Les librairies ont été hissées au rang de commerces essentiels dans le décret n° 2021-217. Ou plus précisément « les commerces de détail de livres ». Contraint et forcé, comme tant d'autres, non plus d'imaginer, mais de vivre dans un pays aux librairies fermées, le romancier Gilles Marchand, auteur entre autres d’un Funambule sur le sable, adresse à ActuaLitté un texte passionné.
Le 03/03/2021 à 11:10 par Auteur invité
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03/03/2021 à 11:10
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Je me souviens de la main de Thierry Henry contre l’Irlande qui qualifie l’équipe de France pour le Mondial 2010. Les réseaux sociaux avaient hurlé à la honte d’être français. Franchement, à titre personnel, la honte ne m’avait pas assailli et je ne voyais pas trop en quoi je devais me sentir responsable et honteux. De la même manière, j’aurais du mal à convoquer des souvenirs où je me suis senti réellement fier d’être Français. J’étais dans les rues de Séville au moment de la victoire en coupe du monde 2018, très heureux, et il ne me serait pas venu à l’idée d’arrêter un Andalou ou une Andalouse pour lui dire que cette victoire, c’était un peu moi.
Pourtant, il y a eu un jour où je me suis dit que c’était quand même assez classe de faire partie de ce peuple, de cette communauté un peu bigarrée. C’était avant le deuxième confinement. Des files d’attente immenses devant les librairies. Des lecteurs de tous les milieux, de toutes les régions, religions, genres, orientations sexuelles. Ça avait quand même un peu plus d’allure que les chariots remplis de papier hygiénique et d’eau minérale du premier confinement. Entre les deux, quelques mois qui auront placé la librairie au centre des conversations.
Tu es libraire ? Cet article est fait pour toi, mais tu n’y apprendras rien. Si néanmoins tu t’apprêtes à le lire, mais que tu n’as pas encore fait ta compta, que les cartons de retour attendent toujours d’être remplis ou que tu n’as pas commandé les derniers titres publiés par les éditions Aux Forges de Vulcain, passe les deux premiers paragraphes et vas directement au troisième.
Tu es simple lecteur, mais tu as une bonne connaissance de la chaîne du livre ? Rendez-vous directement au troisième point.
Tu penses que les libraires sont de terribles mercenaires qui s’en mettent plein les poches ? Prends le temps de lire le deuxième paragraphe.
Tu passes par là par hasard alors que tu cherchais uniquement un bon conseil lecture ? Rendez-vous au point intitulé La diversité éditoriale.
Dans le cadre de la célébration du quarantième anniversaire de la Loi Lang sur le prix unique du livre, on m’a récemment demandé quel rôle les libraires avaient joué dans la découverte de mon œuvre par le public.
La réponse tient en un mot : essentiel. Avec Une bouche sans personne, j’ai bénéficié d’un enthousiasme que je n’avais pas anticipé. Alors que, il faut bien l’avouer, le livre n’a pas eu beaucoup de presse, il a eu une vie incroyable.
J’ai traversé la France du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, rencontré des jeunes, des vieux de la vieille, des indépendants, des locaux minuscules, des grandes enseignes... Parfois dans une même ville, plusieurs librairies très différentes les unes des autres. Des rencontres devant soixante personnes, parfois face à une petite dizaine.
Depuis, chacun de mes livres est soutenu par des libraires qui m’invitent, organisent des rencontres tout au long de l’année et me permettent d’accompagner mon livre de septembre à juin. Et pourtant, on m’avait mis en garde : le rythme des nouveautés est tel que la durée de vie d’un roman n’est habituellement que de quelques mois, voire quelques semaines.
Depuis des années un camembert déchaîne les passions. On y « découvre » qui gagne quoi sur le prix d’un livre (auteur, éditeur, diffuseur, distributeur, libraire). Il ressort à la première occasion, semblant tapi dans un coin de la réflexion collective, prêt à bondir sur un statut Facebook ou au détour d’un tweet.
Commençons donc par tordre le cou à ce camembert (peut-on vraiment tordre le cou à un camembert ? La réponse est non, mais l’image me plaît bien, je la laisse) qui circule depuis tant d’années, et donne l’impression que le libraire se gave sur le dos des écrivains. Imaginez-donc : le libraire toucherait entre 30 et 40 % du prix du livre, alors que l’auteur — à l’origine de tout — gagnerait entre 8 et 10 %.
Les débats sont réguliers et légitimes, mais les chiffres sont biaisés. Pour faire simple, disons que les libraires ont un loyer à payer (OK, les écrivains aussi... Mais les libraires ne vendent pas des livres chez eux, donc l’argument ne tient pas), un ou plusieurs salaires à verser, pas de possibilités de revenus annexes (on n’imagine pas un libraire ouvrir deux trois heures par jour et de préférence la nuit parce que c’est le moment où il est le mieux inspiré pour vendre des livres).
Je ne connais pas de libraires qui roulent en Porsche. J'en connais qui s’en sortent bien, j’en connais beaucoup qui ne se sont pas payés les premières années. J’en connais qui ont jeté l’éponge, j’en connais qui dorment peu, des qui ne sont jamais chez eux avant 22 h, des qui organisent des évènements deux fois par semaine parce que c’est le seul moyen qu’ils ont trouvé pour générer un peu de trésorerie, des qui ne prennent jamais de vacances, des qui craquent, des qui gardent le sourire en toute circonstance. Pour être juste, je devrais aussi dire que j’en connais qui ne sont pas très bons....
Mais franchement, ce n’est pas mon sujet et nous sommes loin de l’époque des libraires qui regardaient de haut leurs clients qui avaient le malheur de leur demander de « mauvais » livres.
Gilles Marchand
Pourtant, ce camembert continue de ressurgir régulièrement, notamment parce que nombre d’auteurs se sentent lésés. C’est nous qui sommes à l’origine de l’œuvre. Sans nous pas d’œuvre et, pourtant, nous ne touchons que 10 %.
Et si je suis un farouche opposant de ce fameux camembert, c’est que, en effet, la situation financière de certains d’entre nous est particulièrement préoccupante, encore plus en ces temps de pandémie où ateliers d’écritures, interventions scolaires et autres activités lucratives sont repoussés sine die en raison des mesures sanitaires. Ce n’est pas en laissant penser que les libraires s’enrichissent sur le dos des écrivains que l’on va trouver une solution pour améliorer le sort de ces derniers.
D’ailleurs, si j’étais un peu provocateur et que j’écrivais qu’il n’y a pas d’écrivain sans librairie, je ne serais pas si loin de la vérité.
Cette année 2020, que nous n’hésiterons pas à qualifier de bien pourrie, aura au moins eu le mérite de replacer la librairie au cœur du débat. À croire qu’il n’y avait plus rien à lire à domicile et que les fameuses PAL, qui font les belles heures des réseaux sociaux, avaient miraculeusement fondu en une semaine.
Où en est-on à la fin d’année 2020 ? Des masques, du gel hydroalcoolique, un protocole assez huilé, mais un rapport au lecteur se transformant, par la force des choses, quasi exclusivement en rapport au client.
Récapitulons :
– Première étape : on ferme, à la prochaine, portez-vous bien, ciao, débrouillez-vous. Si vous n’avez plus rien à lire, n’hésitez pas à reprendre vos classiques. Égoïstement, je suis content que mon dernier roman ne sorte que quelques mois plus tard.
– Deuxième étape, on ouvre, c’est la fête (ou disons un bal masqué), les lecteurs se ruent pour prendre leur dose, les librairies ne désemplissent pas. On prépare la rentrée littéraire qui s’annonce bien dense. Égoïstement, je suis frustré de ne pouvoir présenter aux représentants et aux libraires mon futur roman.
– Troisième étape : rentrée littéraire un peu bizarre, quelques rencontres avec du gel des masques et des jauges réduites... On respire moyennement, on parle d’un nouveau confinement, les salons commencent à s’annuler, les rencontres à être repoussées. Égoïstement, je me dis que cette rentrée littéraire ne sera pas comme les autres, mais qu’on aura sauvé les meubles.
– Quatrième étape : merde, on a brûlé les meubles. On referme, certes pas complètement : interdiction de rentrer à l’intérieur des locaux, mais on peut commander et passer discrètement récupérer son petit paquet. Interdiction de parler aux libraires ou de leur jeter de la nourriture. Égoïstement, je prends conscience que c’est la fin de ma tournée de promotion.
– Cinquième étape : on ouvre. Mais pas de rencontres, un couvre-feu, on peut parler, mais ça serait mieux de pas trop s’attarder. Égoïstement, comme pas mal d’écrivains en ce moment, je me sens un peu abandonné. Quelle drôle d’impression de ne pas pouvoir « porter » son livre. On y passe des semaines, des mois, et puis... Rien. Alors, bien entendu, le livre existe, il est défendu en librairie, mais nous n’avons plus ce contact avec les lecteurs.
Je boude un peu, mais, à cause du confinement, personne ne s’en rend compte. J’écoute le dernier morceau de Feu Chatterton « Se prendre dans les bras/S’attraper dans les bras » (sortie le 12 mars, réservez chez votre disquaire), je me rappelle que cette époque a existé et je pense aux secteurs de la restauration et du spectacle (pour ne citer qu’eux) qui traversent une période bien plus dramatique. Grâce au click and collect mon livre a existé, même si je ne l’ai pas accompagné.
Mais une librairie ce n’est pas un click (essayez de cliquer sur votre libraire, vous verrez sa réaction) et on aura toujours besoin des libraires pour nous aider à cueillir les livres.
À la radio, un spécialiste affirme que les libraires doivent absolument se moderniser, multiplier leurs ventes sur Internet, être plus réactifs, se doter d’outils digitaux concurrentiels. Nooooon ! Pitié, pas ça. D’abord, comment imaginer qu’un commerçant de quartier puisse concurrencer un géant américain ? Ensuite, c’est le modèle de la librairie qu’il convient de préserver. Qu'ils puissent livrer ou expédier de manière ponctuelle, très bien, parfait. Mais que cela devienne une habitude ou un mode de fonctionnement ne me paraît pas, en tant que lecteur, en tant qu’écrivain, une solution souhaitable.
Si le click and collect a permis, dans de nombreux cas, de limiter la casse, s’il est parfait pour L’Arabe du futur ou le dernier Joël Dicker, je ne suis pas persuadé qu’il en soit de même pour les éditeurs indépendants.
Le click and collect nous prive de ce dialogue. Qui sommes-nous face à ces étals de livres ? La critique fait certes une partie du travail, mais c’est souvent en librairie que nous trouvons ces éditeurs qui sortent des rails, qui explorent des voies et des voix différentes, qui ne participent pas à la course aux prix (pas par snobisme, plutôt parce que dans les faits, ils en sont exclus).
On a pu mesurer à quel point avoir accès au livre et avoir accès à une librairie est différent. Parce qu’il ne faut pas se contenter d’aller vers ce que l’on connaît, parce que le rôle des défricheurs est primordial, nous avons besoin d’un libraire qui nous nous conseille et nous oriente, à qui l’on fait confiance, bref que l’on a en quelque sorte adopté.
Une librairie c’est un peu comme un bistrot : il est agréable d’être connu du patron ou de la patronne qui va nous mettre d’emblée un bon cru entre les mains, parfois sans même demander votre avis : « Faut que tu lises ça, crois-moi t’as jamais lu un truc pareil. » Et c’est justement ce dont nous prive le click and collect.
L’une des grandes forces de la librairie est de ne pas dépendre d’une audience. Qu’un livre soit écrit par un comédien qui passe bien à l’écran, une chanteuse à la mode ou par un chroniqueur à scandale ne rentre que très peu dans les critères d’un libraire.
Chaque année, des livres passent entre les mailles des filets médiatiques, mais il se trouve toujours une librairie pour le mettre en avant et le placer sous les yeux des lecteurs. Il suffit parfois de quelques-uns pour porter un livre. Qui aurait lu L’Attente du soir de Tatiana Arfel (José Corti, 2008) sans eux? Que serait devenu N’essuie jamais de larmes sans gants de Jonas Gardell (trad. Jean-Baptiste Coursaud et Lena Grumbach, Gaïa, 2016) ? Cette année encore, l’un des meilleurs livres de la rentrée, Demain la brume de Timothée Demeillers (Asphalte) a pu rencontrer des lecteurs grâce à quelques libraires sous le charme du roman.
Parce qu’un nombre réduit d’éditeurs sont représentés dans les grands prix littéraires, parce que l’accès des médias est compliqué pour les éditeurs indépendants, parce que le nombre de livres publiés est chaque année plus démentiel et qu’il ne faut pas laisser à un algorithme commercial le choix de ce que nous allons lire, le rôle de la librairie est aujourd’hui fondamental. Si le prix unique du livre permet aux libraires de continuer à jouer leur rôle, il leur donne également une mission : celui de ne pas se contenter de la grosse cavalerie.
Lorsque j’ai l’occasion d’échanger avec des auteurs étrangers, ils n’en reviennent d’ailleurs pas. Le maillage de la librairie française est une chance inouïe pour la diversité éditoriale, pour les écrivains et pour les lecteurs.
Comme tout le monde, j’attends avec impatience que les librairies puissent de nouveau accueillir des écrivains en chair et en os. J’attends avec impatience de retrouver cette excitation, ce léger trac qui précède une rencontre.
Ce n’est pas une épreuve sportive, ce n’est pas du théâtre, ce n’est pas un concert. Et pourtant, je ressens toujours cette douce montée d’adrénaline. Je rêverais d’entrer dans une librairie, de me mettre debout sur une table et de crier : « Bonjour Paris, comment ça va ce soir ! » Ça ne se passe pas comme ça. Jamais. Et pourtant il se passe quelque chose, à chaque fois.
En attendant, on confine ? On reconfine ? On rereconfine ? On couvrefeute ? On clique et on cueille ?
En attendant la réponse, faisons le plein de livres, n’oublions pas les écrivains vivants et surtout, surtout, demandons conseil à nos libraires. Ce sont eux les traits d’union entre le texte et le lecteur. Je ne sais pas si je dois être fier d’une victoire en Coupe du monde, mais, entre deux périodes de promotion, je peux bien l’écrire sans flagornerie : je suis extrêmement fier d’avoir été adopté par les libraires.
Gilles Marchand vient de publier Requiem pour une Apache (Aux Forges de Vulcain)
crédit photo : Lilosimages, librairie d'Angoulême, ActuaLitté, CC BY SA 2.0 ; Gilles Marchand © David Meulemans ; Librairie La Manoeuvre, ActuaLitté, CC BY SA 2.0
4 Commentaires
Henri-Charles Dahlem
03/03/2021 à 20:54
Réflexions très pertinentes et un soutien inconditionnel aux acteurs de la chaîne du livre, même si la discussion autour du fameux camembert est loin d'être close. En revanche, le match de foot de Séville n'est pas une victoire, même si nous avons été des millions à l'espérer. Ce jour là, la France a perdu. On ne réécrit pas l'histoire.
LOL
04/03/2021 à 07:44
« J’ai traversé la France du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, rencontré des jeunes, des vieux de la vieille, des indépendants, des locaux minuscules, des grandes enseignes... Parfois dans une même ville, plusieurs librairies très différentes les unes des autres. Des rencontres devant soixante personnes, parfois face à une petite dizaine. »
Voilà tout le problème de l'écrivain. L'écrivain est là pour écrire, pas pour voyager au gré de demandes de publicités. Les librairies ont certainement joué le jeu de la publicité en mettant en avant l'auteur, mais est-ce à l'auteur de faire cela ?
Qu'il y ait des auteurs qui y trouvent leur compte, que cela comble chez eux un désir, je n'en doute pas. En revanche, il faut sans doute rappeler des évidences (n'est-ce pas les petits éditeurs qui ne vendent que parce que les auteurs font de la vente contre dédicace ?) : ce n'est pas à l'auteur d'assurer la vente et la publicité de leur roman.
Il y a une case dans le contrat d'édition - on parle de compte d'éditeur - qui engage l'éditeur à le faire. Or, la plupart du temps, ce dernier engage l'auteur dans l'opération - voire l'oblige ! C'est à l'éditeur d'investir dans la publicité et de faire le commercial.
Mais chut, hein, il ne faut pas rappeler aux éditeurs leurs obligations (qu'ils signent pourtant !).
Samuel DELAGE
05/03/2021 à 11:03
Un peu de lumière sur les librairies, leur quotidien et leur réalité. Heureusement, ils sont devenus "essentiels" depuis peu... Il était temps. Merci Gilles.
Ogier
05/03/2021 à 14:59
Parfait !