LAM2022 - L'historien Georges Vigarello a construit une bonne partie de ses recherches - et de sa bibliographie - autour du corps, de la manière dont les sociétés et les personnes le considèrent, parce que, selon ses propres termes, « faire l’histoire du corps montre autre chose que le corps ». Son Histoire de la fatigue (Seuil, 2020) dresse ainsi une considération changeante des sociétés à l'égard de cette dernière...
Le 15/04/2022 à 11:17 par Antoine Oury
5 Réactions | 347 Partages
Publié le :
15/04/2022 à 11:17
5
Commentaires
347
Partages
ActuaLitté : La fatigue se caractérise-t-elle de la même manière selon les époques ?
Georges Vigarello : Aussi surprenant que cela puisse être, la fatigue n’a pas une définition intangible à travers les époques. Elle change, dans une certaine mesure, de repères, et même d’objet.
Au Moyen-Âge, la fatigue est éminemment et exclusivement physique, puis l’on commence à voir apparaitre, en particulier à l’époque classique, des fatigues qui font référence à des efforts mentaux. Descartes est à ce titre l’un des premiers à évoquer une « fatigue d’esprit », une sorte de lassitude émanant de sa résistance psychique. Dans des lettres, il recommande à ses correspondants de ne pas faire trop de métaphysique ! À la même époque se généralisent les récréations, dans les lieux d'éducation. Sans caractériser les angoisses, les inquiétudes ou anxiétés, une fatigue de l’intellection est alors remarquée.
Un peu plus tard surviennent des fatigues qui ne sont ni totalement physiques, ni totalement d’esprit : des sortes d’effondrements psychologiques, de l’ordre de la lassitude ou de la langueur.
On constate ainsi qu'à travers l'histoire, la perception s’affine et que, dans le même temps, elle se différencie. L’évolution des définitions est très nette, de même que leur absence de précision, parfois. Au Moyen-Âge, on caractérise ainsi la fatigue en disant que « les membres deviennent gros », que « la respiration s’affaiblit »… Les tentatives se succèdent pour tenter d’objectiver cet état de faiblesse, et j’ai cherché à montrer les nuances, les diversités d’objet… Quand Descartes parle de la fatigue d’esprit, elle n’a pas grand-chose à voir avec la fatigue musculaire évoquée par un ouvrier au XIXIe siècle.
La même valeur est-elle d'ailleurs accordée aux différents types de fatigues ?
Georges Vigarello : La mise en scène de ceux que l’on considère comme fatigués, de ceux qui méritent, en quelque sorte, une attention particulière, change aussi selon les périodes.
Les personnes que l’on considère aujourd’hui comme fatiguées ou éminemment fatigables ne sont pas prises en compte à certaines périodes. Par exemple, lorsque l’on étudie la période médiévale, la fatigue des vilains est très peu évoquée, comme celle des compagnons, et encore moins celle des serfs. En revanche, celle du combattant, qui défend la cité, est valorisée, tout comme celle, éventuellement du clerc et du pèlerin. Dans les récits de la bataille de Bouvines, au XIIIe siècle, certains nobles sont relevés, tant ils se sont épuisés, et cela constitue leur valeur. Dans les combats médiévaux, la durée du combat grandit le combattant, ainsi que l’épuisement de ce dernier.
À partir de la période classique, l'attention se dirige vers d'autres classes ou métiers privilégiés, et l'on évoque alors la fatigue des notables, des avocats, des médecins et des administrateurs.
La fatigue est-elle toujours liée à une dépense d'énergie, dans l'histoire, notamment médicale ?
Georges Vigarello : L’apparition du Covid et le confinement qui en a découlé ont pu laisser penser que les gens confinés seraient moins fatigués. Or, l’inverse a été constaté. On se rend alors compte qu’une fatigue peut émerger, qui est constituée non par la dépense, mais par la non-dépense. Une fatigue qui passerait par ce que je nommerais un dispositif d’empêchement. Empêcher les individus de disposer de l’espace, de se projeter dans l’avenir ou de côtoyer les personnes qu’ils apprécient les retient, contre leur gré. Un phénomène de l’ordre de l’affaiblissement se manifeste alors, aussi paradoxal soit-il.
Ce phénomène de la fatigue due à la non-dépense existait-il préalablement au Covid ?
Georges Vigarello : Il existait effectivement, et avait été identifié, notamment, à l'occasion de démonstrations autour des traumatismes ostéomusculaires : ces maux ne sont pas forcément liés à la reproduction de gestes fatigants, mais à des gestes arrêtés, qui n'ont pas été conduits jusqu’au bout. L’intention, finalement, est stoppée par un obstacle. Cette question de l’empêchement était déjà relativement présente, mais elle s’est manifestée de manière plus forte au moment du confinement. D’ailleurs, la parution de mon livre a croisé un moment où l’expression de la fatigue était de plus en plus présente dans les témoignages des personnes confinées.
Cet empêchement renvoie à un problème plus profond. Nos sociétés affirment de plus en plus les personnes, tout en leur donnant le sentiment qu’elles ont une légitimité pour s’affirmer. Elles peuvent choisir, dans des sociétés démocratiques, de plus en plus psychologiques, attentives aux souffrances, douleurs et traumas. Si l’on bloque l’affirmation, les effets sont terriblement négatifs, créant une souffrance psychologique qui se traduit alors par le sentiment d’une impuissance, d’une impossibilité qui relève finalement de la fatigue.
(illustration, Susan Sermoneta, CC BY-NC-ND 2.0)
Faire une histoire de la fatigue revient-il à faire une histoire du repos ?
Georges Vigarello : Alain Corbin [avec lequel il a coécrit plusieurs livres, NdR] vient de signer cette Histoire du repos [chez Plon, NdR]. J’ai essayé d’examiner, pour ma part, les comportements susceptibles de compenser cette fatigue. On voit alors que l’image changeante de la fatigue avec le temps entraine des modes de compensation qui changent également.
Au Moyen-Âge, l’image du corps veut ainsi que les éléments essentiels du physique soient des liquides, les humeurs. Plus l’humeur favorise le sang rouge, et plus vous êtes un individu fort. La fatigue est le fait de perdre du liquide et, pour compenser, les femmes qui suivent les combattants lors des croisades apportent alors de l’eau.
Si, au contraire, on passe au mode de représentation du corps qui est plutôt celui des Lumières, la fibre, le nerf, le filament, la tension sont cette fois au centre. On passe alors à des remèdes qui sont astringents, qui resserrent.
Puis vient le modèle de Lavoisier, à la fin du XVIIIe siècle, avec l’oxygène : cette fois, c’est ce dernier qui manque et prive le corps de forces combustibles. Le repos, c’est alors refaire du capital oxygénique, ouvrir les fenêtres, prendre l’air… Ou encore manger de l’aliment, qui permet la combustion.
La reconnaissance de la fatigue a-t-elle eu une influence sur l'organisation du travail, et vice-versa ?
Georges Vigarello : Cette question de l’organisation du travail se trouve dès le Moyen-Âge, d'une manière assez simpliste : le travail commence lorsque le soleil se lève et s’achève une fois celui-ci couché. Et puis, petit à petit se pose la question du travail de nuit, lorsqu’il faut maintenir des feux actifs par exemple.
Progressivement, on prend en compte les durées, avec l’installation d’horloges au travail, neutres, qui ne sont plus en rapport avec le jour et la nuit. Le comptage des heures commence alors, sans considération pour le jour ou la nuit. Mais, ce qui m'a frappé dans ma recherche historique, c'est le fait que les heures sont extraordinairement lâches pendant très longtemps. Le 3-8, huit heures de travail, huit heures de loisir, huit heures de repos, est une invention des années 1920, bien plus tard que l’industrialisation, qui accepte les 12 à 13 heures de travail.
Au moment de la Révolution de 1848, on commence à penser que la durée du travail pourrait être de 10 heures, ce qui convient même à des penseurs comme Marx. Émile Ollivier [député qui instaura notamment le droit de grève, NdR] impose à Marseille les 10 heures de travail. Les industriels et l’assemblée réagissent, et cette dernière casse cette application des 10 heures. Elles n’émergeront qu’à l’extrême fin du XIXe.
Le droit au repos a-t-il joué un rôle important dans les grèves du XIXe ?
Georges Vigarello : Michelle Perrot, qui a fait une thèse tout à fait magistrale sur les grèves au XIXe siècle, a démontré que la principale revendication portait sur les salaires, et non la durée du travail.
Progressivement, à la fin de ce même siècle, émergent les heures de travail, à partir de revendications ouvrières, et non d’une réflexion politique ou institutionnelle. D'ailleurs, dans Germinal, le roman de Zola, la mine repose sur le principe de remplir le plus de wagonnets possible, sans considération pour le temps total de travail. Les ouvriers sont très centrés sur la quantité, parce que c'est ce qui détermine leur salaire, mais pas la quantité des heures, la durée.
On évoque depuis quelques années une fatigue informationnelle ? Est-elle si neuve que cela ?
Georges Vigarello : Cette fatigue informationnelle est encore mal définie. Elle semble correspondre à l’accentuation de la sensibilité à l’égard des intensités, du sentiment d’urgence, du poids que peuvent représenter les responsabilités, les idées…
Depuis une perspective historique, il me semble que cette fatigue se mesure à l'aune d'une certaine progression. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, cette société de la production, du rendement, plusieurs dynamiques concourent à une accélération globale. Une dynamique de la vitesse, avec le chemin de fer, le télégraphe, puis le téléphone… La dynamique de la presse, qui, pour pouvoir exister, doit apporter une information nouvelle, et rend d'ailleurs compte de cette accélération tout en y participant. Enfin, une dynamique des perceptions, facilitée par l'électricité, qui multiplie les messages et leurs durées. Dans Le Bonheur des Dames, Émile Zola rend bien compte de cette lumière permanente, qui clignote et sollicite.
Le public se retrouve finalement confronté à quelque chose qui menace en permanence de le déborder. Un mot surgit, qui n’existait pas : le surmenage. Il désigne une situation apparemment nouvelle, un moment où tout déborde, où l’on se trouve comme le cheval qui va trop vite, dépassé par sa propre physiologie. Les symptômes sont identifiés peu à peu : neurasthénie, impuissance, faiblesses internes… Une fatigue totalement nouvelle, inédite, qui n’a rien à voir avec la fatigue physique médiévale. Aujourd’hui, l’attention est plus particulièrement tournée vers les écrans et leurs informations spécifiques, qui installent une sorte de charge mentale, mais on retrouve une certaine continuité entre les époques.
Dossier : Le Livre à Metz 2022 : journalisme et littérature, “même pas peur” ?
Photographie : Jeune Décadente (1899), Ramon Casas (domaine public)
DOSSIER - Le Livre à Metz 2022 : journalisme et littérature, “même pas peur” ?
Paru le 04/11/2021
223 pages
Points
14,90 €
Paru le 03/09/2020
470 pages
Seuil
25,00 €
Paru le 13/02/2014
282 pages
Points
8,80 €
Paru le 04/02/2021
720 pages
Points
12,50 €
5 Commentaires
Forbane
16/04/2022 à 11:21
Pourquoi supprimer les accents circonflexes (comme sur "entraîne", écrit ici "entraine") ?...
On aimerait qu'un site consacré à la chose littéraire apporte un soin tout particulier à l'orthographe. Car si même les sites "littéraires" jugent que l'orthographe n'est pas importante, alors le dernier rempart contre la barbarie que représente le massacre d'une langue (et donc d'une civilisation) cède.
Team ActuaLitté
17/04/2022 à 10:27
Bonjour Forbane,
Point délicatement soulevé d'autant que source de fous rires dans la rédaction : la réforme de l’orthographe de 2016 implique que l’on puisse supprimer l’accentuation circonflexique sur les voyelles i et u, à moins que cela n'amène à une confusion. (entraîner / entrainer coexistent, mais mur / mûr sont obligatoirement distincts).
Et que le rédacteur a ici choisi – comme dans ses différents articles – d’adopter cette réforme, quand vous pourrez lire des papiers signés d’autres journalistes qui préfèrent préserver l’orthographe traditionnelle.
Au choix : soit c’est un manque d’harmonisation, soit c’est un marqueur de pluralité.
Forbane
17/04/2022 à 13:10
Mais c’est bien ce qui est tragique : que vous ne soyez pas les gardiens du Temple, mais ceux de la maudite « pluralité » (écoutez-moi ces technocrates), du processus volontaire de saccage d’une langue fondé sur le refus de sa subtilité et la tentation du moindre effort. Sur le désir aussi d’en faire un simple outil sans aspérité aucune, au service non pas de la chose littéraire mais de la communication.
Je conchie la « réforme orthographique » - dont j’avais bien compris que vous étiez les zélateurs actifs, n’ayez crainte... Entreprise barbare s’il en est, née de la soumission à l’ignorance et à la facilité généralisées, menée tambour battant au nom de l’é-ga-li-ta-risme, de sorte qu’on puisse dire à chaque élève de France qu’il a fait une dictée sans fautes (et même alors, elle en sera truffée). Je sais de quoi je parle puisque j’ai enseigné cette langue que j’ai scrupuleusement apprise lorsque j’étais enfant moi-même, par amour d’elle. Un amour qui n’est manifestement plus partagé par grand-monde et que l’on vous reproche même d’enseigner dans son intégrité.
Je vous divertis peut-être mais votre réponse, elle, est plus navrante que vous ne l’imaginerez jamais. Quant à la langue, je la vénère davantage aujourd’hui qu’hier, à mesure qu’on la défigure en ricanant.
PS : ne vous gaussez pas trop de votre lectorat, a fortiori en groupe. La bande ricanante. La horde hilare. Etc. C’est une politesse élémentaire. Il n’y avait rien de désobligeant dans mon message, que je sache. Tolérez la pluralité (n’est-ce pas) des points de vue. Souffrez qu’on ne soit pas à genoux devant l’époque. Souffrez même qu’on la juge barbare, bête, triste et laide.
Team ActuaLitté
17/04/2022 à 18:40
Bonjour Forbane
Je règle un point d'abord : il n'y a (ni avait dans le précédent) aucune moquerie dans le commentaire, mais une stricte explication des choix opérés : en somme, du pourquoi et du comment.
Pour le reste, incarner les gardiens du temple signifierait devenir les zélés défenseurs du camp opposé. Nous avons préféré laisser libre chacun des rédacteurs : certains suivent la réforme, d'autres non. Nous ne sommes en cela ni partisans d'une approche ni d'une autre.
En outre, l'évolution des langues est un sujet suffisamment admirable – la réintroduction du -u devant le -x qui désignait une graphie -us, pour ne citer que cet exemple – pour ouvrir des conversations, pas des accusations.
Forbane
17/04/2022 à 13:38
Pardon, avant qu'on ne me le reproche (et on aurait raison) : "grand monde" et non pas "grand-monde" comme je l'ai malencontreusement écrit.
Ce tiret me fait penser à mon grand-père instituteur, né en 1911, qui lui aussi fut victime en son temps (déjà !) des furies progressistes, lorsqu'il fut durement sanctionné par un inspecteur pour oser enseigner à ses élèves la lecture et l'orthographe non d'après les méthodes modernes qui devaient précipiter les Français dans l'illettrisme, mais selon les bonnes vieilles règles éprouvées, auxquelles, sans hasard, l'on revient aujourd'hui, doucement mais sûrement.
Mon grand-père était de gauche, un communiste militant. Son désir (dans un but d'égalité et non d'égalitarisme) était d'élever par le travail scolaire les enfants qu'on lui confiait et de les faire advenir au savoir, non de les maintenir dans l'ignorance sous prétexte de flatter en chacun l'ego et la fainéantise. Il aurait pu gonfler leurs notes en tolérant qu'ils écrivent "entrainer" au lieu d'"entraîner", par exemple, mais, voyez-vous, il ne le fit pas.
Mes propres instituteurs et professeurs, dans les années 1980 et 90, ne le firent pas non plus, ce dont je leur sais gré. Un demi-point nous était ôté pour chaque faute d'accent. Ce n'était pas à la langue de s'adapter à notre ignorance, mais à nous de nous adapter à la langue.
Toute une philosophie.