À l’automne dernier sortait la traduction tchèque de La Fête de l’insignifiance, dernier roman d’un auteur qui fut d’abord tchèque, puis français dans la deuxième moitié de sa vie : Milan Kundera. Et il s’agit probablement du dernier ouvrage de cet auteur qui aura considérablement contribué à rendre la littérature tchèque visible à travers le monde. Ceci nous amène à nous demander s’il existe actuellement, dans la littérature tchèque, d’autres auteurs capables d'interpeller à ce point les lecteurs du monde entier. Par Pavel Mandys.
Le 15/06/2021 à 11:43 par Auteur invité
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Publié le :
15/06/2021 à 11:43
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Outre son talent et ses qualités personnelles, Milan Kundera a bénéficié dans sa carrière d’un avantage indéniable : l’époque dans laquelle il vivait et qu’il décrit dans ses livres, et à plus forte raison dans la Tchécoslovaquie d’alors, était riche en événements dramatiques, événements suivis avec attention, voire stupéfaction, par les médias internationaux. Et les écrivains tchécoslovaques étaient eux-mêmes au cœur de l’action : ils furent nombreux à s’engager dans les tentatives de réforme du régime communiste, en 1968, puis furent à l’origine, en 1977, du texte de la Charte 77, appelée à devenir l’acte fondateur du principal groupe d’opposition ; en 1989, enfin, c’est ce même groupe d’opposition qui devait triompher, avec à sa tête l’écrivain Václav Havel, lors de la « Révolution de velours ».
Pour les écrivains tchèques, cette révolution a été la source d’une grande liberté de création ainsi que, dans les années qui suivirent, d’une attention soutenue aussi bien de la part des lecteurs tchèques que du monde entier. Cependant, cette attention devait rapidement décroître, notamment à l’étranger (les Tchèques eux-mêmes, en revanche, lisent toujours leurs auteurs, et figurent d’ailleurs selon les statistiques internationales parmi les lecteurs les plus assidus au monde), phénomène dû entre autres à la quantité de nouveaux auteurs et de nouveaux titres lancés chaque année sur le marché tchèque. Au milieu de ce chaos ont fini par émerger les best-sellers d’auteurs comme Michal Viewegh ou Alena Mornštajnová, dont les romans qui se lisent d’une traite n’ont pour l’instant vraiment su s’imposer qu’auprès du public tchèque.
Depuis les années quatre-vingt-dix, la littérature tchèque est donc d’une diversité extraordinaire, et on peut dire que tous les lecteurs peuvent y trouver leur bonheur, des avatars du réalisme magique avec Michal Ajvaz (L’Âge d’or, Mirobole 2017, L’Autre ville, Mirobole 2015), au jeu post-moderne avec le lecteur avec Jiří Kratochvil (Un lamentable Dieu, 2006 Gallimard, La Renarde et l’agent secret, non traduit), en passant par le déferlement continu d’images et d’événements hallucinés avec Jáchym Topol (Ange Exit, Robert Laffont 1999, Personne sensible, 2021, Noir sur Blanc), les récits mystérieux, macabres et subversifs avec Miloš Urban (Les Sept-Églises, Au Diable Vauvert 2011) et Petr Stančík (Moulin à momies, Rhinozèro, non traduits) ou encore les ouvrages singuliers, à la frontière entre essai et mystification ironique, de Patrik Ouředník (Europeana, Allia 2004, La Fin du monde n’aurait pas eu lieu, Allia 2017).
EXPOSITION: des dessins inédits et originaux de Milan Kundera
Aujourd’hui, Milan Kundera est toujours aussi lu et apprécié en République tchèque, ceci malgré le fait que certains aspects obscurs de sa personnalité aient été révélés. Pourtant, aucun auteur n’a vraiment su l’imiter, tant pour son succès public que pour sa méthode de travail. Car celle-ci nécessite de se plonger profondément dans le récit, d’en concevoir la construction avec précision, de faire preuve d’imagination dans la composition. Et l’immense majorité des écrivains tchèques actuels ne disposent pas des conditions nécessaires à ce travail : ils doivent exercer une autre profession pour vivre et manquent du temps, du confort matériel indispensable pour pouvoir se consacrer uniquement à l’écriture.
C’est l’une des raisons pour lesquelles de nombreux écrivains tchèques contemporains ont préféré s’engager sur les traces d’un autre grand auteur tchèque du XXe siècle : Bohumil Hrabal. On pourrait définir l’écriture de Hrabal comme une accumulation de micro-récits et d’impressions diverses, et c’est bien un flot d’anecdotes grotesques, tragicomiques et mélancoliques que l’on retrouve dans les ouvrages de ses meilleurs héritiers, Jaroslav Rudiš (La fin des punks à Helsinki, Books Éditions 2012, Avenue nationale, Mirobole 2016) et Emil Hakl (Des parents et des enfants, Manuel du comportement idiot, Une histoire vraie, non traduits), récemment rejoints par Josef Pánek avec son premier roman L’Amour au temps du changement climatique (Denoël 2018). Hakl et Pánek ont par ailleurs en commun le fait de s’intéresser, dans leurs livres, à des problématiques sociales et écologiques.
Mais c’est certainement Marek Šindelka, dont le roman La Fatigue du matériau (Syrtes 2020) dépeint de manière saisissante les sentiments et les désirs d’un réfugié du Proche-Orient errant dans une Europe enneigée, qui va le plus loin dans ce sens.
Parmi tous ces auteurs, nombreux sont ceux à avoir rencontré un certain succès à l’étranger, même si ce succès reste limité. L’auteur tchèque le plus traduit à ce jour (si l’on excepte évidemment Kundera) est Patrik Ouředník, mentionné ci-dessus, et dont le livre Europeana a été publié dans une quarantaine de pays ; quant aux livres de Jáchym Topol, ils sont régulièrement traduits en français, en anglais et en allemand. Michal Ajvaz a été lui-même surpris lorsque ses romans L’Autre ville (Mirobole 2015) et L’Âge d’or (Mirobole 2017), qui flirtent avec le surréalisme, ont été classés parmi la sélection des dix meilleurs livres de fantasy pour 2010 et 2011 selon le libraire en ligne américain Amazon.
En France, L’Autre ville a d’ailleurs reçu le prix européen des Utopiales 2015. Marek Šindelka a su conquérir son public et une reconnaissance critique aux Pays-Bas, et c’est aussi le cas de Jaroslav Rudiš en Allemagne, où il s’est installé.
S’il vous semble que la liste des auteurs évoqués jusqu’ici manque de femmes, sachez que c’est volontaire. Au XXe siècle en effet, les autrices tchèques se sont essentiellement consacrées à la littérature de genre (polar, roman historique ou à l’eau de rose), et il aura fallu attendre le début du XXIe siècle pour qu’elles fassent leur entrée fracassante en littérature. Et elles sont à présent nombreuses à y parler d’une voix d’autant plus retentissante, pour le plus grand plaisir du public.
Parmi les auteurs dont les livres sont engagés, la première femme à mentionner est certainement Radka Denemarková, en guerre contre l’injustice sous toutes ses formes : dans son roman De la part d’Hitler (non traduit), elle donne à voir les inégalités générées par l’Histoire et les hommes ; dans Contribution à une histoire de la joie (non traduit), elle traite les agressions d’hommes envers les femmes, et dans son roman-fleuve Des heures de plomb (non traduit), elle décrit en détail les méthodes totalitaires du régime communiste chinois.
Ceci fait d’elle une autrice européenne renommée, notamment dans les pays germanophones, où elle a reçu les mêmes distinctions que la récente lauréate du prix Nobel Olga Tokarczuk. Sa collègue de la génération suivante Petra Hůlová, après un premier roman remarqué qui se déroule en Mongolie (Les Montagnes rouges, L’Olivier 2005), préfère quant à elle se consacrer à des portraits de femmes en marge de la société, notamment une prostituée dans Un trois-pièce en matière synthétique (non traduit). Avec Une brève histoire du mouvement (non traduit), cependant, elle va plus loin lorsqu’elle décrit non sans humour et cynisme un régime totalitaire dirigé par des femmes et dans lequel toute manifestation de sexualité est perçue comme crime (on notera de nombreux points communs avec le roman La Dictatrice de Diane Ducret).
Les livres de Kateřina Tučková, grands succès de librairie, plongent dans les recoins les plus douloureux de l’histoire tchèque moderne, notamment l’expulsion des Allemands de Brno après la Deuxième Guerre mondiale (L’Expulsion de Gerta Schnirch, non traduit) ou la destinée d’une lignée de femmes chamanes dans les montagnes du fin fond de la Moravie (Les Déesses de Žítková, non traduit). Les romans d’Alena Mornštajnová (Hana, Des années de silence, non traduits), actuellement livres les plus vendus toutes catégories confondues en République tchèque, racontent également le destin de femmes ayant affronté les événements les plus dramatiques du XXe siècle.
Ces deux autrices ont déjà fait leur chemin hors de leur pays d’origine, d’abord en Allemagne, puis aux USA pour Tučková. Les livres de Markéta Pilátová oscillent entre plusieurs genres : elle y raconte les souvenirs de son séjour en Amérique latine à la manière du réalisme magique sud-américain (Guidés par les yeux jaunes, non traduit), la rencontre, à Cuba, entre une jeune fille naïve et la police secrète de Fidel Castro sur le mode des romans d’espionnages sombres de Graham Green (Tsunami blues, non traduit), et mêle prose réaliste, science-fiction et fantasy dans Le Médium (non traduit). Magdalena Platzová s’évade du milieu tchèque pour voyager dans le monde entier à travers ses proses souvent fragmentaires dont le récit suit le cours de l’Histoire jusqu’à nos jours (Le saut d’Aaron, à paraître à l’automne 2021).
Bianca Bellová a obtenu un succès international avec son roman Nami (Mirobole 2018), une dystopie inspirée par l’assèchement de la mer d’Aral mais qui se déroule dans un futur proche. Enfin, les récits intimistes et empreints d’humour noir de Lucie Faulerová (Les Attrape-poussières, Ma Camarde, non traduits) fascinent par leurs héroïnes atypiques qui se blessent physiquement et mentalement. Pour son roman Ma Camarde, une mosaïque familiale portée par une écriture vive et captivante, elle a obtenu le Prix de littérature de l’Union européenne.
Parmi tous ces auteurs tchèques contemporains, nous ne trouverons donc pas le nouveau Kundera, et à vrai dire, il est probablement inutile de le chercher. Ce qu’il y a de meilleur dans la littérature tchèque contemporaine se joue dans la discrétion, dans l’intime. Et il est très probable que le nom de la prochaine star mondiale de la littérature tchèque se déclinera au féminin…
Pavel Mandys est rédacteur de la revue iLiteratura et membre du jury du Prix de littérature de l’Union européenne 2021
En partenariat avec le Centre tchèque de Paris et Czechlit - Centre littéraire tchèque
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
1 Commentaire
Blanka
20/06/2021 à 10:45
Il me manque un nom dans votre article, celui de Lenka Hornakova-Civade. Ou vous ne la considérez pas comme écrivaine tchèque? En France sa renommée va bientôt dépasser celle de Kundera, j'en suis sûre.