Le développement des technologies liées aux intelligences artificielles, couplé aux possibilités de traitement de masse des données, a ouvert un nouveau champ dans l'étude des émotions liées à l'expérience culturelle. Avec de premières applications intéressantes dans le domaine de la recommandation : le site Love for Livres propose ainsi de découvrir sa prochaine lecture en fonction des émotions que l'on recherche, ou que l'on ressent sur le moment. Entretien avec Céline Mas, sa cofondatrice.
Le 15/04/2020 à 12:00 par Antoine Oury
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Publié le :
15/04/2020 à 12:00
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ActuaLitté : À quand remonte l'ouverture du site Love for Livres ?
Céline Mas : Le site est opérationnel et consultable depuis fin décembre 2019. Nous n’avons pas fait de lancement tonitruant ! Nous considérons que c’est une version encore bêta et une boucle d’apprentissage. Au fil du temps, nous apporterons les améliorations fonctionnelles et techniques nécessaires pour l’expérience la plus fluide et la plus utile possible pour les visiteurs et membres.
Sur quelles données se base le site pour évaluer les différentes émotions liées à un livre ? Ces données sont-elles participatives et disponibles en accès libre ?
Céline Mas : Le site se fonde simplement et en toute transparence sur les données d’évaluations des lecteurs et membres de la communauté, car vous devez être inscrit (gratuitement) pour pouvoir évaluer. Notre approche est sociale et humaine avant tout.
L’ensemble des évaluations émotionnelles constitue une note globale qui établit l’intensité émotionnelle d’un livre. Cette note est exprimée via un indicateur : le KEI (Key Emotion Indicator, approche déposée) qui prend la forme d’un visage plus ou moins expressif. Plus il est expressif, plus le livre concerné a ému les lecteurs ! Aux côtés du KEI, intensité émotionnelle globale, vous pouvez découvrir le détail des notes des lecteurs, de 0 à 10, pour chacune des six émotions du site (joie, amour, surprise, tristesse, colère, peur).
Vous trouvez aussi le choix de la majorité des votants sur d’autres critères tels que : le lieu où lire le livre, la saison de lecture, à qui offrir le livre, la facilité de lecture perçue, l’époque du texte et le temps approximatif de lecture perçu.
Pour chaque critère, l’idée est la même : présenter la lecture et le livre comme le fruit d’une expérience singulière et unique. Pas comme une pratique identique pour tous ou à l’inverse, statutaire, accessible à un petit groupe de privilégiés.
Comment les émotions prises en compte ont-elles été choisies ?
Céline Mas : Les émotions proposées par Love for Livres sont notamment issues des travaux du psychologue américain Paul Ekman : en 1972, il a établi la liste de ce qu’il nomme les émotions primaires, à savoir la tristesse, la joie, la colère, la peur, le dégoût, la surprise. Nous avons repris cette nomenclature. Au début de nos travaux, nous envisagions de l’enrichir avec des émotions secondaires. Par exemple, la joie, émotion primaire, était composée de l’enthousiasme, du soulagement, de l’optimisme, de l’espoir, émotions dites secondaires.
Cela fonctionne comme le système des couleurs primaires et secondaires. En définitive, nous sommes allés au plus simple : six émotions primaires. Et nous avons remplacé le dégoût identifié par Ekman par l’amour, émotion humaine fondamentale et si présente dans la littérature.
Dans un second temps, l’algorithme du site va vous proposer des recommandations en fonction des émotions de lecture que vous avez exprimées dans le passé. Vous allez pouvoir découvrir votre profil émotionnel à travers les livres, mais aussi les livres à travers vos émotions. Cette construction, ici rapidement résumée, est le fruit de recherches et inspirée par des travaux issus de l’anthropologie, la psychologie, les approches neurocognitives ; ce que les Américains appellent aujourd’hui la « Science des Émotions ».
Elle est aussi marquée par l’utilisation paramédicale des livres à travers la bibliothérapie. Elle révèle leurs nombreuses vertus en matière d’amélioration du sommeil, de plus grande concentration, de lutte contre le stress par exemple. Ce sont des sujets que nous allons développer encore dans les mois à venir.
Notre approche nous vient aussi de convictions profondes en tant que citoyens-lecteurs sur les vertus du livre pour créer du lien social – et nous le voyons, ô combien, en ce moment de confinement ! Des vertus précieuses également pour découvrir le monde autrement, s’inventer des possibles, générer toutes sortes de conversations. La fiction n’est-elle pas ce lieu de possibilités, démocratique et ouvert, dans lequel éprouver notre humanité ?
En ce sens, nous voulons que la méthodologie unique de Love for Livres soit utile : en partageant des émotions de lecture, nous espérons les mettre au service des transformations sociales. Et puis, partager et faire partager le plaisir de lire en valorisant un des communs humains : ces émotions qui nous traversent et changent nos vies.
À quoi correspond la page « Trouver un ami » ? Le site a-t-il vocation à devenir un réseau social ?
Céline Mas : Oui et non ! Il y a déjà d’excellents réseaux sociaux en France. Par exemple Babelio qui s’appuie sur une large communauté de lecteurs et dont nous apprécions beaucoup le travail. Nous ne cherchons pas à les imiter ou à nous superposer à leurs services. Nous sommes complémentaires. Nous apportons une méthodologie nouvelle fondée sur les émotions qui pose une lumière différente sur les livres. Elle peut enrichir et amplifier des approches existantes. Via notre expertise spécifique, nous pouvons créer des projets avec d’autres acteurs, réunis par la cause des livres.
Par ailleurs, Love for Livres propose gratuitement aux visiteurs du site d’en devenir membre pour accéder à certains services : l’évaluation des livres, la création et la gestion de readlists [des listes de lecture, NdR] partageables sur les réseaux sociaux et l’expression de ressentis tout au long d’une lecture. Être membre permet aussi de trouver un ami, déjà membre du réseau, grâce à la fonction que vous citez, « Trouver un ami ». C’est en ce sens qu’une partie du site est structurée comme un réseau social. Ces interactions visent à permettre des échanges positifs entre membres, autour des émotions de lecture et de l’expérience magique de la fiction.
Quelle est l'équipe derrière Love for Livres ?
Céline Mas : Le cœur de l’équipe, ce sont les deux cofondateurs : mon associé, chercheur d’origine américaine et moi-même. Nous sommes tous deux passionnés par les livres et formés entre autres aux sciences du langage et aux approches neurocognitives. Avec nous, une dizaine de professionnels qui nous aident à lancer cette aventure, venus de différents domaines (lettres, informatique, bases de données, innovation, etc.).
Nous suivent aussi une dizaine de lecteurs volontaires, qui nous donnent régulièrement de leur temps comme Élise Paris (merci Élise !). Enfin, nous avons la chance de pouvoir compter sur des mentors, experts qui croient dans le projet et qui le soutiennent, de temps à autre, par une lecture critique et des conseils ciblés.
Cette diversité est une de nos valeurs. L’entre-soi, très peu pour nous. C’est valable en littérature. Une personne un livre à la main, c’est une victoire, quel que soit ce livre. Un adolescent qui choisit un roman quand il est bombardé de gratifications immédiates via d’autres activités, c’est une sacrée victoire aussi.
Les considérations esthétiques excluantes qui ont parfois cours nous indisposent profondément. Le style est une question littéraire, certes. Pour autant, il ne devrait pas être la question sous-jacente permanente de l’accès à la lecture. C’est comme si vous étiez obligés de vous poser la question d’être à la hauteur d’un guide gastronomique à chaque fois que vous voulez tenter une recette de cuisine ou entrer dans un restaurant au hasard de vos pas. Autant dire que vous seriez pétrifié, complexé, embarrassé.
L’obsession du grand style — si tant est qu’il soit univoque — conduit purement et simplement à l’exclusion de lecteurs ou de lecteurs potentiels qui finissent par passer leur chemin. Il sera difficile de les faire revenir ensuite. À moins qu’ils n’empruntent des chemins détournés comme les séries, qui redonnent aujourd’hui de la place à des livres ignorés, confidentiels ou oubliés.
Comment avez-vous pensé cette approche de la recommandation littéraire ?
Céline Mas : L’idée des émotions s’est invitée dans ma tête il y a dix ans. À mes yeux, c’était le pont le plus évident entre les livres et les gens. La littérature est un art vivant ! Au début, le projet s’appelait « Je ne sais pas quoi lire.com ». Depuis, les sciences sociales sont venues corroborer ces premières intuitions.
Auparavant, j’ai été critique littéraire, notamment pour Zone Littéraire dès sa création, puis agent littéraire, puis autrice moi-même [le dernier livre de Céline Mas est Le jour où Maya s’est relevée, Leducs, 2019, NdR]. En parallèle, je menais une vie en entreprise et je m’engageais pour des projets à impact social.
La cause des livres ne m’a jamais abandonnée. Année après année, expérience après expérience, ma vision s’est forgée. Sur le terrain d’expériences sociales, je constatais empiriquement à quel point les histoires dénouaient des tensions, développaient l’empathie, révélaient des vocations nouvelles. Les récits, la fiction aident à mieux vivre et c’est cela qui me guidait ! Il fallait dès lors proposer un moyen de casser les murs qui séparent les livres de certains lecteurs. Ceux qui sont las de devoir montrer patte blanche pour parler littérature, désorientés devant l’abondance de titres ou désabusés par la critique littéraire classique qui parle bien des livres. Mais pas souvent des lecteurs.
Tout cela, et quelques rebondissements personnels, ont conduit à la naissance de Love for Livres.
Aujourd’hui, nous voulons que ce projet en France, en Europe et au-delà, soit l’incarnation d’une autre manière de présenter les livres, de les partager, de goûter à la littérature et la fiction. D’accompagner, des parcours de vie, y compris pour les personnes les plus vulnérables. Jamais de manière élitiste, réservée à quelques-uns. Mais de façon ludique, simple au sens d’accessible, créative et appétissante. Pour se cultiver, s’émanciper, se divertir, apprendre autrement. Au service du sens dans nos vies.
Le site est-il affilié à un quelconque site marchand ? Est-ce prévu, à l'avenir ?
Céline Mas : Non, pas à ce jour, mais nous y réfléchissons. Le fait de pouvoir acheter un livre directement sur le site nous parait nécessaire pour ne pas perdre des lecteurs qui y sont prêts. Mais qui, happés par d’autres occupations, passent à autre chose s’ils ne trouvent pas tout au même endroit et au bon moment. Internet est un grand tourbillon.
Sachez aussi que nous proposons le pendant du site dans la vie réelle : les Bibliothèques des Émotions, bibliothèques physiques dans lesquels les livres sont présentés selon les émotions qu’ils créent. Pour piquer la curiosité, pour générer du lien social. Le choix des livres répondant aux problématiques du secteur du lieu, de ses visiteurs, etc. Nous cherchons des lieux témoin publics ou privés désireux d’expérimenter cette méthodologie. Si certains vous lisent et veulent en discuter, qu’ils nous contactent !
Le site propose l'organisation de lectures à voix haute, à distance, pendant le confinement. Ce service est-il payant ? Quel type d'ouvrages peuvent être lus et dans quelles conditions ?
Céline Mas : Nous avons décidé ces lectures gratuites à voix haute dès le premier jour du confinement, à l’instar de Régine Detambel à laquelle nous adressons un salut chaleureux. C’était une manière d’être au service de la société avec nos moyens à nous, pendant que les soignants se battent et que d’autres professions sont sur le terrain tous les jours. Merci encore à eux.
C’est simple : quiconque veut une lecture nous écrit (contact@loveforlivres.com). La personne peut nous demander un thème particulier. Nous prenons rendez-vous pour une trentaine de minutes. Nous la contactons via téléphone le plus souvent, ou par messagerie en visio. Nous lisons un ou plusieurs textes, choisis dans le domaine public.
S’enclenche ensuite une discussion si la personne le souhaite. Dans 100 % des cas, elle le souhaite ! Elle parle du texte, puis s’en échappe. Elle parle des circonstances du moment, ce que ce confinement et cette crise représentent pour elle. La fiction est d’ailleurs un formidable outil, sans jugement, sans savoir autoproclamé, pour imaginer ensemble le monde d’après.
Par le bouche-à-oreille, l’initiative a circulé et nous avons eu plusieurs dizaines d’appels. Souvent pour des personnes isolées ou des adolescents. C’est très émouvant, très fort, que de constater en direct les pouvoirs d’un livre pour faire du bien. Nous sommes trois personnes dont moi-même à assurer les lectures. Et nous espérons en faire beaucoup d’autres pendant le confinement. Toujours gratuitement. Bienvenus !
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
1 Commentaire
Ivo
16/01/2021 à 20:49
Pourquoi ce nom impossible ? Cela ne donne pas envie.