Le maître du suspense américain Stephen King est le premier auteur de best-sellers à se lancer dans l’aventure numérique en 2000, malgré les risques commerciaux encourus. Il autopublie un roman épistolaire inédit en plusieurs épisodes sur un site web créé à cet effet, avec un résultat mitigé, avant de nouvelles expériences avec son éditeur. D'autres auteurs de best-sellers tentent eux aussi l’aventure numérique avec leurs éditeurs, par exemple Frederick Forsyth en Grande-Bretagne, Arturo Pérez-Reverte en Espagne et Paulo Coelho au Brésil.
Stephen King tâte d’abord le terrain numérique en mars 2000 en distribuant uniquement sur l’internet sa nouvelle « Riding the Bullet », assez volumineuse puisqu’elle comprend 66 pages. Du fait de la notoriété de l’auteur et de la couverture médiatique de ce scoop, cette expérience est un succès immédiat, avec 400.000 exemplaires téléchargés en 24 heures dans les librairies en ligne qui la vendent au prix de 2,5 $.
Fort de cette expérience prometteuse, Stephen King décide de se passer des services de Simon & Schuster, son éditeur habituel. Il débute en juillet 2000 l’autopublication en épisodes de son roman épistolaire inédit « The Plant » sur un site web dédié.
« The Plant » raconte l’histoire d’une plante carnivore s’emparant d’une maison d’édition et lui promettant le succès commercial en échange de sacrifices humains. Le premier chapitre est téléchargeable dans plusieurs formats (PDF, OeB, HTML, TXT) pour la modeste somme de 1 $, avec paiement différé ou paiement immédiat sur le site d’Amazon.
Dans une lettre aux lecteurs publiée sur son site, Stephen King raconte que la création du site, le design et la publicité lui ont coûté la modeste somme de 124.150 $ (!), sans compter sa prestation en tant qu’écrivain ni la rémunération de son assistante. Il précise aussi que la publication des chapitres suivants est liée au paiement du premier chapitre par au moins 75 % des internautes.
« Mes amis, vous avez l’occasion de devenir le pire cauchemar des éditeurs », déclare-t-il dans sa lettre. « Comme vous le voyez, c’est simple. Pas de cryptage assommant ! Vous voulez imprimer l’histoire et en faire profiter un(e) ami(e) ? Allez-y. Une seule condition : tout repose sur la confiance, tout simplement. C’est la seule solution. Je compte sur deux facteurs. Le premier est l’honnêteté. Prenez ce que bon vous semble et payez pour cela, dit le proverbe. Le second est que vous aimerez suffisamment l’histoire pour vouloir en lire davantage. Si vous le souhaitez vraiment, vous devez payer. Rappelez-vous : payez, et l’histoire continue ; volez, et l’histoire s’arrête. »
Une semaine après la mise en ligne du premier chapitre, on compte 152.132 téléchargements, avec paiement par 76 % des lecteurs. Certains paient bien jusqu’à 10 ou 20 dollars (soit bien davantage que le dollar requis) pour compenser le manque à gagner de ceux qui ne paieraient pas, et éviter ainsi que la série ne s’arrête. La barre des 75 % de lecteurs qui paient est dépassée de peu, au grand soulagement des fans, si bien que le deuxième chapitre suit un mois après.
En août 2000, dans une nouvelle lettre aux lecteurs, Stephen King annonce un nombre de téléchargements légèrement inférieur à celui du premier chapitre. Il en attribue la cause à une publicité moindre et à des problèmes de téléchargement. Mais le nombre de paiements est en nette diminution, les internautes ne réglant leur dû qu’une seule fois pour plusieurs téléchargements.
L’auteur s’engage toutefois à publier le troisième chapitre fin septembre, à la date prévue, et à prendre une décision ensuite sur la poursuite ou non de l’expérience, en fonction du nombre de paiements. Il annonce 11 ou 12 chapitres en tout, tout comme la gratuité du dernier chapitre, et il espère un nombre total de 1,7 million de téléchargements.
Plus volumineux (10.000 signes au lieu de 5.000 signes), les chapitres 4 et 5 passent à 2 dollars. Mais le nombre de téléchargements et de paiements ne cesse de décliner, avec 40.000 téléchargements seulement pour le cinquième chapitre alors que le premier chapitre avait été téléchargé 120.000 fois, et paiement pour 46 % des téléchargements seulement.
Fin novembre 2000, Stephen King annonce l’interruption de la publication de « The Plant » pendant une période indéterminée, après la parution du sixième chapitre, téléchargeable gratuitement à la mi-décembre. « “The Plant” va retourner en hibernation afin que je puisse continuer à travailler », précise-t-il sur son site. « Mes agents insistent sur la nécessité d’observer une pause afin que la traduction et la publication à l’étranger puissent aller de pair avec la publication en anglais. » Mais cette décision semble d’abord liée à l’échec commercial de l’expérience.
Cet arrêt suscite les vives critiques de plusieurs journalistes et critiques littéraires affirmant que Stephen King se ridiculise aux yeux du monde entier, preuve qu’ils n’ont visiblement pas suivi l’histoire depuis ses débuts. L’auteur avait d’emblée annoncé la couleur puisqu’il avait lié la poursuite de la publication à un pourcentage de paiements satisfaisant.
Ils oublient aussi de reconnaître à Stephen King au moins un mérite, celui d’avoir été le premier à se lancer dans l’aventure, avec les risques qu’elle comporte. Entre juillet et décembre 2000, pendant les six mois qu’elle aura duré, nombreux sont ceux qui suivent les tribulations de « The Plant », à commencer par les éditeurs, quelque peu inquiets face à ce modèle économique inédit qui pourrait un jour concurrencer le circuit traditionnel.
Qu’est-il advenu ensuite des expériences numériques de Stephen King ? L’auteur reste très présent dans ce domaine, mais cette fois par le biais de son éditeur.
En mars 2001, son roman Dreamcatcher est le premier roman à être lancé simultanément en version imprimée par Simon & Schuster et en version numérique par Palm Digital Media, la librairie numérique de Palm, pour lecture sur les PDA Palm Pilot et Pocket PC.
En mars 2002, son recueil de nouvelles Everything’s Eventual est lui aussi publié simultanément en deux versions : en version imprimée par Scribner, subdivision de Simon & Schuster, et en version numérique par Palm Digital Media, qui en propose un extrait en téléchargement libre. Et ainsi de suite, preuve que les éditeurs sont toujours utiles.
Stephen King ouvre la voie à d’autres auteurs de best-sellers pour leurs propres expériences numériques, par exemple Frederick Forsyth, maître britannique du thriller, Arturo Pérez-Reverte, romancier espagnol, et Paulo Coelho, romancier brésilien. Mais, forts de l’expérience d’autopublication de Stephen King peut-être, ils n’ont pas l’intention de se passer de leurs éditeurs.
Frederick Forsyth, maître britannique du thriller, aborde la publication numérique avec l’appui de l’éditeur électronique londonien Online Originals, qui publie en novembre 2000 « The Veteran », la première nouvelle de Quintet, une série de cinq nouvelles annoncées dans l’ordre suivant : « The Veteran », « The Miracle », « The Citizen », « The Art of the Matter » et « Draco ».
Cette première nouvelle est vendue au prix de 3,99 £ (6,60 €) sur le site de l’éditeur et dans plusieurs librairies en ligne au Royaume-Uni (Alphabetstreet, BOL.com, WHSmith) et aux États-Unis (Barnes & Noble, Contentville, Glassbook).
Frederick Forsyth déclare à la même date sur le site d’Online Originals : « La publication en ligne sera essentielle à l’avenir. Elle crée un lien simple et surtout rapide et direct entre le producteur original (l’auteur) et le consommateur final (le lecteur), avec très peu d’intermédiaires. Il est passionnant de participer à cette expérience. Je ne suis absolument pas un spécialiste des nouvelles technologies. Je n’ai jamais vu de liseuse. Mais je n’ai jamais vu non plus de moteur de Formule 1, ce qui ne m’empêche pas de constater combien ces voitures de course sont rapides. »
Toutefois cette première expérience ne dure pas, les ventes étant très inférieures aux pronostics. Quintet poursuivra une belle carrière imprimée, en attendant des jours meilleurs pour sa version numérique.
La première expérience numérique d’Arturo Pérez-Reverte est un peu différente. La série best-seller du romancier espagnol relate les aventures du Capitan Alatriste au XVIIe siècle. Le nouveau titre à paraître fin 2000 s’intitule El oro del rey (L’or du roi), bien avant le film Alatriste (2006), une superproduction espagnole de 20 millions €.
En novembre 2000, en collaboration avec son éditeur Alfaguara, l’auteur décide de diffuser ce nouveau titre en version numérique sur une page spécifique du portail Inicia, en exclusivité pendant un mois, avant sa sortie en librairie. Le roman est disponible au format PDF pour 2,90 €, un prix très inférieur aux 15,10 € annoncés pour le livre imprimé.
Résultat de l’expérience, le nombre de téléchargements est très satisfaisant, mais pas celui des paiements. Un mois après la mise en ligne du roman, on compte 332.000 téléchargements, avec paiement par 12.000 lecteurs seulement.
À la même date, Marilo Ruiz de Elvira, directrice de contenus du portail Inicia, explique dans un communiqué : « Pour tout acheteur du livre numérique, il y avait une clé pour le télécharger sous 48 heures sur le site internet. Surtout au début, de nombreux internautes se sont échangé ce code d’accès dans les forums et ils ont donc téléchargé leur exemplaire sans payer. On a voulu faire un test et cela faisait partie du jeu. Arturo Pérez-Reverte voulait surtout qu’on le lise. »
Paulo Coelho, romancier brésilien, est mondialement connu pour son roman L’Alchimiste. En 2003, ses livres, traduits en 56 langues, ont été vendus en 53 millions d’exemplaires dans 155 pays, dont 6,5 millions d’exemplaires dans les pays francophones.
En mars 2003, Paulo Coelho décide de distribuer plusieurs de ses romans gratuitement en version PDF, en diverses langues, avec l’accord de ses éditeurs respectifs, dont Anne Carrière, son éditrice en France. Trois romans sont disponibles en français : Manuel du guerrier de la lumière, La cinquième montagne et Veronika décide de mourir.
Pourquoi une telle décision ? L’auteur déclare à la même date par le biais de son éditrice : « Comme le français est présent, à plus ou moins grande échelle, dans le monde entier, je recevais sans cesse des courriers électroniques d’universités et de personnes habitant loin de la France, qui ne trouvaient pas mes œuvres. »
À la question classique relative au manque à gagner sur les ventes futures, Paulo Coelho répond : « Seule une minorité de gens a accès à l’internet, et le livre au format ebook ne remplacera jamais le livre papier. » Une remarque très juste en 2003, mais qui n’est plus de mise quelques années plus tard. Paulo Coehlo réitère toutefois l’expérience avec d’autres titres au printemps 2011, pour la plus grande joie de ses lecteurs.
Dossier - Le livre numérique fête ses 50 ans : un anniversaire, tout en histoire
Crédits photo : Perfecto_Capucine CC0
Par Marie Lebert
Contact : marie.lebert@gmail.com
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