Un lieu d’enregistrement de l’angoisse ? De révélation d’une société sous couvert d’évasion et de divertissement ? Analyse plus véritable que vraisemblable des ressorts qui transforment le réel ? Toutes ces dimensions caractérisent la science-fiction. Si la littérature, la bande dessinée et le cinéma ont été les importants réceptacles du genre, les arts plastiques ne sont pas en reste.
Le 01/12/2022 à 13:07 par Hocine Bouhadjera
483 Partages
Publié le :
01/12/2022 à 13:07
483
Partages
Pour preuve, la dernière exposition du Centre Pompidou Metz, qui propose depuis le 5 novembre, et jusqu’au 17 avril 2023, un dialogue entre les grands classiques de la SF, de Philip K. Dick à Greg Egan ; et les artistes contemporains qui y voient « les portes du possible ».
L’almanach de Marty McFly, les croquis de l’alien de Ridley Scott et H.G. Giger, des planches de Salammbô de Philippe Druillet… Rien de tout ça dans cet événement autour de la SF. Sa commissaire, Alexandra Müller, présente la science-fiction « en tant que méthode de pensée de ceux qui ont un fort désir d’autres lendemains ».
Afrofuturisme, cyberpunk, post-cyberpunk, androïdes et approche queer… Si certaines des 180 œuvres remontent à la fin des années 60, l’exposition offre, logique pour un Centre Pompidou, une belle place aux créations contemporaines ; qu’elles soient plastiques, picturales ou audiovisuelles, dans un dialogue constant avec les grands textes.
En vérité, on parlera plus dans le milieu de l’art plastique « d’anticipation spéculative », que de science-fiction, en tant que sous-genre de la spéculation, qui rassemble, entre autres, le transhumanisme, des réflexions sur le temps, ou plus généralement, toutes les aires de la dystopie. Moins d’aventure, d’évasion, plus de concept et d’incarnation.
La SF a souvent participé à la prise de conscience des ressorts qui transforment notre réel, que ce soit par les technologies ou les idéologies. Alors, genre d’idées ? Pas seulement, mais cette dimension, où s’inscrivent les problématiques socio-politiques, donne clairement la coloration engagée de l’exposition : des années 50 et cette peur du cataclysme nucléaire, dont résulterait un effondrement environnemental, aux mouvements féministes, post-coloniaux, ou cette « méfiance grandissante envers les sciences et la politique », elle tente de capter les signaux plus ou moins fiables de l’époque, afin de projeter les avenirs possibles.
La science-fiction, produit de la pop culture, brise le plafond de verre pour atteindre « l’art contemporain », mais sans couper le lien : chacune des parties, sur deux étages et 2300 m2 au sein de la Galerie 3 et de la Grande Nef de l’établissement, porte le nom d’une importante oeuvre de SF symbolique d’un puissant thème du genre. Au milieu de l’exposition, une ouverture fait office de « salle de lecture » : l’occasion de prendre un peu le temps pour découvrir des BD, manga et romans cultes fournis par des maisons d’édition comme La Volte, ActuSF et Mnémos.
Centre Pompidou Metz. ActuaLitté.
Totalitarisme et utopie
Dès l’entrée se révèle une ambition réussie : inscrire le visiteur dans un paysage plus que dans une scénographie d’exposition classique, avec son esprit « white cube ». La perspective sera science fictionnelle : « Une méta-narration dans laquelle il y a plein de petites narrations », explique Alexandra Müller, avant d’ajouter : « La scénographie joue sur une ambivalence en créant un espace dont on ne sait pas s’il est en cours de construction ou de destruction. » Les sens sont mis en éveil.
Un papier peint vintage belge avec des fleurs, et derrière des planches, une pièce secrète où s’affichent des posters de l’époque soviétique. Le premier chapitre est celui du Meilleur des Mondes, où se font face le totalitarisme et l’utopie, comme deux voisins. Un résumé du paradoxe soviétique qui a su s’appuyer sur la SF pour célébrer son ambition transformatrice. L’échec patent du modèle russe dans les années 80, fait progressivement place à une utopie subjective en réaction à un idéal du groupe. L’artiste conceptuel, Ilya Kabakov, s’y est échappé par le ciel. Des grands auteurs du genre comme les frères Arcadi et Boris Strougatski, le précèdent.
Au début de chacune des 5 parties, une sélection de nécessaires titres de la SF s’exposent, en lien avec le sujet. 1984 d’Orwell côtoie ici Aucune terre n’est permise de Lavie Tidhar ou Les furtifs d’Alain Damasio. Parmi les nombreuses commandes pour l’exposition, il y a celle de Nicolas Daubane qui représente le Struthof, seul camp de concentration installé sur le territoire français par les nazis. Une œuvre évanescente sur le sol de laquelle s’amoncellent des amas fuligineux.
Dans notre meilleur des mondes, comment maintenir le modèle consumériste quand les ressources ne l’autoriseront plus ? Créer des cités autarciques ? S’appuyer sur la ressource humaine ? Des pièces, plus ou moins spectaculaires, comme Is More Than This More Than This, de John Isaacs, qui date de 2000 ; ou Les douze villes idéales, de Superstudio qui, dans les années 60 du Corbusier, en opposition au fonctionnalisme, met en scène un modernisme poussé à son terme, jusqu’au totalitarisme. En parallèle, on se demande : quelle place pour l’aliénation volontaire dans tout type de système totalitaire ?
L'homme qui s'est envolé dans l'espace depuis son appartement, 1985, Ilya Kabakov. ActuaLitté.
L’exposition met aussi en lumière la dimension rebelle, voire révolutionnaire, du genre, quand il est porté à ses sommets : face au totalitarisme des formes et des idées, une incitation à reconsidérer nos acquis. Une vidéo d’une Dano-Palestinienne qui met en scène une spéculation financière sous couvert d’utopie rappelle que la SF peut servir à pointer du doigt les problématiques actuelles. Une tour du scandale en effet, puisqu’une entreprise non citée décida de se désengager du projet quand elle apprit qu’en creux, l’œuvre dénonçait la politique colonisatrice israélienne. Visionnaire enfin, quand Pig City, imaginée il y a une vingtaine d’années, devient réalité en Chine.
Androïdes, féminisme et afrofuturisme
La suite déploie son esthétique à sa simple mention : le cyberpunk. Une coloration sombre, des touches de clavier lumineuses ou des villes futuristes à la Blade Runner. Le mouvement, né dans les années 80 sous influence dickienne, est un cocktail de technosciences tentaculaires, Big data et ultra-capitalisme débridé, où de grandes multinationales prennent le pouvoir sur les États. Ici encore, tout est plausible. Tellement que l'expression « métavers » trouve sa source dans Le Samouraï virtuel de Neal Stephenson, ou le terme « cyberespace » dans un certain Neuromancien de William Gibson.
Baigné dans un bain sonore inquiétant et immersif, on ne quitte pas les spectres du totalitarisme aux mille masques. À la fois élargissement de notre horizon et rétrécissement à notre bureau, la technique est un confort et une emprise, jusqu’à l’algorithmisation de nos vies. Des pionniers dans ses réflexions, comme le Britannique Eduardo Paolozzi et son approche « plus corrosive » du pop art warholien, sont à découvrir.
Plus que le cyberpunk « classique », s’expose le « post-cyberpunk », « le solar punk » ou encore le « néo-punk », où se développe l’idée d’une utilisation plus raisonnée, réduite, de la technè : « Envisager la science-fiction comme un champ bien moins rigide et étroit, pas nécessairement prométhéen ou apocalyptique, et comme un genre en fait moins mythologique que réaliste. Avec le biopunk et le solar punk, le plaisir de la création devient acte militant et puissant unificateur », résume l’écrivaine disparue en 2018, Ursula Le Guin.
Une fascinante vidéo traite des théories du complot, et on se demande, à la suite de Michel Foucault et son Mots et les choses, si le complotisme ne serait pas la remise en cause de l’historicisme triomphant, comme le rationalisme a supplanté la « science des analogies ».
Shadowbanned, de Jon Rafman, 2018 (vidéo). ActuaLitté.
Une grande salle reprend l’appellation d’un classique de Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?. Son dualisme personne-machine devient ici métaphore du dualisme homme-femme, et réflexion sur les métamorphoses du corps. On découvre ce Manifeste cyborg de la féministe Donna Haraway, édité dans les années 80. Le cyborg y est modèle de l’inscription identitaire, et porte-voix politique. « À travers une mise en scène de robots, c’était bien le patriarcat qui était visé », développe Alexandra Müller, et de continuer : « Le corps hybride est un médium-politique qui figure d’autres possibles. »
Pour avancer et achever cette riche et impressionnante exposition, il faut monter au troisième étage du Centre. Ce chapitre écologie s’inscrit sous l’égide de Soleil vert. Les œuvres exposées traduisent cette « nouvelle forme de prise en compte du vivant, de la nature qui nous entoure, qui nous entrelace à cette terre », résume la commissaire. Une responsabilité partagée qu’a bien mis en évidence, l’un des pères fondateurs de la Climate fiction, Kim Stanley Robinson, qui a participé à l’écriture du catalogue.
Un aquarium contient deux couches de liquides avec des virus géants du Pôle nord congelés dans le permafrost : pour 99 % du génome, l’humanité n’y a jamais été confrontée. Sont-ils d’origine extraterrestre ? Des micro-organismes dangereux ? Au début et à la fin de l’espèce ? Un trou diffuse le parfum de la xatardia, une plante en voie de disparition, ou The great silence rappelle aux espaces infinis où il pourrait n’y avoir qu’un grand Rien. Plus loin, angoissant, une sorte de banshee hors de contrôle avale sa propre planète.
Nancy Grossman, Le Soudeur, 1966-67. ActuaLitté.
Enfin, l’Afrofuturisme achève le parcours de cette riche exposition. Ce courant « travaille à une réécriture de l’histoire et une réappropriation d’un narratif » spécifique aux minorités. L’ambition de beaucoup de ces représentants est de renouer avec un passé plus ou moins lointain, dans un rapport souvent difficile à l’Histoire et aux traumatismes de jadis. La parabole du semeur d’Octavia Butler, qui une des premières femmes afro-descendantes à faire une grande carrière en littéraire de SF, donne son nom à cet ultime chapitre.
Sampling, patchworks, installations, vidéos… où on tente de sortir de conceptions qui considèrent les cultures afro-descendantes, « au mieux inscrites dans des univers ethniques, ou au pire, dans des représentations primitives ». L’histoire du colonialisme est résumée dans le Wax : tissu très prisé en Afrique de l’Ouest, mais inventé en Asie du Sud-ouest et importé par les anglais et les néerlandais à destination du continent africain. Un dernier chapitre résolument militant et politique.
À LIRE:SF, Fantasy... qu'importe, “La littérature n’est pas réductible à des cases”
Une exposition en forme de grande découverte pour ceux qui ne connaissent que la partie immergée, ou « canonique » du genre.
Mary Sibande, Un retour en arrière inversé, 2013. ActuaLitté
Crédits photo : ActuaLitté
Par Hocine Bouhadjera
Contact : hb@actualitte.com
Paru le 02/11/2022
242 pages
Centre Pompidou-Metz Editions
39,00 €
Commenter cet article