Institution dans le milieu de l’Imaginaire, le festival d’Épinal représente un moment précieux pour les professionnels. Au point de parvenir à faire la pluie et le beau temps sur des carrières, suivant que l’on soit accepté ou blacklisté. Nombre de livres s’y sont décidés lors de rencontres informelles, tandis qu’au cours de ses quatre journées, la manifestation rassemble une véritable communauté – le Fandom. L’édition 2021, elle, aura marqué un tournant.
Le 21/10/2021 à 15:06 par Nicolas Gary
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Publié le :
21/10/2021 à 15:06
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Il y a l’ambiance de jour et les soirées de nuit, au Bougnat, le bar local – frisquet en octobre. Il y a les retrouvailles du Fandom, dans un cadre où l'on renoue avec plaisir. Il y a les enjeux professionnels, sans pour autant que l’événement ne les avoue ni les assume pleinement. D'ailleurs, il y avait aussi eu les subventions du Centre national du livre, et malgré les règles posées, ces louvoiements des organisateurs à rémunérer les auteurs.
Les Imaginales incarnent ce moment qu’on rate à regret, où se retrouve le fandom et le microcosme, avec sa posture louvoyante. Bien entendu, il fut l’un des plus secoués par l’Affaire Marsan – partagé entre le dit, à demi-mots, et le non-dit, voire l’indicible. Car l’article de Médiapart d’avril 2021 posait en creux la responsabilité de ces salons thématiques : derrière la belle et chaleureuse ambiance, les tabous, les non-dits.
Avec l’annulation de l’édition 2020 et le retour sur site cette année a marqué un nouveau départ, espère-t-on, pour festivaliers, éditeurs et auteurs. Autrices, surtout.
Cette année, note Adrien Tomas (lauréat du prix des bibliothécaires), « quelque chose s’est passé : comme le sentiment qu’une prise de conscience générale s’effectuait. Nous sortions des mondes de l’Imaginaire glorifié, pour entrer dans le réalisme — écrire de l’imaginaire n’empêche pas l’ancrage dans le réel ». Et les prises de paroles multipliées durant l’événement « ont fait évoluer une communauté habituellement en vase clos ».
Le fandom, célébré et pointé dans un même élan par Léo Henry (qui a remporté le prix Imaginales, catégorie roman), dans son discours de remerciement.
Il a fallu attendre vingt ans pour que des femmes courageuses parviennent à écarter Stéphane Marsan de nos réunions qu’il utilisait comme terrain privilégié pour sa prédation sexuelle, vingt ans pendant lesquels tout le monde savait — sauf celles qui ne savaient pas encore vingt ans pendant lesquels celles qui demandaient des chartes, des débats, des prises de parole sur le harcèlement et les comportements sexistes dans le fandom étaient renvoyées dans les cordes parce que ça, « c’est un truc d’Américains & ici ça n’existe pas ». (à retrouver sur FantastiQueer)
Comme une communauté qui soudainement ouvrirait grand les yeux, depuis l’article dénonçant des comportements de l’éditeur et président de Bragelonne – qualifiés de déplacés. Rappelons cependant qu'à cette heure, aucune plainte n'a été déposée contre lui à notre connaissance. Faire bouger les lignes, enfin, en acceptant « que des faits de harcèlements ont eu lieu en toute impunité, que les auteurs étaient mal considérés, que les formes de discriminations en festival ne peuvent plus être tolérées », reprend Adrien Tomas.
Car il y a eu cette remise de prix, où Léo Henry, Adrien Tomas et Betty Piccioli se sont succédé au micro, avant de construire le texte commun que FantastiQueer a diffusé, mais également une table ronde. « Faire des tables rondes qui soient vraiment rondes », avait glissé Léo Henry. Enfin. Le sujet était limpide : Accueillir, écouter, protéger… Pour en finir avec le sexisme dans l’édition !.
On peut également écouter leurs interventions, filmées et diffusées en direct via le compte du Prix Littéraire de l’Imaginaire Booksphere.
Aux deux écrivains s’ajoute la voix de Betty Piccioli, qui comme bien d’autres attendait du festival « quelque chose, une prise de position : c’est ici qu’une partie de la prédation s’opérait. Stéphanie Nicot [directrice artistique des Imaginales, NdR] avait pris son courage à deux mains et fait une déclaration — mais en son nom propre. Comme si le festival restait suspendu, et une fois que Stéphane Marsan a quitté ses fonctions, on pouvait ne plus en parler, et passer à autre chose ».
Un silence qui devenait gênant : « Ils ne découvraient rien : cela faisait des années que les alertes résonnaient », reprend la romancière. « Recevoir le prix des écoliers me conférait une possibilité de tribune. Mais on sentait bien que Stéphane Wieser ne souhaitait pas que le sujet soit abordé — comme si l’ombre de l’éditeur planait encore. Or, tout le monde avait besoin non pas du mot de la fin, mais des explications : ce qui avait été vu, parfois de loin, et qui a explosé en avril dernier. »
Car même le maire d’Épinal est venu solliciter plusieurs auteurs, pour demander comment améliorer les choses, se montrant soucieux de la précarité des auteurs, des sujets sociétaux qui étaient abordés. « Wieser, oui, faisait preuve d’une forme d’hostilité que l’on comprend : voire la scène du festival changée en tribune politique n’était probablement pas raccord avec son projet », retient Adrien Tomas.
« Cette année, on a tous voulu apporter de la lumière, pour chasser les fantômes, les zones d’ombre qui restaient. Et balayer cette omerta, cette emprise qui régnaient. L’idée de renouer avec la communauté Imaginaire francophone primait — et de rendre le lieu sécuritaire pour tout le monde. »
Je pense que ce qui est grave, c’est qu’on soit obligé d’en référer à la justice pour que des hommes arrêtent de nous faire des allusions sexuelles, de nous tripoter. C’est un recours qui est essentiel quand il y a des abus, mais de base, déjà, dans le monde professionnel de l’édition, il est nécessaire qu’on n’accepte pas ça comme « normal », sans qu’on ait besoin d’un avis d’un juge pour l’affirmer.
Tout le monde sait que ce n’est pas normal. Il faut arrêter de faire ça.
– Silène Edgar, pour en finir avec le sexisme dans l'édition (tribune sur ActuSF)
Finies les hontes, finis les silences, place à la parole, aux témoignages qui n’avaient pas réussi à passer les filtres auparavant. Jusqu’aux employés de la municipalité : « Certains ont découvert ce qui s’était passé les années précédentes, en étaient scandalisés. D’autres nous ont remerciés d’avoir raconté tout cela, quand eux sont tenus par le devoir de réserve », ajoute Betty Piccioli.
ActuaLitté a tenté de joindre le Directeur affaires culturelles d’Épinal, Stéphane Wieser : ce dernier a préféré nous transférer le droit de réponse qu'il avait déjà communiqué à ActuSF, après la publication de la tribune de Silène Edgar, plutôt que de répondre à nos questions. Voilà ce que l'on peut retenir de son texte :
Nous souhaitons indiquer qu’il y a toujours eu une écoute attentive de la direction du Festival dès que le sujet de M. Marsan a été évoqué sur les réseaux sociaux, alors même que nous n’avions pas été alertés directement de sexistes au sein du festival des Imaginales.
Ceci a donné lieu immédiatement à une vigilance renforcée à notre règlement et une surveillance accrue des tables de ces rencontres professionnelles. Ainsi, dès juin 2020, au lendemain du festival des Imaginales la direction du Festival a pris l’initiative de demander aux éditions Bragelonne à se faire représenter par un autre éditeur.
– Stephane Wieser
À la suite de l’enquête Médiapart, décision fut prise de demander qu’un autre représentant de la maison soit là pour Bragelonne. Et le directeur des Affaires culturelles de poursuivre :
Nous tenons à rappeler, conjointement : notre soutien à toutes les femmes et toutes les minorités dans toutes leurs actions et saluons le courage de celles et ceux qui « osent » parler. Notre volonté à œuvrer solidairement avec toutes les entités de la filière livre, pour développer la connaissance et la promotion des littératures de l’Imaginaire dans une filière vertueuse et respectueuse. Notre attention au bien-être et à la sécurité de tous sur le Festival des Imaginales : autrices, auteurs, éditrices, éditeurs, festivalières et festivaliers.
– Stephane Wieser
Dont acte. Certaines auraient peut-être apprécié des excuses in situ...
Et puis, s’est tenue cette table-ronde, réunissant les autrices et auteur Silene Edgar, Betty Picciolio, Lionel Davoust ainsi que l’éditeur d’ActuSF Jérôme Vincent. Un moment particulier, très particulier : « La modératrice, Sylvie Miller, a indiqué qu’elle ne voulait pas d’accusations, mais des explications », retient Betty Piccioli. Sauf que des noms sortiraient, elles se l'étaient dit, sans plus avoir peur — même si la peur sait revenir au triple galop. « L’émulation du Fandom, cette année, a également exprimé une convergence des luttes. Parce qu’il reste encore des personnes dont le comportement est odieux », indique Silène Edgar.
Au sortir de l’événement, elle perçoit comme la constitution d’un cercle « qui donnait l’impression que nous n’étions pas très nombreuses. À mesure que l’on parlait, il grandissait pourtant ». Un cercle qui a été soutenu, même par « celles et ceux qui n’ont pas parlé ou pas osé parler, parce que ce n’est jamais aussi simple ». Et qui se retrouve autour de notions aussi essentielles que le refus de la discrimination, du harcèlement, du racisme, du sexisme, ou de l’homo et de la transphobie.
La table ronde est à retrouver ci-dessous en intégralité :
Et cela ne concerne évidemment pas que les autrices. « Cela se retrouve dans les entreprises comme les festivals, dans les conditions de travail pour les femmes, surtout les emplois souvent invisibilisés – par exemple les stagiaires, les correctrices ou traductrices en emploi précaire, etc. Et bien sûr les minorités sociales, et plus généralement toute personne souffrant de discrimination : tout cela doit être amélioré — pour la première fois, par exemple, on parle de proposer des solutions pour les personnes neurodivergentes. »
En 2021, le mot d’ordre aurait pu être « plus jamais ça ». Mais ce n'était pas assez. Ce fut « moi aussi ».
Avec le confinement de 2020, le bouleversement qu’a entraîné l’article de Médiapart, les téléphones ont craché du forfait. En l’absence de festivals, les unes et les autres avaient besoin d'échanger : quand les autorisations de sorties sont revenues, les conversations téléphoniques ne se sont pas arrêtées.
« La symbolique d’Épinal est puissante pour la communauté de l’Imaginaire. Et les organisateurs se sont retrouvés face à leurs responsabilités », indique Betty Piccioli. « C’est un premier pas, vers une ouverture : on se dit que, maintenant, les gens vont oser. Que tout cela a fait bouger les lignes et bouleversé ce qu’on mettait sous le tapis ! Mais pour l’avenir, on oscille entre anxiété et espoir », indique Adrien Tomas.
Silène Edgar, elle, voit les dégâts. « J'affirme que les jeunes femmes présentes n'ont pas été protégées, alors que cet éditeur continuait d'être invité. Professionnellement, j'ai été protégée par des femmes autant qu'elles le pouvaient, mais cela a ses limites face à des hommes de pouvoir. Il faut penser aux employées de Bragelonne, prises entre le marteau et l’enclume, mises en porte-à-faux. »
Bien entendu, quand on est écrivain, il importe de songer à ce que l’on met dans ses livres, aux messages qui sont véhiculés, tout en attendant des organisations professionnelles « des formations, des chartes, des personnes de référence. Bref, mailler au maximum pour qu’il n’y ait plus de vide ou d’impossibilité d’être écoutée ».
Et la romancière de conclure : « Moi aussi, j’aurais dû être protégée. C'est une phrase dans laquelle nous sommes trop nombreuses à nous reconnaître, hélas. Tout cela finira quand plus personne ne la prononcera. »
crédit photo : T. Lilly, CC BY NC ND 2.0
3 Commentaires
SamSam
22/10/2021 à 09:49
" Cela se retrouve dans les entreprises comme les festivals, dans les conditions de travail pour les femmes, surtout les emplois souvent invisibilisés – par exemple les stagiaires, les correctrices ou traductrices en emploi précaire, etc."
L'article déroule bien le fil du harcèlement, on aimerait que ce soit pareil pour tous les sujets. Bon, ok, on est en dehors des enjeux véritables, de l'économique, du politique, où là, faut vraiment faire attention quand on fait du journalisme. Ou de l'édition..
Silène Edgar, lucide, perçoit le terreau du sexisme. L'ultra-libéralisme régnant dans le monde de l'édition. On paye, on paye mal, on précarise, on jette facilement. D'ailleurs les free-lance sont très nombreux, les CDD se perpétuent. Les femmes, comme les hommes, petites mains éditoriales, correcteurs/trices et autres illustrateur/trices sont traités comme des choses. Le commercial, dans les boites moyennes et grosses a pris la place centrale.
Qu'on se rende bien compte ce que les éditeurs sont en train de pratiquer sur le monde du travail de l'édition. En dix ans, pour les auteurs, les droits ont REGRESSE de 3%. On en est généralement à 7% de droits pour un(e) auteur(e).
C'est juste incroyable. Et je parie que si on faisait des études sur les rémunérations des assistants éditoriaux, correcteurs/trices et autres précaires ont trouverait les mêmes dérives.
Dvt ls micros complices, on nous parle de négos POUR le monde de l'édition avec les instances, les partenaires sociaux, SNE, SGDL et autres figures, avec la reine du Télé-Achat qui alterne coups de langue et coups de bâton. Et la situation s'aggrave.
Ceux qui font le boulot, particulièrement les auteurs, sont spoliés, volés, trompés et maltraités, éjectés de la piste s'ils ne veulent pas accepter le Moyen-Age défendu par le Médef de l'édition, les mercenaires de l'édition du industrielle, le SNE.
Ce sur quoi n'insiste pas assez - chaud, et ss doute long à déplier - l'article, c'est le POUVOIR. Ds l'édition comme ailleurs, les grosses boites, ou les boites reconnues, sont dirigées par des hommes, héritage d'une priorisation sociétale et financière des hommes, dans une société cornaquée par des riches (hommes) pour que l'argent leur revienne tjs et deplus en plus. Au monde éditorial storytelling de l'indépendance, la crétion à tout prix, la merveilleuse liberté du pot de terre. C'est à ce prix que Gallimard et autres Seuil ont prospéré, guerre ou pas...
En ce sens le sexisme est un avatar et une arme du pouvoir, de la folie prédatrice de l'ultra-libéralisme. Lutter contre le sexisme ressemble bien plus une lutte politique, une lutte de classes qu'à une lutte anthropologique, si l'on accepte l'idée que l'existence précéde et détermine l'essence.
Aradigme
22/10/2021 à 12:19
Bonjour SamSam,
Je doute que le libéralisme soit à l'origine du harcèlement, tout d'abord parceque cette triste pratique a existé bien longtemps avant l'apparition du concept. J'estime que c'est avant tout une question de morale personelle et de culture de groupe. J'ai travaillé des années en Europe pour une multinationale américaine. Je n'ai constaté qu'une seule fois ce genre de comportement. Le nouveau directeur de la filiale allemande, dans les années 2000, s'était permis d'importuner une secrétaire. L'homme a été remercié avant d'avoir achevé sa période d'essai. Chacun savait dans notre entreprise que ce genre de comportement ne serait en aucun cas toléré.
Salutations
Aradigme
LOL
23/10/2021 à 08:12
« Les femmes, comme les hommes, petites mains éditoriales, correcteurs/trices et autres illustrateur/trices sont traités comme des choses. Le commercial, dans les boites moyennes et grosses a pris la place centrale. »
Pour avoir dit la même chose il y a quelques jours, je me suis fait tacler par Nicolas Gary...
Cher Nicolas, au secours ! Vous n'avez pas lu en validant le commentaire ?