous démultipliez de manière trop fréquente ces retours dans le temps, vous pouvez perdre votre lecteur. J’en donne suffisamment, mais pas assez, et le lecteur sait que ce qui se passe dans le présent est intimement lié aux événements du passé. Il va pouvoir élaborer ses hypothèses.
Il n’y a que deux époques : pas 5 ans plus tôt, 15 ans, 1 an... Je ne me risquerai pas à cette logique de puzzle qui peut fatiguer le lecteur. Il y a aussi dans ma construction toutes ces histoires périphériques à l’enquête. Notamment ce qui va se passer pour ces anciens adolescents qui reprennent contact et qui comprennent rapidement qu’ils ont affaire à une vengeance contre laquelle ils doivent se protéger.
Est-ce que vous avez souhaité apporter une dimension de nostalgie dans votre roman ? Cet aller-retour entre les lycéens devenus adultes rappelle la série Cold Case qui joue bien sur cette dialectique du passé et présent.
Céline Denjean : Je ne l’avais pas envisagé de cette manière, mais en effet. Le dispositif m’a incité à renouer avec l’adolescente en moi. Il y a cet écho de nostalgie, car j’ai replongé dans cette période passée en allant chercher au fond de moi. Comment on voit le monde à cet âge, de quelle manière on appréhende les choses, ce qui fait moteur, pourquoi parfois on ne réfléchit pas… La nostalgie n’est pas forcément triste : on peut avoir un plaisir des souvenirs. On se dit « ah ouais, c’était génial » ! Avec Précipice, j’avais cette joie de retrouver la fraîcheur de cet âge de la vie. Et cette dangerosité aussi.
Vous mêlez des réflexions de philosophie éthique à une intrigue policière.
Céline Denjean : Pour tous mes livres, l'enquête est un prétexte pour l’histoire que je souhaite raconter. En revanche, je ne la traite pas par-dessus la jambe : je m’informe et source. Elle accompagne le lecteur pour faire avancer l’intrigue, donne du rythme au texte, crée de la tension et conduit à une résolution au mieux totale, sinon partielle. Je ne traite pas l’histoire du point de vue des enquêteurs. Les lecteurs suivent plutôt ces derniers en se demandant, grâce aux informations supplémentaires qu'ils détiennent, si la police va avoir les bonnes intuitions, accrocher les bonnes pistes… Je construis d’abord une histoire et j’y greffe une enquête.
Néanmoins, dans mon dernier roman j’ai voulu me « challenger », car si mon lectorat me dit qu’il aime cette tendance que j'ai de « décortiquer » les choses pour faire comprendre la logique du tueur, il préférait ne pas connaître son identité aussi rapidement. Pour Précipice, j’ai tenté d’allier les deux : continuer à m’intéresser au « pourquoi » et « comment » et y ajouter du mystère.
Je pense que ce qui va compter pour un texte dit de « littérature noire », c’est l’empreinte que vous allez laisser à la personne qui le lit. Et ce sera réalisable si vous la questionnez sur un sujet de fond. Ici la question de l’adolescence et du groupe.
Est-ce que vous vous inspirez de faits divers pour construire vos histoires ?
Céline Denjean : Je ne pars pas d’une affaire précise pour construire ma narration, mais d’un thème. Dans Précipice, c’est : comment peut-on en arriver à commettre l’irréparable à 15-16 ans ? Et comment on vit avec ça ? Dans Matrices, j’étais sur la problématique du trafic de mères porteuses. En revanche, je regarde énormément de reportages sur des tueurs ou des entreprises criminelles, quand ils sont qualitatifs, ce qui est rare. Ça m’aide à me plonger dans la logique ou l’esprit meurtrier d’un tel ou d’un tel.
Ça va m’aider à brosser les personnages et à leur donner une épaisseur, et plus généralement, à envisager des hypothèses sur l’engrenage du crime.
Ce roman, comme le dernier, se déroule dans les Pyrénées où vous vivez actuellement.
Céline Denjean : Je dépeins toujours des endroits dans lesquels je suis allée. Et idéalement, qui me sont familiers et m’ont procuré des émotions. Ma mère a vécu sur la côte basque pendant un certain nombre d’années. C’est un environnement que je connais bien, que j’adore et trouve superbe. J’apprécie beaucoup l’océan en décors de fond. Je peux me saisir de ces paysages pour créer des atmosphères et décrire des sentiments.
Précipice semble tout désigné pour être adapté en minisérie.
Céline Denjean : J’adorerais ! Croisons les doigts... Mon père était vendeur de télévision, et mes grand-parents libraires. J’ai donc vécu entre les livres, comme la Série noire de Gallimard, et les écrans. Alors renouer avec les deux genres serait formidable. D'ailleurs on me dit souvent que mon écriture est visuelle. Mes descriptions sont filmiques. Enfin, je pense que la minisérie serait un format adapté car ça donne le temps de développer les personnages, l’intrigue, d’installer ce camaïeu.
J’adorerais voir comment un œil extérieur s’approprierait mon texte et le trahirait. Car il faut le trahir si ça sert l’adaptation. Il faut faire passer la forme écrite à l’écran.
Vous passez des éditions Marabout, où vous avez publié tous vos polars précédents, à Michel Lafon, pourquoi ce choix ?
Céline Denjean : J’ai un grand respect et une immense conscience de ce que je dois à Marabout (Hachette). Ce sont les premiers à m’avoir donné cette chance et à me faire confiance. Ils sont identifiés comme étant spécialisés dans les guides pratiques, le développement personnel, la cuisine, et la bande dessinée. Ils ont également créé un segment fiction dans lequel je me suis inscrite, mais ce n’est pas le cœur de la maison.
Quand j’ai décidé de quitter Marabout, j’avais Michel Lafon en tête dès le départ. Et honnêtement c’est un petit rêve d’être accueilli chez eux. C’est une maison indépendante, de taille humaine, et j’ai envie de retrouver des logiques horizontales que l’on aura moins, ou pas du tout, dans les grands groupes.
Comment s'est déroulée la rencontre avec Michel Lafon ?
Céline Denjean : On s’est croisées avec l’éditrice Maïté Ferracci, au salon de poche de Gradignan. Peu de maisons me plaisaient, et la sienne faisait partie de celles-là. Je lui ai alors posé une question : « Vous avez un problème avec les femmes dans le polar ? » Elle m’a regardé un peu interloquée, puis éclaté de rire et m’a répondu que Michel Lafon aimerait faire entrer des femmes, mais qu’il n’y avait pas encore eu de rencontres ou d’opportunités dans ce sens. Un an plus tard, j’étais la première auteure de polar de la maison.
En parlant d’écrivaine de roman noir, vous avez lancé fin 2022 le collectif, « Les louves du polar », afin de soutenir les femmes dans cet univers toujours très masculin.
Céline Denjean : Le collectif est né de discussions avec d’autres écrivaines du genre, comme Sonia Delzongle. Elle avait mis le doigt sur la question du plafond de verre pour les femmes dans le polar. Il y a un tel delta entre le trio de tête de ventes, représenté par des hommes, et la première femme qui est à des années-lumière en termes de tirages. Ça pose question.
Est-ce qu’on fait de la merde ? Ou au contraire, ce n’est pas la qualité, mais le comportement des médias et du consommateur qui est à mettre en cause ? Et ne soyons pas manichéens : près de 80 % du lectorat dans le polar est féminin, c’est donc une représentation générale qui l'associe inconsciemment au masculin. Ce n’est d’ailleurs pas pareil dans les pays anglo-saxons par exemple.
L’idée n’est pas de créer une structure avec un esprit vindicatif mais simplement de parler de nous, dans une ambition de communication positive, le tout avec humour. En outre, on ne porte pas seulement la parole des louves, mais celle de toutes les femmes qui écrivent dans ce genre fictionnel.
Existe-t-il un polar au féminin ?
Céline Denjean : Les personnages de femmes imaginées par des auteures ont d’autres places. Dans Précipice, Louise dirige sa brigade. Héloïse, dans ma précédente série, était également cheffe de sa section.
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Elles ne seront d’ailleurs pas spécialement « badass », ni victimes, ce qui était souvent leur place attitrée. J’offre aussi un rôle pour les criminelles. J’aime bien casser ces codes, complexifier la figure féminine.
Entretien co-réalisé et co-écrit avec Zoé Picard.
Crédits photo : © Pauline Darley – Hôtel Léoplod Paris
Paru le 23/02/2023
496 pages
Michel Lafon
20,95 €
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