LAM2022 — « Même pas peur ! » proclamait fièrement le festival Le Livre à Metz. Inventer sa propre vie peut faire partie des défis que nous lancent la société, les proches et le regard porté de l'extérieur. La philosophe Claire Marin, après avoir étudié les ruptures, s'intéresse à cette définition de soi dans Être à sa place: Habiter sa vie, habiter son corps, publié aux éditions de l'Observatoire.
ActuaLitté : Depuis plusieurs années, se publie une littérature au croisement du roman et du guide de développement personnel, dont le récit tourne autour de personnages qui s’interrogent sur leur place et prennent souvent « un nouveau départ ». Que dit le succès de cette littérature sur notre imaginaire collectif ?
Claire Marin : Ce succès confirme à la fois le fait qu’il y a une plus grande mobilité possible, que le jeu des places a changé, notamment pour les femmes, mais que cela nous désoriente malgré tout. En effet, devoir tracer soi-même son chemin, par certains aspects, est plus éprouvant que de suivre la voie qui était déjà prédéfinie.
Il y a parfois un questionnement sur le prix que l’on paye pour certaines places, notamment pour les femmes, et la manière dont la diversité des places que l’on occupe les rend parfois incompatibles, jusqu’à la surcharge, jusqu’à l’épuisement mental.
Ce que l’on retrouve dans cette littérature, qui a effectivement un grand succès, c’est la marque d’un désarroi, d’un questionnement sur tous ces efforts que font les femmes pour trouver ces nouvelles places. Et, peut-être, à certains moments, la déception ou la désillusion face à des barrières auxquelles elles sont confrontées, face à des pesanteurs qui sont liées à la lourdeur des charges familiales qui persistent et ne sont pas si partagées…
Cette littérature en est aussi un signe.
Les réactions épidermiques observées dans les débats relatifs à la transidentité, ou autour de certains droits que l’on pensait acquis dans certains pays comme celui à l’avortement témoignent d’un problème persistant vis-à-vis de la place de l’autre. Comment trouve-t-on sa place sans laisser l’autre choisir la sienne ?
Claire Marin : On ne trouve jamais sa place tout seul : on se construit toujours dans l’interaction. La question de la place survient toujours après qu’on nous ait déjà attribué une place : on commence par avoir un nom, par être un certain rang dans une famille, par appartenir à un milieu social, etc.
La question commence avec une réflexion sur le devenir de cette place que l’on nous assigne au départ, comment est-ce qu’on en sort ou comment on l’habite autrement. Je ne pense pas que l’on puisse réfléchir à sa place indépendamment du rapport aux autres, mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a des places qui nous sont interdites, par les jugements, les préjugés, les regards, les implicites aussi, par des injonctions qui ne se disent pas. Il y a des silences qui nous interdisent aussi.
Vous évoquez des identités qui sont des traversées des genres, ou qui sont liées à des revendications de liberté sexuelle, de propriété du corps : là aussi, la place que j’occupe peut être très réduite, contrainte ou interdite par des lois, tout simplement, qui m’interdisent de changer de sexe ou m’imposent d’aller au terme d’une grossesse issue d’une violence.
Enfin, il y a un certain nombre de places que l’on occupera dans l’existence d’une mauvaise manière, douloureusement, quitte à faire souffrir d’autres autour de nous, parce que des lois, des principes, des structures sociales ou religieuses nous interdisent de trouver notre « vraie place ».
La situation se résume-t-elle à un écart entre deux expressions, « trouver sa place » et « prendre sa place » ?
Claire Marin : Il y a quand même un processus créateur dans le fait de trouver sa place. De l’extérieur, on peut définir ma place avec des catégories toutes faites, par exemple « Je suis professeure », « Je suis mère », « Je suis la fille de mes parents » et d’autres catégorisations sociales que l’on pourrait identifier à partir de mon mode de vie. Mais, en réalité, si je devais dire moi-même quelle est ma place, elle serait dans des entre-deux, des éléments d’articulation de places différentes, dans le temps que je consacre à la recherche, à l’écriture, à l’enseignement.
Chaque place est assez singulière : nous avons créé un agencement, pour reprendre un terme de Deleuze, qui fait que chaque place est originale, quand bien même elle n’a pas l’air de l’être, de l’extérieur.
Une grande difficulté s’impose alors, pour l’autre : reconnaitre cette place, irrémédiablement singulière pourtant… Peut-il la comprendre ?
Claire Marin : Il le peut, par la discussion, l’échange, le partage de l’expérience. C’est tout à fait possible. Ce qui devient plus difficile à saisir de l’autre, comme l’indique Yves Michaud, c’est la place intérieure que l’on occupe, l’état d’âme, l’état d’esprit, les humeurs, les douleurs singulières… Le lieu intérieur de chacun est sans doute plus difficile à appréhender… Quoique la littérature, le cinéma nous aident à entre dans la peau de quelqu’un d’autre.
Mais la place qu’occupe un individu, celle qu’il s’est créée dans son parcours de vie, le récit qu’il en fait lui-même permet d’en donner une idée. Si vous me racontez votre vie, j’aurai une petite idée de ce que vous définissez comme votre place à vous.
Les NEET sont un terme pour désigner des jeunes qui ne sont ni dans l’emploi, ni dans l’éducation, ni dans la formation. Une place pour classer ceux qui n’ont pas vraiment de place dans le système des sociétés libérales modernes. « Être à sa place », n’est-ce pas une autre injonction, quand certains ressentent le besoin, aussi, de ne pas y être ?
Claire Marin : Complètement, et il est d’ailleurs très singulier qu’on ait posé un nom, un mot qui ne signifie d’ailleurs pas grand-chose, sur la situation de ces personnes. Comme si ceux qui voulaient sortir du cadre se retrouvaient avec une étiquette pour avoir, malgré tout, une place quelque part.
C’est rassurant de pouvoir positionner les gens sur l’échiquier social, de savoir où ils sont, où ils vont, d’où ils viennent… Cela donne une illusion de maîtrise, en fait, dans le rapport aux autres.
Cette étiquette, comme d’autres, reste un instrument fonctionnel : pour interagir avec l’autre, nous avons besoin d’éléments qui l’identifient. Mais, dans la pire version, c’est aussi une logique très dystopique, que chacun ait une place, parfois prédéterminée par ses gênes, sa naissance, comme dans les récits de science-fiction. Cela devient alors le fantasme d’une population contrôlée.
Être à sa place implique-t-il forcément un moment de rupture, phénomène que vous avez étudié dans votre précédent livre, pour casser toutes ces normes ou étiquettes ?
Claire Marin : Une forme de violence n’est sans doute pas nécessairement présente, et il peut s’agir d’un glissement, plutôt, dans certains parcours. Quelque chose qui peut être plus souple, moins accidenté, moins douloureux. Ce qui m’intéresse, personnellement, ce sont ces vies un peu bouleversées, mais les éléments de singularisation permettent aussi de se détacher, et pas nécessairement de déchirer. En somme, de se distinguer sans que cela ne se fasse sur le mode de la trahison ou de la rupture douloureuse.
L’expression « habiter sa vie, habiter son corps » évoque le livre de Virginia Woolf, Une chambre à soi, où l’autrice fait des conditions matérielles un élément important dans l’expression des femmes. Fait-il avoir les moyens, pour trouver sa place ?
Claire Marin : Il faut en avoir le temps. Ce que cherche Virginia Woolf avec « une chambre à soi », c’est un endroit où elle ne sera pas sans cesse sollicitée, interrompue, avec un rapport à soi sans cesse fragmenté par l’extérieur. Ce qu’elle récupère dans cette chambre, c’est une forme de durée, de continuité.
Il ne faut pas se tromper sur ce que la matérialité nous offre, la manière dont on utilise un espace. En l’occurrence, cela peut être une chambre à soi, mais aussi une bibliothèque, ou un café silencieux. La bulle, on peut la créer et être dans une forme de concentration. Cela dit, il y a des choses, matérielles encore une fois, qui participent au fait de s’approprier une place, notamment le rapport au vêtement, à l’apparence.
On peut remonter même à Pascal, mais ce qui fait rentrer dans un rôle social, dans une place socialement identifiée, ce sont des éléments de l’ordre de l’apparence. La codification par ce que je porte peut jouer un rôle, comme lorsqu’un interne porte une blouse : il se met alors dans la peau d’un soignant. Les vêtements et l’apparence restent dans ce cas des éléments d’incorporation du rôle qui me semblent importants.
Dossier : Le Livre à Metz 2022 : journalisme et littérature, “même pas peur” ?
Photographie : illustration, Roel Wijnants, CC BY-NC 2.0
DOSSIER - Le Livre à Metz 2022 : journalisme et littérature, “même pas peur” ?
Paru le 16/02/2022
238 pages
Observatoire Editions de l'
18,00 €
Paru le 09/09/2020
168 pages
LGF/Le Livre de Poche
7,20 €
Paru le 03/06/2021
86 pages
Editions de l’Aube
9,90 €
Paru le 04/06/2014
80 pages
Presses Universitaires de France - PUF
8,00 €
Paru le 05/03/2020
44 pages
Editions Gallimard
10,00 €
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