Stephanie Saint-Clair. Avec un nom pareil, elle aurait pu faire du music-hall. Et d’une certaine manière, elle fut la reine de la nuit. Au cœur de Harlem, elle devint Queenie, cheffe de gang respectée au sein de Harlem : protectrice d’une communauté noire contre les policiers — déjà ! —, elle mena tambour battant une carrière dans la loterie clandestine. Nous sommes en 1933, la prohibition a pris fin, et cette Martiniquaise, ayant migré une vingtaine d’années plus tôt à New York affronte la mafia italienne, regardant les hommes droit dans les yeux. Queenie, plus qu’une gangster généreuse : un symbole.
Le 22/06/2021 à 08:05 par Nicolas Gary
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22/06/2021 à 08:05
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Elizabeth Colomba, Aurélie Levy et Stephanie Saint-Clair
Les éditions Anne Carrière prennent la rentrée littéraire à contre-pied avec Queenie : une ligne claire qui brouille cependant les traits, une femme d’une trentaine d’années, originaire de Fort-de-France et Harlem, un quartier mythique de New York, entre vie nocturne, musique jazz et… violences policières. « Une dame extraordinaire, activiste bien avant l’heure, complexe : bienfaitrice et criminelle, elle possède cette profondeur des grands personnages de l’histoire », s’émerveille encore Elizabeth Colomba, artiste vivant à New York, qui a dessiné Stephanie Saint-Clair, et lui a donné vie avec Aurélie Levy dans l’écriture scénaristique.
« Queenie maîtrise les codes de la com’ : elle a fait disparaître des pans entiers de son histoire, au profit d’un storytelling qu’elle a construit, entre mystère et exotisme. Son accent français, à couper au couteau, parce qu’originaire de Martinique, et son sens de la comptabilité », renchérit-elle.
A l’occasion d’une discussion Paris-New York-Paris, ActuaLitté a eu le plaisir (difficile à bouder) de partager un moment avec les autrices — et Queenie, jamais loin désormais. « Elle nous suit, nous surveille, nous observe autant que nous l’avons décortiquée. Mais on le sait : dans l’ombre, c’est elle qui tire les ficelles », s’amuse la scénariste, mi-sourire, mi-sérieuse.
Leur album a commencé comme on réalise un film, et avant même d’être fini était déjà acheté par un grand studio américain. Mieux : on a déjà le nom de l’actrice qui jouera Queenie. Enfin, certains l’ont. L’éditeur, Stephen Carrière, reste muet sur ce point. « On n'a pas encore le droit de citer star et studio mais le nom qu’on peut donner c’est celui de Laurent Duvault, le patron de Médiatoon audiovisuel. Avec 30 planches et un dossier bien conçu, c’est lui qui a prit d'assaut Hollywood et convaincu les producteurs américains que Queenie méritait leur attention. » [Mediatoon est la filiale de Média Participations, dédiée aux droits audiovisuels, Ndlr]
Elizabeth Colomba et Aurélie Levy ont deux parcours qui les ont embarquées jusqu’à Los Angeles : la première sera encouragée par Leonardo DiCaprio en personne vers une carrière dans le story-board. L’autre est passée d’études supérieures au Japon, pour arriver comme assistante de John Cusack. La première vit à New York, installée comme peintre reconnue : « J’utilise les codes de l’art figuratif pour réinventer la place du corps noir dans la peinture classique — les replacer dans l’histoire générale, et pas simplement des épiphénomènes parallèles. » Sa comparse a retrouvé Paris, et après un roman, elle poursuit une route dans le monde du cinéma et de la production.
On ne s’étonnera pas de découvrir que la genèse de Queenie s’est opérée comme elles auraient planché pour une super production. « Nous avons réalisé un énorme travail sur Queenie, puis sur tous les personnages secondaires, avant d’arriver un à premier scénario qui pourrait en effet être celui d’un long métrage », indique Aurélie Levy. Des fiches complètent toutes les extensions scénaristiques possibles, comme s’il fallait explorer les ramifications au plus loin — qui sait si prequel, sequel et autres venaient à voir le jour ? — avant de s’organiser une séance de travail. Et cette fois, pour préparer un roman graphique de 170 pages.
La rencontre avec Queenie, c’est Elizabeth Colomba qui la fera : « Mon travail de peintre répond à ce que disait Picasso — l’art est politique. Que je rencontre Stéphanie Saint-Clair devait arriver », se souvient-elle. Martiniquaises toutes deux, l’artiste est frappée par le vide autour de cette figure féminine hors norme. « Elizabeth m’en parle depuis des années », reconnaît Aurélie Levy. Or, les thèmes de l’exil, de la violence contre une communauté et la discrimination résonnaient pour les deux femmes — qui s’étaient croisées à Hollywood dans les années 90.
Sauf qu’il y a loin de la coupe aux lèvres (et souvent aux livres) : « Nous imaginions des éléments pour mettre en valeur la personnalité de Queenie, des séquences », reprend Aurélie Levy. « J’ai commencé à dessiner sur un carnet, comme je le fais pour mes toiles. Des centaines de pages que j’avais la hantise de perdre — que la maison brûle, et que tout disparaisse ! Des croquis et des début de synopsis », à donner le tournis, assure Elizabeth Colomba.
Et alors qu’elles entament les premières pages — « un noir et blanc timide, sur palette graphique, moi qui suis plutôt pinceaux », lance, hilare, la dessinatrice — un événement inattendu : la mort de George Floyd. Le mouvement parti des États-Unis Black Lives Matter prend une ampleur, qui répond étonnamment aux recherches et projets scénaristiques des deux femmes. « Entre l’âge d’or de Harlem et #BLM, Queenie devenait un trait d’union entre ces époques, éclairant le présent à la lumière de ses combats passés », insiste Elizabeth Colomba.
Mieux encore : en abordant le dessin avec une balance des ombres très crues, un noir et blanc qui mélange ligne claire et un trait plus dense, une ambiance presque surnaturelle jaillit. Ajouté aux séquences presque mystiques qui assaillent Queenie, on aurait un réalisme magique discret, évoquant les dorlis antillais, ces créatures spirituelles, tirées des croyances et légendes populaires… tout particulièrement en Martinique. Tiens donc.
« Nous n’avons pas souhaité grossir le trait : Queenie n’allait pas surfer sur la mort d’un Afroaméricain, ç’aurait été irrespectueux », pointe Aurélie Levy. En revanche, impossible de ne pas placer une allusion — une scène avec le Klu Klux Klan, où le scénario prévoyait un viol avant de basculer vers une phrase dans la bouche de Queenie, étranglée : « I can't breathe. » Je ne peux pas respirer, des mots qui seront à jamais indissociables de l’assassinat de George Floyd.
« Surtout pas un clin d’œil : c’est la jonction entre les deux mondes, les deux époques. Parce que malgré les années, ce qui existait avant et ne devrait plus être de nos jours, se prolonge. Et Queenie protégeait sa communauté des dérives policières, en bonne criminelle, en effet. »
Devenant la première femme antillaise à faire l’objet d’une adaptation en série, et jouir d’une pareille diffusion, Stephanie Saint-Clair évolue, dans la bande dessinée, au sein d’un environnement de jeux, de runneuses. Et si les autrices reconnaissent s’être « détachées des sources quand elles sont devenues contradictoires — je pense par exemple au lieu ou à l’année de naissance », note Aurélie Levy, le travail de reconstitution n’en demeure pas moins phénoménal.
« En la faisant arriver, seule, à Ellis Island, nous avons déjà orienté le récit vers une histoire universelle », note Elizabeth Colomba. « À cette époque, les femmes devaient être accompagnées, parce que les autorités voulaient éviter le risque qu’elles plongent dans la prostitution. Pour s’en être sortie, Queenie a dû se montrer intelligente et très maline. » Et ce seul éclairage donne au roman graphique un éclairage fantastique.
Si l’on ajoute la dimension chorale, avec la multiplication de personnages secondaires, historiques, l’aventure éditoriale de cette reconstitution prend des dimensions grandioses. « D’ailleurs, nous avons avancé en suivant un fil conducteur simple : ce qu’Elizabeth ne voulait pas dessiner était supprimé. Et même si j’avais quelques lubies dans le scénario, nous avons suivi cette règle scrupuleusement. » Une collaboration quasi symbiotique qui aboutit à un ouvrage profondément humain. Sans jugement ni pardon, Queenie se change en hommage qui, par delà les années, saisit l’esprit.
« Elle est fidèle à l’image que nous avons eue d’elle », conclut Aurélie Levy. « C’est l’histoire, finalement, d’une femme devenue super-héroïne, tout à la fois adoptée par sa communauté, pour sa dimension maternelle, et respectée pour ses actes. Derrière la criminelle qui s’est battue, et a inventé son rôle comme on endosse un costume de héros, il y a cette femme qui a agi, comme une femme noire devait le faire pour survivre à cette époque. » Et aujourd’hui encore, peut-être.
[À paraître 27/08] Queenie, la marraine de Harlem – Aurélie Lévy, Elizabeth Colomba – Anne Carrière — 9782843379628 – 24,90 €
Dossier - Romans de la rentrée littéraire 2021 : parcourir les bonnes feuilles
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
Paru le 27/08/2021
168 pages
Editions Anne Carrière
24,90 €
3 Commentaires
Anneloup
22/06/2021 à 10:52
C'est curieux que, nulle part dans cet article, ne soit fait référence au roman de Raphaël Confiant, "Madame St-Clair, Reine de Harlem" (Mercure de France, 2015). Difficile d'imaginer que les autrices n'en aient pas connaissance et qu'elles ne se soient pas appuyées dessus.
Nicolas Gary - ActuaLitté
22/06/2021 à 10:59
Bonjour
Il n'est pas étrange, c'est un oubli de ma part, puisqu'en reprenant les notes, je vois que les autrices y ont bien fait allusion, et en avaient connaissance. En revanche, le lien avec leur roman graphique n'était pas flagrant.
Merci de le rappeler cependant.
Anneloup
22/06/2021 à 12:46
En re-lisant l'article, je constate qu'aucune source d'information n'est citée. C'est dommage, comme si les autrices avaient rencontré Stéphanie Saint Clair en personne. C'est étrange. Un choix éditorial comme un autre.