Née en 1957, ancienne danseuse professionnelle, Odile Cohen-Abbas participa longtemps de l’aventure Supérieur Inconnu, revue fondée par le surréaliste Sarane Alexandrian. Collaborant régulièrement aux "Hommes sans épaules", périodique fondé en 1953 par Jean Breton, et dirigé depuis 1997 par Christophe Dauphin, auteure de nombreux recueils et récits, Odile vient ici nous surprendre avec Perditio, nouvel opus hybride décrivant un monde infernal, peuplé de chimères, de monstres, se livrant à de singuliers rites. Déroutant peut-être, riche à coup sûr, le livre étonne, détonne. Propos recueillis par Étienne Ruhaud.
Le 27/10/2022 à 09:16 par Auteur invité
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27/10/2022 à 09:16
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ActuaLitté : Intitulé Perditio, le roman décrit un monde dégradé, sinon apocalyptique, et où des êtres cruels évoluent dans la violence, se mutilant les uns les autres, ou s’auto-mutilant. Peux-tu nous en dire davantage ? Qu’est-ce qui t’a poussée à écrire Perditio ?
Odile Cohen-Abbas : Permets-moi de te répondre un peu à côté, car c’est dans les à-côtés que l’on trouve souvent les choses qui nous intéressent. Il me faut d’abord révéler ce que dès longtemps je me suis révélé à moi-même : c’est qu’il y a une divergence troublante, expérimentale entre le contenu de mes textes et ce qui constitue le fond de ma personne, les éléments de ma personnalité, ce par quoi je me suis faite, ce qui se structure et me structure comme conscience et comme loi.
Les livres seraient-ils le lieu d’une enquête illicite, d’un laboratoire où comme dans un succédané du rêve, outrepassant la dualité constitutive du bien et du mal, donnant une autre couleur aux passions, aux affects, contrefaisants, fendant à vif les peurs, les désirs, les émois, se donne libre cours la multiplicité des possibles, des figures contradictoires, contraponctiques que l’on aurait pu devenir ? Il s’en est fallu de peu parfois… les sévices, les meurtres contre les signes et les songes vont bon train. Mais voilà, on choisit, il s’est opéré la puissance positive, la magnificence d’un choix qui va définir la teneur et les frontières de notre être, en découdre avec l’épreuve tout au long d’une existence, d’une voie.
Dans ce sens la liberté du livre n’est pas celle de la vie. Elle est celle d’une perspective, d’une tentation de l’extrême, d’une mise en œuvre de la connaissance de la matière humaine. Pas une consécration ! De plus il n’est pas de mutilation gratuite ou superfétatoire dans ces lignes. Les quelques violences que tu évoques ne sont pas celles que l’on commet envers soi-même ou envers les autres, mais celles des terreurs qui nous rongent. Et c’est oublier surtout l’argument essentiel de l’ouvrage : la disparition des Prières, des particules des hautes sphères, de l’élévation — fût-elle profane — entraînant cette dramaturgie fantasmagorique d’une fin du monde.
Le sexe est également omniprésent dans Perditio. Les personnages — monstrueux — qui peuplent le roman ont en effet de multiples rapports, extrêmement brutaux. Peux-tu nous en dire davantage sur cet érotisme parfois sadomasochiste, souvent déroutant ?
Je crois qu’il faut avant tout retirer l’écorce des mots, les appellations traumatiques (ex. : sadisme, masochisme) pour qu’ils retrouvent un sens plus libre. Trop d’états qui devraient demeurer ce qu’ils sont, des propositions constituantes, caractéristiques, de longues et mystérieuses élaborations en nous, sont réduits à des chocs verbaux. Ainsi en est-il des élucubrations du désir et de l’amour.
En ce qui me concerne, ne pas oublier les spasmes subtils et équivoques de la dualité qui me compose : dans le même mouvement, la même ascension, je suis amoureuse et haineuse de moi-même.
Car il me semble que j’ai gardé jalousement un potentiel de tendances récurrentes, archaïques, suffisamment antagonistes pour me secouer de tout ce qui n’est pas moi, me secouer de tout ce qui n’est pas le tout, le vrai, acceptant le jugement de l’ambivalence pour accéder aux degrés de ma liberté. Retrouver ainsi l’affranchissement premier, le décollement perdu, le décollement pressenti à l’égard de toute chose.
C’est pourquoi mes personnages évoluent aux prises avec des idéalités transgressives, se débattent en des postures vaines, pathétiques, entre les chaînes et les anti-chaînes du plaisir. Le monstre « sadique » et le monstre « masochiste », avatars organiques du bien et du mal, de se vouloir du bien, de se vouloir du mal, de se prendre pour le bien, de se prendre pour le mal, préexistent, mais sont aussi dans la procédure intime, évolutive, des éléments de lutte, d’avancée hors de l’abîme. À condition de ne pas se prendre pour l’autre !
On est également frappé par l’aspect théologique. L’un des personnages s’appelle Prières. Peux-tu nous en dire davantage ? Quelle est donc cette mystérieuse religion ?
L’acte de joie ! L’affirmation d’une position, d’une attitude qui professe : je consens à la vie ! Sans chercher dans ce contexte romanesque à la dépouiller (la vie) de ses assauts, ses contradictions, ses leurres, ses pièges, sans même tenter d’arracher, s’ils sont passages, combats avec l’ombre ou la lumière, ses masques mortifères ! Il y a lutte, défi, expression d’une existence qui à chaque instant se conquiert. Il y a lutte pour restaurer, engendrer, par le cœur et le corps, de nouvelles Prières. C’est la source constante qui sous-tend — se peut-il qu’elle se soit tue ! — Perditio. Pour moi, le mystère, le sordide mystère, serait d’être sans joie !
La couverture est ornée par une illustration médiévale représentant une scène infernale : cinq pendus accrochés au même gibet, en train de brûler, sans doute exécutés par un démon situé sur la gauche. Les chapitres ont souvent quelque chose de très pictural. Quel est ton rapport à la peinture ? As-tu voulu, comme Dante, décrire l’Enfer ? Est-ce le sens de Perditio ?
Les influences s’oublient et se régénèrent, souvent à notre insu. Il y a quelques années, j’ai développé l’argument d’un récit Le Gilles à partir de la seule observation assidue du Pierrot de Watteau. Les heures passées devant un tableau déroulent le fil inextinguible de l’imagination, créent des prises de contact inconscientes, d’une portée, d’une valeur insoupçonnée. C’est un peu l’enjeu d’une intime prophétie, d’une révélation privée et manifeste.
Pour ce qui est de l’illustration de la couverture, il s’agit d’une miniature du XIVe siècle. Son titre : Pèlerinage de l’âme. En enfer, supplice des médisants, en dit suffisamment. Je laisse à chacun sa propre extrapolation.
Composé de chapitres, le livre décrit demeure narratif. Peut-on pour autant parler de roman au sens strict ? Tu as choisi de ne pas indiquer le genre même de Perditio : ni sur le quatrième de couverture ni dans le prologue.
C’est qu’aucune appellation ou classification par genre ne me satisfait. Toute recherche serait affectée. Le texte c’est de la matière, de la matière d’être, du vivant, de la texture poétique, organique. Le livre est nommé, il a un nom, il existe, cela lui suffit.
Perditio possède également une dimension éminemment théâtrale. Chaque chapitre s’ouvre par une brève scène, un court dialogue. Par ailleurs, tu parles un moment de didascalies. Tu as été danseuse professionnelle. Es-tu influencée par le théâtre ?
Cela a été longtemps un conflit pour moi, un dilemme à travailler, à approfondir : voir ou avoir une vision de la scène, de ce que je veux positivement représenter dans l’écrit. Autrement dit l’alliance entre l’aspect, l’option lyrique d’un texte et celle de son impact rationnel et cinématographique, pose-t-elle problème ? Un œil pour comprendre, voir, s’approprier le sens, les images et un œil pour s’en éblouir, s’en affranchir. Mais tranche-t-on dans l’asymétrie d’un visage, d’un regard ? Dans la danse, le corps remplit la fonction de l’œil sensible et l’esprit, la mémoire, de l’œil extatique. La résolution artistique de cette dualité se trouve certainement dans la combinaison prudente et largement énigmatique des deux.
Cela étant, je veux ajouter pour la cohérence constructive de mes livres, que je change perpétuellement d’avis sur les œuvres littéraires, picturales, dramatiques et les êtres au point qu’ils en deviennent une vivace, inexhaustible ressource de surprises, une sorte de déséquilibre de l’imaginaire, quitte à revenir souvent à ma position première. Et c’est probablement ce processus, cette échappée, cette évasion continuelle du spectacle où les influences se courtisent, se contredisent, se défont l’une l’autre, qui stimulent mon propre désordre et mon propre chaos créatif.
Tu es l’auteure de plusieurs recueils. On est frappé par le lyrisme, qui se dégage de Perditio, par le jeu des allitérations. Peut-on ici parler de poésie au sens strict ?
Mes années « Danse » n’auront jamais fini de me distiller les rythmes, les assonances, les montées en faveur, en extase tout ce qui relève des sphères intérieures/extérieures du mouvement. Les phrases, les mots, la ponctuation, les passages à la ligne s’inscrivent pour moi dans une harmonie plénière et physique, un magistère onirique du corps. Il n’y a pas de poésie au sens strict puisque c’est ce déplacement perpétuel de la chair, des humeurs et du sang qui prime, préside aux vues, vision et intellection, à la fois contrôlées et aléatoires, ouvertes sur le hasard et les intempérances de l’élan. L’âme de la danse c’est aussi toucher la corporalité du texte comme un animal qui vous répond !
Tu utilises un vocabulaire médical souvent extrêmement précis, sinon spécialisé. Faut-il y voir une façon de brouiller les pistes, d’accentuer l’hermétisme même du texte ? De s’éloigner du champ commun, des mots de la tribu qu’évoque Mallarmé ?
Il m’a semblé nécessaire parfois d’engager dans les voies du récit, de faire apparaître à des fins de script, de synopsis tangible, des traces, voire des évidences du monde réel, tels une saignée (pardonne-moi la fatalité du terme), une décongestion, un allègement de la trame lyrique. Le vocabulaire de la médecine laisse une traînée de morbidité derrière elle, comme une lésion textuelle, une somatisation scripturaire, autant de preuves, de manifestations concrètes et spectaculaires, pour ainsi dire définitives et irrémissibles, de la dégradation spirituelle. Si ces croisements de registres, ces collections incongrues de lexiques rendent le texte plus obscur, c’est à mon insu. Je serais plutôt naturellement, par goût légitime ou illégitime, du côté des « mots de la tribu ».
On songe naturellement à Dante, cité plus haut, mais aussi au Mirbeau du Jardin des supplices, ou encore à Lautréamont. Quelles sont tes influences ?
Je ne sais. Elles (ces influences) sont libres et multiples, d’origine mystique, artistique ou profane, parfois trouvées dans les petites scènes les plus anodines du quotidien sans que mon esprit n’opère aucune sélection. C’est peut-être cela qui les caractérise, de n’être l’objet d’aucune intention, attention, élective. Elles s’accouplent en secret, se fécondent les unes les autres pendant mon sommeil, mes rêves, mes réflexions, mes lectures, mon introspection, ou pendant que je m’emploie à tout autre chose, au fil de mes expériences et de mon évolution. Je prends tout de l’être, de la matière dispose. J’aime sans borne ni équivoque !
Alors oui, les auteurs que tu as cités et tant d’autres ont traversé ma vie : Dante, Mirbeau, Lautréamont, mais aussi Char, Valery, Saint-John Perse, Mallarmé, Colette, Proust, Yeats, Poe, Shakespeare, Zweig, Schnitzler, les anthologies de la poésie russe et chinoise, les livres anciens, rares, (pardon, je ne sais pas choisir !) les traités de maintien et d’art de vie de l’antiquité, les essais d’historiens sur les thèmes du rire, du diable, des sorcières, du purgatoire, je cite au hasard cette liste inépuisable et enfin interrompue ! Au moment où ils étaient là, je leur donnais toute ma disponibilité, mes heures les plus chères, diurnes et nocturnes, ma responsabilité de lectrice, toutes les facettes de mon énergie. C’est cette force d’amour qui me fertilise.
À cela s’ajoute un engouement qui ne s’est jamais démenti pour les philosophes et les auteurs mystiques. L’histoire de la pensée et des religions me passionne. C’est l’essentiel de mes lectures aujourd’hui.
Lautréamont nous renvoie évidemment au surréalisme, dont il demeure un grand précurseur. Tu as toi-même travaillé avec Sarane Alexandrian au sein de la revue Supérieur Inconnu. Te sens-tu surréaliste ? Perditio possède-t-il une dimension surréaliste ?
Sarane Alexandrian a été et demeure la clef de voûte d’un univers qui m’a illuminée. Ce grand penseur et théoricien d’un « art de vivre », auquel il était très attaché, avait aussi un pouvoir de transfiguration. Devant lui quelque chose qui était déjà là en nous, mais non manifesté se mettait soudain à exister, la part la plus brillante de notre destin et de notre passion prenait consistance, car il avait ce don de voyance dans le cœur des êtres, et longtemps son intention éclairée, généreuse (son regard vert était un choc de bonheur) nous guidait par-delà nous-mêmes, chassait l’ignorance et le temps passé à rien.
Nous, c’était (c’est toujours) le petit groupe, la « famille » qu’il avait constituée autour de lui : Christophe Dauphin, Marc Kober, Virginia Tentindo, Virgile Novarina, Paul Sanda, Constantin Makris, Remi Boyer, Roselyne Gigot, Patrick Lepetit, Jehan Van Langhenhoven, Patricia Heckenbenner, Lou Dubois, et d’autres encore avec lesquels par sa volonté et sa tendresse insignes, mais aussi par tout ce que nous avons construit et vécu depuis, je me sens éternellement liée !
Avant lui, c’est-à-dire avant les années 2000, mes rapports avec le surréalisme étaient très disparates, et pour ainsi dire muets, comme si une force attractive, refoulée, trop intense ou trop signifiante m’en tenait à distance et attendait l’instant de sa révolution. Ma rencontre avec Sarane Alexandrian devait peu à peu en révéler les étapes et le mûrissement. Alors mon livre est-il surréaliste ? Mais c’est à lui qu’il faut le demander. Sarane, Perditio — oh toujours ce regard vert plein d’optimisme, d’ironie tendre, qui brille ! — est-il surréaliste ?
Paru le 19/09/2022
126 pages
Editions Unicité
14,00 €
2 Commentaires
Claire Boitel
27/10/2022 à 11:39
Superbe entretien !
ETIENNE RUHAUD
28/10/2022 à 07:10
Merci, Claire!