Dans l'ensemble des articles que nous avons pu faire paraître dans les colonnes d'ActuaLitté, il a été pointé à de multiples reprises les enjeux d'une numérisation du domaine public, destiné à être commercialisé. La Fondation Copernic, qui travaille depuis 1998 à « remettre à l'endroit ce que le libéralisme fait fonctionner à l'envers », vient de faire paraître un papier fleuve, qui marque une fois de plus les errances de la BnF et surtout, met dans un contexte historique impressionnant. Nous le reproduisons ici dans son intégralité.
Le 21/02/2013 à 11:50 par Nicolas Gary
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21/02/2013 à 11:50
« Le livre, comme livre, appartient à l'auteur, mais comme pensée, il appartient — le mot n'est pas trop vaste — au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l'un des deux droits, le droit de l'écrivain et le droit de l'esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l'écrivain, car l'intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. »
[Victor Hugo, Discours d'ouverture du Congrès littéraire international de 1878]
L'actualité possède ceci de remarquable que chaque nouvelle information éclipse immédiatement la précédente. Les technologies numériques ont encore accru l'état de saturation informationnelle qui empêche de mettre en relation des faits qui devraient pourtant être rapprochés. Ainsi du suicide d'Aaron Swartz [1], survenu le 11 janvier 2013, et des récents accords conclus entre la Bibliothèque nationale de France (BnF) et les sociétés ProQuest, Believe Digital et Memnon Archiving Services.
Avant de décrire ces accords, et pour les comprendre, portons un instant notre regard vers l'Angleterre du XVIIIe siècle, à un moment essentiel pour la paysannerie anglaise et, plus largement, l'évolution économique et sociale du pays. La comparaison, apparemment lointaine, éclaire historiquement la question de l'usurpation d'un bien commun.
Buck, (CC BY-SA 2.0)
L'organisation légale du vol des terres communales dans l'Angleterre du XVIIIe [2]
Depuis la fin du XIVe siècle, l'immense majorité de la population anglaise était composée de paysans libres cultivant leurs propres terres. Les salariés ruraux étaient composés en partie de paysans – qui, dans le temps de loisir laissé par la culture de leurs champs, se louaient au service des grands propriétaires [3]– et d'un petit nombre de travailleurs journaliers. Ces derniers étaient aussi des cultivateurs, car ils recevaient en concession au moins quatre acres et un cottage. Tous, paysans et journaliers, avaient l'usufruit des biens communaux, pour y faire paître leur bétail et se fournir en bois de chauffage. Ainsi, chacun pouvait exercer son activité sur les terres qu'il possédait et sur celles qu'il copossédait au sein de la commune.
Mais des transformations industrielles en Europe, comme le développement des manufactures de laine en Flandre, ayant entraîné une hausse du prix de la laine, les grands propriétaires anglais, appâtés par les profits anticipés, voulurent augmenter les surfaces de pâturage, au détriment des terres arables, afin de développer à leur tour la production et la transformation de laine. Les grands seigneurs amorcèrent alors un violent mouvement d'expropriation des terres, que le roi et le parlement cherchèrent d'abord à contrer, et qui s'acheva, accéléré par la spoliation des biens d'église, au XVIIIe avec l'organisation des dernières expropriations par voie légale, l'abolition de la constitution féodale du sol autorisant l'appropriation frauduleuse du domaine public.
Celle-ci prit la forme parlementaire de « Lois sur les clôtures des terres communales », en réalité des décrets au moyen desquels les propriétaires fonciers se faisaient eux-mêmes cadeau des biens communaux [4]. Cette organisation légale du vol des biens communs autorisa l'extension des grandes fermes, l'enrichissement des propriétaires et, in fine, la transformation de la population des campagnes en travailleurs disponibles pour l'industrie naissante : processus simultané d'enrichissement de la nation et d'appauvrissement des peuples [5].
L'enclosure au XXIe siècle
Quels rapports entre l'évolution de la paysannerie anglaise analysée par Marx et les accords conclus par la BnF, dira-t-on ? Revenons à ceux-ci : afin de réaliser la numérisation d'une partie de son fonds musical (200 000 disques vinyles) et de ses livres anciens (70 000 ouvrages sur la période 1470-1700), la BnF a signé un accord, via sa filiale BnF-Partenariats et avec la bénédiction de la ministre de la Culture [6], avec les sociétés ProQuest (États-Unis), Believe Digital (France) et Memnon Archiving Services (Belgique), qui stipule qu'à l'issue de la numérisation des œuvres, seule une sélection de 3 500 ouvrages (soit 5 % du volume numérisé) sera disponible sur le site Internet de consultation des œuvres numérisées de la BnF, Gallica [7], le reste étant exploité commercialement de façon exclusive par ces quatre sociétés privées pour une durée de 10 ans.
La loi qui régit l'usage des œuvres intellectuelles est variable selon les pays. Dans l'Union européenne, depuis une directive du 29 octobre 1993 [8], les œuvres entrent dans le domaine public 70 ans après le décès de leur auteur ou, s'il s'agit d'une œuvre de collaboration, 70 ans à compter du décès du dernier auteur survivant [9] ; pour les éditions multimédias, les artistes interprètes bénéficient d'une protection de 50 années après leur interprétation. L'intégralité des ouvrages concernés par l'accord, et certainement une partie des documents sonores, appartiennent par conséquent au domaine public, leur usage n'est donc pas ou plus restreint par la loi : elles appartiennent au patrimoine de l'humanité (et non plus à un auteur ou un pays), car nul ne peut en restreindre l'utilisation [10]. On dit, d'ailleurs, qu'une œuvre s'« élève au domaine public » pour rendre compte de cette qualité d'appartenance.
Celle-ci donne à chacun la liberté d'usage des œuvres (annotation, adaptation, exploitation, réédition, traduction…), à commencer par la possibilité de leur consultation totale et sans contrepartie. Pourtant, trois siècles après l'enclosure des terres communales anglaises, un gouvernement socialiste français se félicite de réaliser, en 2013, la clôture d'un bien commun, qui, paradoxalement, limite aussi les possibilités de son exploitation commerciale [11] : appauvrissement (économique) de la nation et appauvrissement (culturel) des peuples.
Un gouvernement socialiste restreint le domaine public
Au-delà même de la restriction du domaine public, il est également problématique que la numérisation des fonds soit confiée à des entreprises privées, dans le cadre d'un partenariat public-privé [12]. Ces partenariats, d'inspiration très libérale, surtout soucieux de rentabilité, ne permettent pas de garantir la qualité des numérisations, et sont souvent l'occasion de projets désastreux, très coûteux pour l'État [13]. Le désengagement de l'État dans le secteur de la culture, élément pourtant fondamental du pacte républicain, ne saurait être compensé ni justifié par la création de 40 emplois [14], qui n'existeront probablement que le temps de la tâche à accomplir.
Par ailleurs, le mode même de financement pose problème : cet accord s'appuie sur un financement de 5 millions d'euros du Programme des investissements d'avenir [15], issu de l'Emprunt national 2010 [16] engagé sous le gouvernement de Nicolas Sarkozy — qui devra être remboursé. Par la nature des ouvrages numérisés, il ne fait aucun doute que ce sont majoritairement des organismes publics de recherche (universités et EPST, en France) qui voudront accéder à ces documents — et devront payer pour cela. Faut-il voir là une astuce du ministère de la Culture, dont les budgets pour 2013 sont en baisse de 4,3 % [17] : faire rembourser un emprunt public par l'argent public des organismes de recherche, via la société ProQuest, qui bénéficie déjà de financements de la part du Centre national du livre à travers la collecte de la redevance pour copie privée [18] ? [19]
On peut s'interroger sur le délire managérial à l'origine de ce montage financier contre-nature, dont on aimerait connaître le détail exact [20]. L'absurde est poussé à son paroxysme par la déclaration du directeur des collections de la BnF, Denis Bruckmann, qui le justifie par un accès intégral et gratuit en salles de lecture sur le seul site de la BnF, dans le 13e arrondissement de Paris [21]. Sans tomber dans l'idolâtrie digitale, qui voit dans les technologies numériques la solution à tous les problèmes économiques et sociaux, où réside l'intérêt de la numérisation des fonds de la BnF, dès lors que leur consultation est restreinte physiquement et géographiquement ? S'il est bien un point qui fait consensus dans la diffusion de la connaissance à l'ère 2.0, c'est que l'usage d'Internet permet la circulation la plus large des documents et que le rôle d'une bibliothèque — a fortiori nationale — est de tout mettre en œuvre pour assurer aux usagers un accès maximal pour un coût minimal. Cumulant tous les travers pointés par Jeremy Rifkin dans L'Âge de l'accès [22], la BnF et l'État sont en contradiction totale avec le mouvement du libre, qui promeut les logiciels libres, le libre accès aux données publiques (initiative OpenData [23]), les archives ouvertes, les formes d'édition ouvertes sous licence de type « creative commons » [24], etc., pour une culture libre et partagée [25]. Au lieu de saisir l'occasion d'étendre le domaine public par la possibilité qu'offre Internet de le rendre davantage accessible au plus grand nombre, la BnF et l'Etat français l'enclosent de nouvelles barrières commerciales [26] !
Si à quelque chose malheur est bon, le gouvernement aura réussi à mobiliser un front important contre cette initiative, illustré par la publication d'une pétition [27] dénonçant ces accords et regroupant nombre d'associations (Communia, Open Knowledge Foundation France, Creative Commons France, La Quadrature du Net, SavoirsCom1, Framasoft, Regards Citoyens, Veni Vidi Libri, le Parti Pirate, Libre Accès, Wikimedia France, Vecam, LiberTIC , PiNG, Floss Manuals francophone, le Front de Gauche du numérique libre, April…), d'organisations professionnelles (l'Association des directeurs de bibliothèques universitaires, l'Association des bibliothécaires de France, l'Interassociation Archives Bibliothèques Documentalistes, l'Association des professionnels de la documentation et de l'information, la Fédération des enseignants documentalistes de l'Éducation nationale) et de syndicats (CGT et FSU), déterminés à suivre ces accords avec beaucoup de vigilance.
Conclusion
« Les domaines de l'État que l'on n'avait pillés jusque-là qu'avec modestie, dans des limites conformes aux bienséances » [28] , le sont désormais avec l'aide explicite de l'Etat [29], qui organise, en toute illégalité, la privatisation d'un patrimoine qui, de surcroît, ne lui appartient pas. Quatre jours après qu'Aaron Swartz était poussé au suicide pour avoir préparé la libération des articles scientifiques de la base de données JSTOR [30], on se félicitait dans le pays qui célèbre la « libre communication des pensées et des opinions » comme un droit fondamental [31] d'organiser la privatisation d'œuvres relevant du domaine public. On pourrait paraphraser Benjamin Franklin [32] et conclure qu'« un gouvernement prêt à sacrifier un peu de domaine public pour un peu de gain économique ne mérite ni l'un ni l'autre, et finit par perdre les deux ».
Claire Le Strat, politiste à Paris X-Nanterre, Olivier Michel, professeur d'Informatique à Paris Est-Créteil, sont membres de la Fondation Copernic.
[1] Dont nous avons déjà parlé dans un article intitulé « L'édition scientifique, un titan qui dévore ses enfants », http://www.fondation-copernic.org/s...
[2] Cette brève présentation reprend, parfois littéralement, l'analyse de Karl Marx dans Le Capital, Livre 1, VIII° section : « L'accumulation primitive », chap. XXVII : « L'expropriation de la population campagnarde », 1867, trad. française par Joseph Roy entièrement révisée par l'auteur, éd. Lachâtre et Cie, 1872, p.316-324. Accessible en ligne sur http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Capital
[3] Ibid., p.316.
[4] Décrets relatifs à ces « Bills for inclosures of commons », ibid., p.320.
[5] « Richesse de la nation, pauvreté du peuple », écrit Marx, ibid., en référence à l'ouvrage d'Adam Smith, publié en 1776, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations.
[6] Voir http://www.culturecommunication.gou...
[7] Gallica est le nom donné à la bibliothèque numérique de la BnF. Elle a reçu 15 millions de visites en 2012, chiffre en augmentation de 15 % par rapport à l'année précédente. En libre accès, elle regroupait, en décembre 2012, plus de deux millions de documents numérisés (livres, cartulaires, revues, photos, enluminures). Elle est accessible sur http://gallica.bnf.fr
[8] Applicable en 1995 et transposée en droit français en 1997 dans les articles L. 123.1 à L. 123.4 du Code de la propriété intellectuelle. La directive européenne est disponible ici http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ...
[9] Voir, par exemple, sur ce sujet, la fiche réalisée par la Société civile des auteurs multimédias (SCAM), disponible ici http://www.scam.fr/dossiers/fiches/...
[10] Le droit moral est, lui, perpétuel. Il impose, notamment, de respecter la paternité de l'auteur sur sa création par une citation de son nom et de sa qualité.
[11] En effet, la nature du domaine public assure une exploitation économique maximale ; le restreindre, c'est également restreindre les possibilités de sa commercialisation. Le gain économique escompté par la BnF (qui correspond au coût de la numérisation elle-même) est donc au mieux bien faible, au pire illusoire et contre-productif.
[12] Pour une critique des PPP, voir Willy Pelletier, « On valorise le privé et on disqualifie le public : pourquoi ce consensus autour des "partenariats public-privé" ? », Politis, 6 mars 2008, sur le site de la Fondation Copernic -http://www.fondation-copernic.org/s...
[13] Voir par exemple l'article du Mondehttp://www.lemonde.fr/economie/arti...
[14] Selon Bruno Racine, président de la BnF -http://www.lemonde.fr/idees/article...
[15] Le Programme des investissements d'avenir est un programme d'aides publiques d'un montant de 35 milliards d'euros financé pour partie — à hauteur de 22 milliards d'euros — par un emprunt de l'État français sur les marchés financiers en 2010. Il est structuré en cinq programmes (l'enseignement supérieur et la formation, l'industrie, les PME innovantes, le développement durable, l'économie numérique). Le site du gouvernement est accessible icihttp://investissement-avenir.gouver...
[16] Le site de l'Emprunt national 2010 est accessible ici http://www.emprunt-national-2010.fr/
[17] Source : http://tempsreel.nouvelobs.com/cult...
[18] Redevance devant servir à la numérisation des œuvres élevées au domaine public puis mises en ligne sur le site Gallica et qui sert pour partie (pour un montant d'un million d'euros), contre toute attente, à la numérisation d'œuvres indisponibles soumises au droit d'auteur et destinées à êtres vendues aux particuliers et à des bibliothèques (voir http://www.actualitte.com/reportage...).
[19] Lire les excellentes analyses de Lionel Maurel sur son sitehttp://scinfolex.wordpress.com, et en particulierhttp://scinfolex.wordpress.com/2013...
[20] Aussi incroyable que cela puisse paraître, en effet, on ne dispose pas du texte de ces accords, que la BnF semble avoir… égarés ! (voirhttp://www.actualitte.com/bibliothe... )
[21] Lire cette déclaration ici http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-...
[22] L'Âge de l'accès : la nouvelle culture du capitalisme, Jeremy Rifkin, La Découverte, 2005, qui décrit précisément comment les marchés laissent la place aux réseaux, les biens aux services, les vendeurs aux prestataires de services et les acheteurs aux utilisateurs. La notion d'accès se substitue à celle de propriété. Cette évolution s'accompagne d'une marchandisation des rapports humains et de la privatisation de la sphère culturelle.
[23] Voir à ce sujet les très bons articles sur le site OWNI -http://owni.fr/tag/opendata/
[24] Voir le site http://creativecommons.fr/ et la frise chronologiquehttp://creativecommons.fr/creative-..., pour illustrer les dix ans de cette initiative pour le partage généralisé.
[25] Lire l'article d'Acrimed sur le sujet -http://www.acrimed.org/article3997.html
[26] Il est important de remarquer que le site Internet de la BnF pose déjà problème en l'état. En effet, la consultation des « conditions d'utilisation des contenus » de Gallica révèle que « la réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service ». Elle s'appuie pour ce faire sur la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 relative à « la liberté d'accès aux documents administratifs et la réutilisation des informations publiques ». Placer la numérisation du fonds de la BnF accessible sur Gallica sous cet article est contraire à la notion de domaine public, qui permet l'exploitation commerciale libre de droits, et revient à considérer la numérisation comme une création.
[27] La pétition est publiée sur http://www.savoirscom1.info/2013/01..., ainsi que sur le site du journal Libération http://www.liberation.fr/medias/201...
[28] Karl Marx, Le Capital, op. cit., p.319.
[29] Voir L'Etat démantelé : Enquête sur une révolution silencieuse, La Découverte, 2010, sous la direction de Willy Pelletier et Laurent Bonelli.
[30] On a appris depuis que c'est Aaron Swartz qui a téléchargé sur le site Internet Archive 908 162 livres provenant du domaine public, mais numérisés et hébergés par Google Books, Cf. le site http://scinfolex.wordpress.com/2013...
[31] Article XI de la "Déclaration des droits de l'homme et du citoyen" de 1789.
[32] « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux ». Ces propos auraient été repris par Thomas Jefferson.
Par Nicolas Gary
Contact : ng@actualitte.com
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