LAM2022 — Connue pour ses enquêtes publiées par le journal Le Monde, consacrées à des figures littéraires ou non, Ariane Chemin s'est arrêtée au festival Le Livre à Metz pour évoquer le livre dans lequel elle tente d'approcher Milan Kundera - sans jamais le rencontrer. Disparu volontaire depuis près de 40 ans, l'écrivain tchèque vivant à Paris incarne pour elle « l'histoire tragique du XXe siècle ».
Le 11/04/2022 à 11:09 par Antoine Oury
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11/04/2022 à 11:09
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ActuaLitté : Comment cette enquête s'est-elle imposée à vous ?
Ariane Chemin : Ce livre est né d’un hasard, un peu comme dans les romans de Kundera, d’une rencontre dans les rues de Paris. J’étais avec le père de mes enfants, qui m’a dit : « Regarde là-bas, c’est Milan Kundera, avec Véra, sa femme. » Kundera est un auteur qui m’a beaucoup marquée, depuis mes vingt ans, quand Tomas, Teresa, Sabina, les personnages de L’insoutenable légèreté de l’être, sont entrés dans mon imaginaire pour ne plus en sortir. Mais, à vrai dire, je ne savais même pas qu’il habitait à Paris.
Je me suis alors lancée à la recherche de cet écrivain. Pas seulement parce que je l’avais croisé dans la rue, mais aussi parce qu’il embrasse le XXe siècle. Il naît après la Première Guerre mondiale, connaît l’invasion nazie, la Seconde Guerre mondiale, le Printemps de Prague, l’exil… J’ai eu l’impression que tout le tragique du XXe siècle se lisait sur son visage.
Comment expliquez-vous la très grande popularité de ses textes auprès des lecteurs, en particulier dans les années 1980 et 1990 ?
Ariane Chemin : Kundera pratique une forme d’ironie — un de ses livres s’appelle d’ailleurs La Plaisanterie — et porte un regard distancié totalement original. Et, plus encore, il a renouvelé, d’une certaine manière, le genre romanesque, qui était donné pour mort en France à cette l’époque où le Nouveau Roman et la critique littéraire structuraliste faisait la loi, en imposant à nouveau l’importance de l’intrigue, des personnages comme êtres pensants - , sur l’amour et la jalousie, le courage et la lâcheté… Kundera est un des meilleurs romanciers de la jalousie, de l’envie et du désir. J’ai lu il y a peu un entretien avec le Prix Goncourt 2021, Mohamed Mbougar Sarr, où il disait : « Je pense que le livre que j’ai le plus offert demeure L’Insoutenable Légèreté de l’être, de Kundera. J’ai eu l’impression, en terminant ce roman, de comprendre – il était temps – quelque chose à/de l’amour. »
Votre travail terminé, avez-vous une théorie sur la disparition volontaire de Milan Kundera ?
Ariane Chemin : Je me suis bien sûr demandé quelles avaient été les motivations de sa disparition, et pour quelles raisons il n’avait pas donné d’entretien depuis 1984, après l’émission Apostrophes de Bernard Pivot. Il est évident qu'on ne disparaît jamais sans raison. Est-ce qu’il n’aime pas cette fin de siècle médiatique ? Est-ce qu’il a des choses à cacher ? Pourquoi refuse-t-il obstinément que l’on se penche sur son passé ? Ces questions m'ont intéressée même si tenter de raconter un homme evaporé et claquemuré représente aussi une certaine gageure.
Pourquoi persister à vouloir découvrir la vie de Kundera ?
Ariane Chemin : Je trouve qu’en France, le respect de l’écrivain est très grand, notamment dans le monde journalistique. L’écrivain est sacré, ce qui n’est pas du tout le cas aux États-Unis, en Italie, en Angleterre… Il y a une sorte de respect de la presse littéraire pour la figure de l’écrivain, dans le schéma du Contre Sainte-Beuve de Proust, qui l’éloigne du « commun des mortels ». Où les écrivains puisent-ils leur imagination? Comment travaillent-ils, surtout quand ils n’écrivent pas dans leur langue d’origine? Tout ça, je trouve, est passionnant.
Or, la vie des écrivains peut être intéressante, dès lors qu’elle fait sens. Je me suis ainsi intéressée à Houellebecq et à ce qui s’apparente à sa « petite entreprise » - ce qui m’a valu quelques ennuis - ou à celle de Jean d’Ormesson, aussi, en me demandant s’il n’y avait pas une forme d’imposture, à certains moments.
Les écrivains sont aussi parfois des hommes de pouvoir, et le pouvoir est une formidable matière à explorer. Mais il y a autre chose : les écrivains ont aussi l’art et le talent de rendre leur vie romanesque. C'est le cas de Kundera, dont le parcours est mystérieux, et qui a forgé sa légende. Je ne voulais pas me laisser impressionner par ce diktat qui impose de ne pas s’approcher de lui.
Kundera est, par ailleurs, un écrivain qui contrôle beaucoup son œuvre...
Ariane Chemin : Kundera est même un véritable "control freak"! Il va jusqu'à gommer des phrases, des personnages dans les traductions de ses livres. Il a même refusé tout appareil critique dans sa Pléiade.
À ce titre, ce qui m’a frappée, c’est que Kundera ne laisse aucune archive. Les palimpsestes, les premiers jets, les paragraphes dans les marges sont extrêmement intéressants lorsque l’on travaille sur un écrivain : pour Kundera, aucun travail sur la maturation d’un texte ne sera possible, c’est certain, car il a tout passé au pilon.
Il a cependant fait don de sa bibliothèque à Brno : il met donc la littérature avant toute chose ?
Ariane Chemin : Je crois que ce don était une façon de renouer avec ses origines, une façon de revenir au lieu de naissance, en 1929, à l'enfance. Ce pays est aussi celui qui ne l'a pas laissé revenir chez lui, en Bohème, en paix. Il le souhaitait en effet, mais la publication de recherches historiques mettant en cause des éléments de son passé lui a fait comprendre qu’il n’était pas forcément le bienvenu. J’ai découvert ce fait aussi : en France, il est adulé, ce qui n’est pas le cas dans son pays. Cela ajoute au tragique de son existence.
Détail du manuscrit de La Plaisanterie, rédigé entre 1968 et 1969, traduction retravaillée par l’auteur (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Car ce que je raconte aussi dans le livre, c’est l’histoire d’un homme qui, au pas de sa vie, ne sait plus très bien où il habite, qui il est, quelle langue il parle - il parle désormais le tchèque alors qu’il s’exprimait avant en français. Il sait seulement qu’il est tchèque plus que français, c’est certain.
À défaut d'interroger Milan Kundera, une autre rencontre s'est imposée au cours de votre enquête...
Ariane Chemin : Effectivement. Dans ce type d’enquête, il y a toujours une surprise : ici, ce fut Véra Kundera. Nous avons commencé à correspondre par texto : elle est restée méfiante - elle se méfie sans doute encore de moi -, mais moi je suis tombée sous son charme.
S’est ouverte une relation étrange. On me l’avait décrite, via un prisme assez sexiste d’ailleurs, comme une sorte de cerbère, qui interdisait l’accès à Kundera. En fait, c’est autre chose. Elle est extrêmement intelligente, et a fait je pense beaucoup plus qu’inspirer Kundera. Persiste encore cette figure de la « femme d’écrivain », dont Véra Kundera ferait partie. Une femme effacée qui lui rend la vie douce et facile.
Véra Kundera, c’est certainement une femme d’écrivain, mais pas seulement. Elle est… kunderienne, et peut-être plus que lui ! D’une certaine manière, j’aurais pu partir sur un tout autre livre et écrire… sur elle. Mais j’imagine qu’elle n’aurait pas voulu. Peut-être parce qu’elle est une ancienne journaliste, elle s’est montrée méfiante, mais pas seulement : elle m’a aussi aidée, en répondant à mes textos notamment, et je lui en suis reconnaissante [Ariane Chemin a d'ailleurs signé une « déclaration d'amour » à Véra Kundera, NdR].
Elle s’est révélée dans ces échanges par texto ?
Ariane Chemin : Non, parce que ceux qui la connaissent peuvent tous témoigner de son humour, à la fois très drôle et grinçant, piquant, qu’elle ne réserve pas à moi, loin s’en faut ! Mais elle m’a fait aussi fait profiter de sa drôlerie, de sa finesse, de sa mémoire, et de sa poésie.
Une de vos sources était assez particulière, puisqu'il s'agissait des rapports de la police politique tchèque sur le couple Kundera, surveillé nuit et jour. Quel a été votre sentiment, en les lisant ?
Ariane Chemin : Ces volumes sont énormes, plus d’un mètre de haut de rapports détaillés. Ils n’ont d'ailleurs pas été explorés, et je pense que les Kundera eux-mêmes ne savent pas du tout ce que l’on y trouve. J'ai pris beaucoup de précautions avec ces documents, d'abord parce qu’un important travail de traduction était nécessaire, mais aussi parce que je connais la perversité de ces rapports politiques. En lisant ces rapports, les Kundera découvriraient sans doute que des personnes qu’ils croyaient amies étaient en réalité des traîtres. Ces écoutes donnent à voir l’absurdité de ce système d’espionnage, le temps perdu, cette culture bureaucratique de l’inutile. Ce que le diktat de la transparence a de totalitaire aussi.
Sur certains détails, la police se trompe complètement, d’ailleurs. Véra s’est ainsi beaucoup amusée d’un rapport évoqué dans Le Monde faisant état de sa discussion dans un café avec une interlocutrice, accompagnée de sa chienne, Bonza. La police avait fait une erreur dans le nom de l’animal et indiqué que leur Renault 5 était rouge alors qu’elle était en réalité bleue... J'ai pu inclure sa réaction dans le livre À la recherche de Milan Kundera. Elle s’est aussi amusée des surnoms qui leur étaient attribués, à Milan Kundera et elle-même, par la police politique : « Élitiste I » et « Élitiste II ». Par texto, elle a commenté que ce n’était « pas très #MeToo » de lui attribuer systématiquement le numéro 2…
Sur quels éléments portent ces rapports ? La vie privée, ou aussi les écrits de Kundera ?
Ariane Chemin : Comme beaucoup d’autres écrivains, Kundera était surveillé parce qu'il était monté à la tribune du Congrès des écrivains en 1976 pour y faire un discours un brin critique du pouvoir politique.
Milan Kundera à Paris, 1969 - photo Vàclav Chochola © Archives B&M Chochola (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Ces rapports pasent en revue la vie publique et privée et rendent compte, dans un sens, de l'absurdité de cette surveillance totale : ce sont une tasse de thé avec untel, des coups de téléphone, une conversation sur la possible traduction d’un de ses livres en anglais, bref, des éléments insignifiants… Toutefois, on se rend surtout compte d’une chose : les autorités avaient vraiment envie que Kundera quitte le pays. Kundera n’est pas un refuznik, il n’est pas Václav Havel, le futur Président, l’homme qui avait résisté de l’intérieur - tous deux ne s’entendaient pas très bien, d’ailleurs.
Quelle était l'idée derrière la parution de votre enquête en livre, après les pages du Monde ?
Ariane Chemin : Adrien Bosc, le patron des éditions du Sous-Sol, m’a convaincue d’en faire un livre. Le texte a alors pris une forme nouvelle, qui s’inspire un peu au livre culte du Nouveau Journalisme, Sinatra a un rhume [publié par les éditions du Sous-Sol, traduit par Michel Cordillot et illustré par Camille Lavaud, NdR]. Dans ce livre, Gay Talese veut absolument faire un portrait de Sinatra pour le journal Esquire. On ne lui dit pas non : il se rend donc dans la ville de Sinatra, patiente alors que l’agent lui promet un rendez-vous avec la star et, finalement, il fait son enquête autour de l’absence de Sinatra. Il va par exemple voir le coiffeur de Sinatra, qui lui raconte que ce dernier lit des revues automobiles dans son salon, ce genre de détails insignifiants et mineurs qui révèlent une personne. En fin de compte, l’agent annonce à Gay Talese que le rendez-vous ne sera pas possible, car « Frank Sinatra a un rhume », le titre du livre. Or c’est sans doute le meilleur portrait de Frank Sinatra jamais écrit. Il serait prétentieux de dire que j’ai voulu faire du Guy Talese, mais ce texte m’a sans doute un peu guidée.
Comme les éditions du Sous-Sol sont la maison du Nouveau Journalisme, j’y ai aussi mis un peu de moi, en écrivant « je », par exemple, ce que je ne fais jamais dans Le Monde, je me suis un peu libérée. Mais ce qui était important pour moi, ce qui justifiait d’en faire un livre, c’est que l’avancée de l’enquête, son making-of, ait un intérêt. Or, c’est là que j’ai croisé Véra Kundera.
Diriez-vous que la littérature est intervenue dans votre écriture quand le journalisme peinait à cerner Kundera, en raison de sa disparition ?
Ariane Chemin : Dans la présentation du festival de Metz, il est indiqué « écrivaine, essayiste » : c’est gentil, mais je ne suis ni l’une, ni l’autre, je récuse ces termes. Je serai incapable d’écrire un essai, je dirais plutôt « auteure ». Ce qui est sûr, c’est que je n’écrirai jamais de roman, car je n’ai pas d’imagination, mais sans doute ai-je tenté de faire quelque chose qui s’approche de cette littérature du Nouveau Journalisme.
Pour reprendre l'expression de Svetlana Alexievitch, j'aime raconter l’ordinaire des vies extraordinaires, et l’extraordinaire des vies ordinaires. Et j’aime les petits détails.
Ces détails permettent-ils aussi d'éviter les évidences ?
Ariane Chemin : Dans un sens. Mais, plus simplement, pourquoi n’aimerait-on pas savoir comment les écrivains travaillent ? Cette scène où Milan Kundera est à Belle-Île-en-Mer, où il invente son Livre du rire et de l'oubli à haute voix, en maillot de bain, dehors, pendant que Véra, en sirotant un verre de vin blanc, tape le texte à la machine, c’est une véritable et magnifique scène de roman. Ou de cinéma.
Dossier : Le Livre à Metz 2022 : journalisme et littérature, “même pas peur” ?
Photographie : autoportrait du coupe Milan Kundera-Véra Kundera (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
DOSSIER - Le Livre à Metz 2022 : journalisme et littérature, “même pas peur” ?
Paru le 10/02/2005
236 pages
Editions Gallimard
8,30 €
Paru le 03/04/2003
198 pages
Editions Gallimard
8,30 €
Paru le 29/10/2015
125 pages
Editions Gallimard
7,80 €
Paru le 02/07/2020
466 pages
Editions Gallimard
10,40 €
Paru le 02/07/2020
316 pages
Editions Gallimard
8,90 €
Paru le 02/07/2020
480 pages
Editions Gallimard
9,90 €
Paru le 01/06/2023
320 pages
Editions Gallimard
21,00 €
4 Commentaires
Reshad Nazroo
12/04/2022 à 04:42
C'est un excellent article qui rejoint mes propres opinions concernant la littérature comme événement, c'est-à-dire que l'on n'a point besoin de faire preuve d'imagination fébrile ou infinie, ni de philosopher sur le tragique de la vie pour décrire ses propres sentiments profonds et intimes sur toute chose. Par ailleurs, le non-dit ou l'innommable est parfois, comme en poésie, aussi important que le silence, comme le pensait Eugène Guillevic qui disait notamment que "le poème est une sculpture du silence".
Doubroff
18/05/2022 à 10:21
Comme d'autres rares écrivains ("rares": peut-on espérer et prétendre explorer l'oeuvre de plus d'une dizaine d'ecrivain (e)s dans une vie), je relis passionnément les romans de Milan Kundera. De plus en plus derrière l'image de l'écrivain ironique apparaît celui qui cherche ce qui échappe à l'ironie...sans rentrer dans la ronde. Ou même les rondes: celle des pouvoirs foncièrement totalitaires (Avec leur gros sabots), celle des "carottes" que nous pensons librement desirer.
Quant à son refus d'être un écrivain public et médiatisé, il n'est peut-être que la conséquence du fait que le plus vrai est dans ses romans. Une revendication de romancier qui "croit"(ici le verbe "croire" peut être pris dans un sens religieux, mais à l'encontre de toute autre croyance "religieuse") en la valeur de la fiction, laquelle est plus vraie que le réel.
Ce ne serait donc pas la volonté de rester caché, secret, qui explique la discrétion de Milan Kundera, c'est au contraire le rappel qu'il s' est le plus totalement "livré dans ses livres". Que donc toute intervention autre "qu'ecrite" masquerait la vérité qu'il tente de cerner par ses oeuvres. Refuser l'intervention médiatique serait (je préfère m'en tenir au conditionnel) une invitation à le lire et le relire. Chaque livre illustrant de possibles réponses à d'infinies questions. Kundera est un chanteur qui ayant tenter de donner le meilleur de lui meme en chantant refuse ensuite de retomber dans la parlotte.
Alena
21/06/2022 à 21:16
Tout à fait d'accord avec Doubroff.
Prélaud-Gilles
09/05/2023 à 18:03
S'agissant du Congrès des écrivains, il faut lire "1967", non "1976" !