La sortie de la députée Ruba Ghazal (Québec solidaire) a pris de court bien des observateurs et acteurs de l’industrie québécoise du livre. Pour autant, sa demande, « est pleinement pertinente », assure Katherine Fafard, directrice générale de l’Association des Libraires du Québec. Et pour cause, un prix réglementé sur la vente de livres intéresse. Et le Québec, de par sa position au sein du Canada, aurait toutes les armes pour se lancer dans la procédure législative.
Membre du deuxième groupe d’opposition, la députée a pleinement conscience que les jeux politiques seront à l’œuvre. « Il existe plusieurs façons de proposer des avancées au gouvernement — et s’il n’est presque jamais arrivé qu’il reprenne les idées de QS, on a bon espoir. » L’espoir vient de plusieurs pistes : son projet de régulation du prix du livre s’appuie sur deux principes : une offre fixe pour une période de 9 mois, et la possibilité, par la suite, de travailler sur des remises.
« De la sorte, nous permettons aux librairies indépendantes de vendre des best-sellers — qui sont les ouvrages par lesquels l’argent rentre — sans qu’elles ne subissent la concurrence des gros discounters», reprend la députée de Mercier.
Or, après une longue période de confinement, pas vraiment achevée, Ruba Ghazal constate que les citoyens, non seulement ont redécouvert le plaisir de la lecture, mais plus encore, celui des commerces de proximité. « La librairie en est un : protéger le milieu du livre est quelque chose qui peut faire plaisir aux gens. D’autant que ma proposition ne coûtera rien au gouvernement », ajoute-t-elle avec malice.
L’actuel parti au pouvoir n’a pour l’heure pas brillé par ses désirs de régulation ni d’interventionnisme législatif. Le plan pour l’édition, de 6,8 millions $ CA représente plus les modes de fonctionnement privilégiés. Arnaud Foulon, président de l’Association nationale des éditeurs de livres, le reconnaît : « Coalition Avenir Québec est un parti libéral, qui a mis sur pied une politique d’achat, et des budgets pour des campagnes incitant à découvrir des livres québécois. Cette attention accordée à l’édition d’ici, avant et depuis la Covid, est assez inédite. » D’autant que le gouvernement n’a pas hésité à encourager les lecteurs à revenir en librairie.
Arnaud Foulon
Pour autant, parler de réglementation hérisse les oreilles : d’ailleurs, la ministre de la Culture du Québec, Nathalie Roy, contactée à plusieurs reprises pour apporter son éclairage n’a pas souhaité s’exprimer le moins du monde. « Un signe », glisse un oiseau de mauvais augure. Que l'on n'écoutera que distraitement.
Il faut prendre en compte que la CAQ reste très axée sur les enjeux et les libertés économiques — un fonctionnement nord-américain assez connu. Légiférer sur le prix du livre impliquerait une prise de position assez nette, à laquelle la CAQ n’a habitué personne dans l’industrie de l’édition.
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Katherine Fafard le rappelle : « Voilà dix ans, quand le combat a été mené, nous sortions d’une période catastrophique pour la librairie, avec des fermetures à foison. Aujourd’hui, on en compte autant qui ouvrent qu’il n’y en a qui ferment. Les chiffres de vente explosent — sans que ce soit un signe de meilleure rentabilité cependant. Mais les Québécois ont renoué avec leurs commerces, leurs librairies : le moment est idéal pour reparler du prix unique, justement parce que nous sommes dans une période faste. »
En somme, le message s’appuie sur l’idée que cette législation apporterait un outil supplémentaire aux libraires, dans un contexte où il n’y a pas urgence à agir. « Surtout, on ne peut pas mieux être saisi de la faveur manifestée par le public — bien plus que dix ans auparavant. La fenêtre de tir et la différence majeure se trouvent certainement là. »
D’autant qu’une légende raconte que Mata Koto, ministre de la Culture du Québec entre septembre 2012 et avril 2014, avait déjà tenu dans ses mains le projet de loi rédigé. « Si Nathalie Roy s’en emparait, dans un gouvernement majoritaire, il n’y aurait besoin ni de consensus ni de commissions parlementaires », se prend à imaginer Katherine Fafard. « Personne n’ignore qu’en regard du contexte, l’urgence se manifeste partout. Pourtant, cet élément nous faciliterait la vie dans la mission qu’a la librairie. »
Et nul n’occulterait combien la lecture a servi de refuge durant les confinements, autant de soutien pour l’éducation, l’évasion — voire le maintien de sa santé mentale. « Il faut donner tous les outils aux libraires, les aides en font partie, mais le législatif aussi. »
Ruba Ghazal le souligne : « Une loi présenterait d’autant plus d’importance dans les régions où les grandes surfaces et autres Costco concurrencent les libraires avec des remises de 25 %, et de la vente à perte. Là où les best-sellers obtiennent les meilleurs résultats, parce que soldés, alors les commerces du livre n’ont aucune possibilité de rivaliser. » Seul le courage politique, qui a pu manquer des dernières années, malgré les tentatives, serait nécessaire.
Ruba Ghazal
En outre, la Constitution canadienne offre toute latitude aux Provinces : « Certaines compétences sont exclusives au provincial, d’autres relèvent du fédéral. Le volet économique relève des prérogatives partagées. Le Québec n’aurait pas besoin de l’intervention du fédéral pour agir et prendre en main la protection de son secteur culturel. »
D'ailleurs, un précédent, maintenant ancien, mais bien réel, existe : ainsi, la Taxe de vente du Québec (TVQ) fut abandonnée dans les années 90 pour les livres. « Nous pourrions prolonger cette belle initiative et permettre que les librairies ne subissent pas la concurrence déloyale de ces gros marchands. »
Peut-être, glisse-t-on en marchant sur des œufs que le Premier ministre François Legault entendra l’appel. « Après tout, il a passé du temps, durant le confinement, à recommander des livres — et se l’est d’ailleurs fait reprocher. Il a produit des listes d’ouvrages, incité à découvrir des auteurs québécois, la culture québécoise… Il n’est plus indépendantiste, bien qu’il l’ait été par le passé, et exprime son nationalisme à travers ces encouragements portés aux artistes du Québec. » Le livre trouvera-t-il un allié de poids avec le Premier Ministre?
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Un coût nul pour l’État, une solution vertueuse pour protéger toute une chaîne, applicable durant une période limitée pour ne pas froisser les libéraux… Arnaud Foulon a tout de même quelques doutes : « En 2013, le mouvement Nos livres à juste prix était majoritaire, mais pas unanime. Qu’en sera-t-il en 2021, s’il faut solliciter tous les professionnels ? Les acteurs ont changé, certains diront qu’avec la Covid, ils ont d’autres préoccupations. Et puis, la librairie a repris du poil de la bête ces dernières années. »
Un prix unique tiré par des ficelles politiques alors ? « Idéologiquement, nous y serions favorables – encore qu’il reviendrait plusieurs cas de figure à définir. Mais dans l’édition, le sujet n'a pas du tout été débattu ces deux dernières années. »
Gilles Herman, responsable de ce meme... en 2013
Pour le vice-président du groupe HMH (Hurtubise, XYZ, etc.), la défense des auteurs et des éditeurs québécois présente plus d’importance. « Et le grand problème reste le nombre de lecteurs : les gens achètent moins de livres par an, et fréquentent moins les librairies. Le confinement a pu inverser un peu cette tendance, mais travailler sur la promotion des librairies pour se procurer des livres est un enjeu. »
D’ailleurs, quid des librairies francophones hors Québec, avec un prix unique ? Ou encore d’Amazon, basé en Ontario : serait-il également soumis à la règle économique ? « Aujourd’hui, nous travaillons au développement des bibliothèques et des librairies à travers les achats de livres d’auteurs et d’éditeurs locaux », conclut Arnaud Foulon.
La députée de Mercier n’y voit pas de contradiction : avec les 6,8 millions $ d’aide, le gouvernement n’aura jamais été aussi présent par des aides. Et cette mesure s’appliquerait à tous les ouvrages, importés, francophones ou non. Favoriser les œuvres locales ne représenterait pas une si grande difficulté. « La régulation du prix, c’est avant tout une mesure qui empêche les discriminations entre commerces. Et protégeant les libraires, cela protège aussi les éditeurs, et les auteurs. »
Législativement, le prochain rendez-vous est celui des élections générales d’octobre 2022. « La ministre Nathalie Roy a tout le temps de présenter cette mesure d’ici là. Surtout qu’un autre dossier s’en vient : celui de la réforme du statut de l’artiste : l’une n’empêche pas l’autre, bien au contraire. »
Katherine Fafard (en photo) approuve : « En 2012, quand l’ADELF [Association des distributeurs exclusifs de livres en langue française] avait lancé l’opération Nos livres à juste prix, le calendrier semblait bon. Pour un Amazon, rien n’a changé : ce n’est pas la littérature qu’ils ont à cœur. » En revanche, la fenêtre législative de l’époque est aujourd’hui bien différente.
« Avec le grand retour de l’achat local, nous avons l’opinion publique largement sensibilisée, et des libraires qui auraient là le moyen de vendre plus de best-sellers. Cela n’augmente pas la marge bénéficiaire, mais aide à payer les charges. » Sans ajouter de frais pour les bibliothèques qui achètent déjà les livres à prix unique.
Benoît Prieur, directeur de l'ADELF n'a pas pu être contacté pour apporter la vision des distributeurs. Cependant, le consensus historique de 2013/2014 ne serait pas aussi indispensable. À condition, encore une fois, que la ministre de la Culture décrypte tout l’enjeu sociétal –écouter les lecteurs pourrait être payant.
Selon des données communiquées par l’ALQ, entre 2001 et 2021, le territoire enregistre un déficit de 17 établissements — il s’en est ouvert 48 sur la période, contre 65 fermetures. En revanche, on note bien une inversion de la tendance : entre 2001 et 2016, 32 ouvertes contre 53 fermetures. En revanche, sur la période suivante, de 2017 à 2021, ce sont 16 ouvertures contre 12 fermetures. Le combat pour la préservation de ces commerces, enfin essentiels, ne contrerait certainement pas un geste gouvernemental.
crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0 - illustration, Libraire Le Port de tête, à Montréal ; Katheine Fafard © Patrick Séguin
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