Ce 19 novembre, un panel de professionnels du livre s’attablait, au Centre National du Livre, pour un étrange festin : « modèle économique de l’écrivain ». Organisée par non-fiction, la table ronde prolongeait la réflexion du rapport de Fréderic Martel, présenté au CNL en septembre dernier sur l’avenir de l’écrivain et sur ses potentielles sources de revenus. L’occasion d’aborder la rémunération systématique de l’auteur pour ses activités, ou encore le traitement du livre numérique.
Le 20/11/2015 à 13:19 par Julie Torterolo
Publié le :
20/11/2015 à 13:19
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De gauche à droite : Olivier Chaudenson, Nathalie Heinich, Geoffroy Pelletier, Laure Pécher, François Gèze, Vincy Thomas (animateur), Laure Limongi, Alban Cerisier, Valentine Goby, François Samuelson
(ActuaLitté,CC BY SA 2.0)
La table-ronde s'est ouverte sur l'intervention du président du CNL, Vincent Monadé : « On ne m’ôtera pas de l’idée que ce qui est attaqué aujourd’hui est aussi la création comme symbole de liberté et de refus du totalitarisme et de l’obscurantisme. » Encourager le débat et maintenir ces échanges étaient alors plus important encore, alors que les attentats du 13 novembre étaient encore gravés dans les esprits.
« Il s’agit de dire à tout le monde qu’il faut prendre sa part de responsabilité dans la chaîne du livre », a introduit Frédéric Martel. Un constat qu’aucun des acteurs autour de la table n’a contredit. Étaient alors invité à réagir Alban Cerisier, secrétaire général de Madrigall, Olivier Chaudenson, directeur de la Maison de la Poésie, François Gèze, ancien directeur des éditions La Découverte, Valentine Goby, écrivaine et présidente du Conseil permanent des écrivains, Nathalie Heinich, sociologue spécialiste du statut d’auteur, Laure Limongi, professeur, éditrice et écrivaine, Laure Pécher, éditrice et agent littéraire, Geoffroy Pelletier, directeur de la Société des Gens de Lettres (SGDL) et François Samuelson, agent littéraire. En acteurs du livre, tous se sont retrouvés sur deux points : la paupérisation de l’auteur et sa nécessaire rémunération, dans les salons entre autres.
Rémunération des auteurs "pour ses prises de paroles"
Ce 13 octobre dernier, le Conseil d’Administration du CNL a définitivement adopté la proposition : il sera impératif pour les organisateurs de manifestations soutenues par le CNL, qu’ils procèdent à une juste rémunération des auteurs. Les acteurs présents autour de la table sont allés plus loin, et demandent une rémunération pour tous événements littéraires, toutes les prises de paroles de l'auteur.
« Dans un événement littéraire, dès lors que tout le monde est payé, c’est-à-dire toute la chaîne qui rend possible l’événement, ça me paraît impossible que l’auteur ne le soit pas. Surtout pour un événement qui fonde sa valeur sur un auteur », a ainsi déclaré Olivier Chaudenson qui dirige lui-même Les Correspondances de Manosque, festival littéraire créé en 1999 avec l’écrivain Olivier Adam. Une opinion partagée par le Conseil permanent des écrivains selon Valentine Goby. Elle n’a pas manqué de souligner que dans un événement, même majeur, un auteur signera « 40 livres », avec de la chance. « Il faut se rendre compte que, même en promotion, cela ne rémunère pas l’auteur. Sa parole doit être rémunérée. La seule chose qu’on ne peut pas numériser, c’est l’auteur, sa présence physique, sa parole. »
Pour Olivier Chaudenson, le problème n’est pas tellement la promotion en elle-même — prévue dans le contrat d’édition, souligne François Samuelson — mais davantage « la nature de l’intervention que l’on attend de l’auteur. Dès lors qu’on lui demande de débattre, de réfléchir à voix haute, c’est normal qu’il soit payé, qu’il soit en promotion ou non. »
Bien que seul « un auteur sur vingt puisse vivre de sa plume en France », souligne le directeur de la maison de la poésie, on exclurait plutôt la monétisation des interventions en librairies, « acteurs fragilisés économiquement en ce moment ». Valentine Goby, souligne tout de même qu'il faut associer les lecteurs de manière plus responsable. « Il y a des pays (comme l’Allemagne) où c’est systématique de rémunérer : ce tout gratuit dont on parle, on peut le lisser. Pourquoi ne pas payer quand on va écouter un auteur », a-t-elle expliqué. Une position « délirante, avec l’état des librairies, de demander aux libraires de rémunérer les auteurs en séances de dédicaces », a réagi la sociologue et auteure Nathalie Heinich.
De gauche à droite : Geoffroy Pelletier, Laure Pécher, François Gèze et Vincy Thomas (animateur)
(ActuaLitté,CC BY SA 2.0)
La sociologue s'est attiré les foudres des intervenants : « Il est erroné de penser qu'il serait normal que tout auteur vive de sa plume. Toute l’histoire de la littérature nous montre que le régime de l’activité qui est celui de la création n’est pas un régime professionnel, c'est un régime de vocation où l’on travaille pour pouvoir se payer le temps de l’écriture », a-t-elle analysé.
Et d'ajouter que la nature des auteurs n'est pas de dépendre des attentes du marché, en tant que créateur. Dans l'idée, on ne pourrait pas envisager qu'écrivain soit un métier. Pour Valentine Goby, c'est trop : pourquoi une vocation ne serait pas un métier, dûment rémunéré ? Elle-même, ancienne enseignante, a choisi ce métier par vocation. « À partir du moment où une œuvre est exploitée dans une industrie, il n’y a pas de raison que l’auteur soit le dernier à être rémunéré », ajoute Laure Pécher, agente littéraire.
Une rémunération papier ebook plus équitable
Le ton a très vite monté et pour rester dans les sujets qui font consensus, voici que s'approche le numérique. Et pourquoi pas aligner les droits d'auteurs numérique sur le pourcentage papier ? François Samuelson, agent de Michel Houellebecq entre autres, imagine alors un monde sans papier : l’auteur et éditeur devraient toucher des revenus par rapport à l’œuvre à hauteur de 50-50. Pour lui, avec le numérique, la chaîne d’acteurs est réduite, « il n’y a plus autant d’intermédiaires que pour le papier ».
Geoffroy Pelletier, directeur de la Société des Gens de Lettres, et François Gèze, ancien directeur des éditions La Découverte, relativisent : en France, les livres papier représentent près de 95 % du chiffre d'affaires de l'édition. « Il y a un boom énorme aux États-Unis à cause de la pratique de dumping d’Amazon faite au détriment des auteurs et éditeurs. Mais cela stagne cette année, la part des livres numérique dans les exemplaires vendus d’un ouvrage est extrêmement variable en ebook », a analysé François Gèze.
La SDGL prend tout de même en compte le numérique et cherche à l’encadrer. Geoffroy Pelletier explique que l'organisation a tenté de négocier des contrats à durée limitée (avec une préférence pour 5 ans) avec les éditeurs « qui croient trop systématiquement que les contrats d’édition durent 70 ans », en vain. Il explique néanmoins qu'ils ont réussi à s’entendre pour des clauses permettant à l’auteur de sortir plus facilement d’un contrat.
[Nota bene : sortir, c'est bien joli, mais la difficulté à obtenir un contrat est telle, et les pressions que les maisons exercent pour obtenir l'ensemble des droits font que la clause de sortie ressemble à une aumône. Il serait plus juste de parler d'argent, que de la possibilité de retrouver ses droits.]
Vincent Monadé, président du CNL
Il se dit également favorable à un « revenu a minima ». Il souhaiterait que le livre papier s’aligne davantage sur le numérique. « Si un livre se vend 20 euros en librairie et que l’auteur touche 10 % du prix, il faudrait s’assurer qu’il retrouve ces 2 euros sur la vente de la version numérique de sa production. L’éditeur doit se débrouiller pour que le taux de rémunération soit toujours maintenu», a-t-il expliqué.
Pour Alban Cerisier, secrétaire général des éditions Madrigall, les maisons, du moins la sienne, prennent en compte la rémunération de l’auteur pour le numérique, « on paie plus, en valeur absolue, pour le numérique que sur une vente poche », a-t-il souligné. De même, une attention particulière est portée sur la surproduction. Pour autant, il faut faire confiance « à l’autorégulation du marché » pour l'avenir de l'édition.
Laure Pécher, apporte alors la touche positive du débat : le numérique est utile à l'auteur. « En non-fiction, jamais les auteurs n’ont eu de possibilité d’exploitation de leur production comme aujourd’hui. La multiplicité d’exploitation signifie aussi multiplicité de revenus. Donc pour l'agent qui représente des auteurs de non-fiction, on peut remarquer que ce sont des auteurs certes connus mais que l’on vend extrêmement bien à l’international, qui sont demandés pour des conférences, pour des articles de journaux. Ils donnent beaucoup de leur temps sans être rémunérés alors qu’ils pourraient l’être », souligne-t-elle.
Toujours est-il que bien que le fond de la table ronde soit le numérique, les problèmes résident ailleurs pour François Gèze et Geoffroy Pelletier : les menaces du droit d’auteur, les livres d’occasion « proposés désormais sur internet » pour lequel ni l'éditeur ni l'auteur ne perçoivent de rémunération. Pointée également, l’augmentation considérable de la production « avec plus de 200 nouveautés par an, alors que le chiffre d’affaires de l’édition ne bouge plus depuis 8 ans ». Autant de causes à qui l'on impute la « paupérisation de l’auteur ».
La rémunération de l’auteur a donc suscité quelques clivages, néanmoins l’ensemble des acteurs s’est accordé sur la nécessaire multiplication des revenus de l’auteur. On a tout de même conclu, non sans inquiétude, à l'urgence d'une « plus juste » rémunération, en faveur de professionnels qui ne parviennent pas, pour la plupart, à vivre de leur activité.
L’ÉCRIVAIN « SOCIAL » LA CONDITION DE L’ÉCRIVAIN À L’ÂGE NUMÉRIQUE, Frédéric Martel by ActuaLitté
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