ENTRETIEN – Belgheis Jafari-Alavi, enseignante-chercheuse, officie à l'INALCO, l'Institut national des Langues et Civilisations orientales, où elle enseigne la langue persane. Durant son cursus de recherche, elle a étudié la culture orale persane, et en particulier de l'Afghanistan, pour en détailler certains thèmes récurrents, notamment celui de l'exil.
Le 17/05/2022 à 11:00 par Antoine Oury
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Publié le :
17/05/2022 à 11:00
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ActuaLitté : Vous avez étudié la représentation de l'exil au sein des chants populaires et de la poésie afghane, dans le cadre d'un projet de recherche associant des universités de Londres et de Kaboul. Pouvez-vous nous le présenter ?
Belgheis Jafari-Alavi : J’ai travaillé sur la culture orale afghane afin de déterminer comment l'exil et les migrations y étaient abordés. Cette recherche ne prenait pas seulement en compte les chants et les poèmes contemporains, qui dataient d’après l’invasion soviétique et racontaient notamment le début de l’exode massif des Afghans jusqu’à aujourd’hui, mais aussi les poèmes populaires et chants qui précédaient ces événements dramatiques.
En effet, l’exil et la migration ne constituent pas des questions récentes pour l’Afghanistan, ils ont toujours compté parmi les stratégies de la population pour survivre. Toutefois, on observe quelques changements.
Lesquels, par exemple ?
Belgheis Jafari-Alavi : Par le passé, les migrations étaient souvent le fait de jeunes hommes, qui allaient travailler et de trouver les ressources pour faire vivre leur famille, à travers des migrations plutôt saisonnières. Après la guerre, des familles ont commencé à partir, pour fuir les conflits, cette fois.
Ce qu'il a été étonnant de constater par ces recherches, c’est que, même si la migration a différents déclencheurs, les voix que l’on peut trouver dans ces chants et poèmes se ressemblent malgré tout, comme si rien n’avait changé. Les manières dont les exilés ressentent et chantent l’exil, ou dont ceux qui sont restés au pays l’évoquent, convoquent les mêmes images.
Quels seraient les principaux points communs ?
Belgheis Jafari-Alavi : Sans aucun doute la notion de contrainte, qui reste centrale. Dans les poèmes et les chants, l’exil n’est pas bien vécu et le rêve du retour l’accompagne toujours. Dans la culture orale persane, en Afghanistan, pour parler de l’exilé, le premier mot est mosâfer : il évoque un simple voyageur, qui part pour une destination précise, pour une durée déterminée pour un pèlerinage, ou qui part travailler ailleurs. Ce voyage se termine, tôt ou tard, par un retour à sa terre natale.
Un autre terme, beaucoup plus récent, muhajjir, fait référence à l’hégire [hijra] du prophète de l’Islam en 622 vers l’oasis de Yathrib. Les Afghans qui ont fui le pays après l’invasion soviétique, vers l’Iran et le Pakistan voisins, étaient considérés comme des muhajjir, parce que l’invasion étrangère avait motivé leur départ. C’est un terme qui est très politique, et que l’on retrouve aussi dans les documents officiels pour parler des migrants et des réfugiés.
Il y a encore un autre terme, âvâra, qui est très fort et désigne un état d’errance. Cette personne est alors égarée, elle n’a pas d’abri. On retrouve dans les chants et poèmes populaires essentiellement ce terme et le premier, et, plus récemment, celui de muhajjir, sur les 3 ou 4 dernières décennies.
Il faut encore citer le terme gharib, qui est difficile à traduire. C’est l’état de quelqu’un qui est seul, dans un lieu où il est privé de tous ses liens. Souvent, il est pauvre, et les habitants du pays où il se trouve n’ont aucune estime pour lui. Ce seul terme contient les trois notions d’étranger, de solitude et de pauvreté.
jeune fille afghane - Pete, CC BY 2.0
Qui signe ces chants et poèmes populaires que vous avez étudiés ?
Belgheis Jafari-Alavi : Concernant les poèmes populaires, on ne connait pas les auteurs, pour la majorité d’entre eux. Il s’agit souvent de textes très courts, de deux vers, que l’on appelle dobaiti. Leurs auteurs pourraient être des femmes ou des hommes, car il n’y a pas de marqueur du genre en persan. Quelques indices permettent parfois de déduire des éléments relatifs à l’auteur : par exemple, une femme évoquera son amant parti…
Pour les chants populaires, ceux qui les entonnent aujourd'hui étaient d'abord des hommes, dans les années 1980, quand des Afghans se sont réfugiés dans les pays voisins, puis aux États-Unis et en Australie ou encore en Europe. Après 2001, la deuxième génération d'exilés, notamment en Iran ou au Pakistan, a compté plus de femmes qui se sont exprimées par le chant.
Comment est abordé l'exil dans ces chants contemporains ?
Belgheis Jafari-Alavi : L’un des thèmes récurrents dans l’expression de ces réfugiés afghans est la souffrance provoquée par l’exil : les discriminations, les injustices vécues par les Afghans, en particulier en Iran, où l’opposition contre la politique officielle iranienne s’est exprimée très vivement.
Plus généralement, à partir de 2010, les exilés afghans ont commencé à s’exprimer par le rap, de manière directe, critique et parfois violente. La première rappeuse afghane, Sosan Firoz, de son retour d'exil en Iran, chante les discriminations qu'elle y a subies. Dans une société toujours très traditionnelle et conservatrice — où le chant d'une femme en public reste tabou —, les voix d’hommes restent plus nombreuses, mais plusieurs femmes se sont entendre aussi sur ces sujets.
Depuis 2001, en Afghanistan, il est devenu plus fréquent d'entendre de très jeunes filles chanter, y compris à la télévision, dans des émissions comme Afghan Star de la chaine TOLO, qui cherche à révéler de nouvelles stars. Pour les jeunes filles qui chantent dans ces émissions, cela signifie toutefois ne plus retourner dans leur province natale, ou vivre dans de grandes villes comme Kaboul, souvent. Une jeune chanteuse et musicienne, par exemple, a été complètement reniée par sa famille.
Après la reprise du pouvoir par les Talibans, il n’est plus du tout question du chant des femmes. Elles n’ont pas le droit de faire des études ni de travailler, et il est hors de question d’avoir des activités artistiques, de faire de la musique ou de chanter avec un instrument, ce qui s’applique également aux hommes, par ailleurs.
Avez-vous observé des similitudes entre ce rap contemporain et la tradition poétique afghane ?
Belgheis Jafari-Alavi : Dans la poésie et les chants, on constate une permanence de la tradition poétique persane. Dans le domaine des chants populaires, par exemple, les auteurs du passé restés inconnus, souvent analphabètes, s’appliquaient malgré tout à respecter les codes et règles de la poésie classique, dans leur oralité.
Les chants classiques et folkloriques de l'Afghanistan avaient surtout pour thème l'amour, et, à présent, les chants ont des thématiques plus variées, comme la situation politique, la condition des femmes, les injustices, l’insécurité, la corruption des autorités ou encore la pauvreté.
Par le chant, la jeunesse remet en question les valeurs imposées par les autorités et pointe les injustices ordinaires. Après 2010, le rap est devenu bien plus critique vis-à-vis du gouvernement afghan, et notamment de sa politique migratoire. En 2015, Ashraf Ghani, l’ancien président afghan avait donné un entretien à un média allemand, dans lequel il avait déclaré qu’il ne sympathisait pas du tout avec les Afghans qui quittaient leur pays, affirmant qu’il était de leur responsabilité d’y rester et de le reconstruire. Ces propos ont été copieusement critiqués dans de nombreux chants populaires, notamment sur la chaine TOLO, privée, qui offrait une relative liberté d'expression : un jeune chanteur, Jamal Mobarez, avait attaqué le président en s’adressant directement à lui.
Vous avez aussi travaillé sur les représentations de l’Afghanistan dans les récits de voyage aux XIXe et XXe siècles : quelles sont les caractéristiques de ces représentations ?
Belgheis Jafari-Alavi : Au cours du XIXe siècle, ceux qui partaient pour l’Orient allaient y retrouver leurs racines, une partie d’eux-mêmes qu’ils estimaient avoir perdu, souvent de manière fantasmée. Par exemple, ils se rendaient au pays des Kāfir, qui est devenu la région du Nouristan [au nord-est de l'Afghanistan, NdR], parce que les Nouristanis étaient alors considérés comme les descendants des Grecs macédoniens. Il s’agissait donc de retrouver ses origines.
À côté de cette quête personnelle, le discours des récits de voyage a souvent été ethnocentré, méprisant vis-à-vis de la population. On y trouve souvent une volonté de définir différents groupes ethniques au sein de la population, de classer, de déterminer les qualités et les défauts des populations.
Ce regard a beaucoup évolué au cours du XXe siècle — mes études portaient jusqu’à l’avant-invasion soviétique, soit les années 1970. Les profils des voyageurs deviennent plus variés : il s’agissait essentiellement de diplomates, de militaires, d'explorateurs ou de scientifiques au XIXe siècle, au service de leur pays d’origine, et avec une mission salvatrice ou d’exploration, voire de conquête. Au XXe siècle, d'autres profils s'ajoutent : des écrivains, des journalistes comme Joseph Kessel ou des artistes se rendent en Afghanistan, sans objectif forcément politique.
Les écrivaines suisses Annemarie Schwarzenbach et Ella Maillart, par exemple, partent en Afghanistan au moment de la Seconde Guerre mondiale parce qu'elles fuient l'Europe en guerre. Pour elles, l'Afghanistan représente une véritable oasis de paix, qui leur permet de se retrouver elles-mêmes dans les montagnes de l'Hindou Kush. Personnellement, les écrits d’Annemarie Schwarzenbach m’ont beaucoup impressionné, parce que, même sans parler la langue afghane, et malgré ses problèmes personnels, elle a pu voir, au-delà des beautés des visages et des paysages, les drames qui se jouent en Afghanistan. Pour la première fois, on parlait aux femmes afghanes, pour rendre compte de leurs situations.
Chez beaucoup d’auteurs, le regard restait stéréotypé, avec des Afghans décrits comme des guerriers, incontrôlables, intouchables, très forts et courageux. Une image assez figée des Afghans, que l’on cherchait à confirmer, finalement, dans les événements comme les guerres.
Sur quels sujets travaillez-vous à présent ?
Belgheis Jafari-Alavi : Je vais continuer à étudier les chants populaires, mais je m'oriente plus spécifiquement vers la poésie contemporaine afghane, avec un travail de cotraduction pour une anthologie.
Dans la culture persane, la poésie fait véritablement partie du quotidien : on se réfère souvent à elle, pour confirmer ou illustrer une idée. Elle constitue une sorte de thérapie, en Afghanistan. Je m’intéresse à présent à la manière dont les crises afghanes se reflètent dans la poésie afghane, tout en la façonnant.
Photographie : détail d'une miniature de Djouneyd, La Princesse Khoumayoun regardant son bien-aimé devant le portail (1396, British Library, domaine public)
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1 Commentaire
Reshad Nazroo
18/05/2022 à 18:00
Entrevue bien fouillée et informative. Sauf qu'elle oublie de préciser - en parlant des termes lexicaux incriminés, notamment "mosâfer, mujahhir, âvâra et gharib" - de quelle origine linguistique ils sont, puisque l'Afghanistan est plurilingue (parlant le pashto et le dari) et multiethnique (pashtoun, tadjik, ouzbèke, kirghize et turkmène).