Doit-on prendre peur pour le devenir de l'immense bibliothèque numérique européenne, Europeana ? Manifestement, des coupures budgétaires sont envisagées ces prochains temps, par la décision de la Commission européenne. Mais où en sommes-nous réellement de la valorisation du domaine public et du patrimoine culturelle au travers des outils internet ?
Le 24/08/2013 à 18:13 par Nicolas Gary
Publié le :
24/08/2013 à 18:13
Une tribune est parue cette semaine sur le site du Monde, signée par les directeurs de grands établissements culturels français, pour déplorer la diminution drastique de crédits dont Europeana, la bibliothèque numérique européenne, pourrait faire l'objet. L'essentiel des financements du projet proviennent de la Commission européenne et l'équipe d'Europeana a prévenu que la baisse envisagée pourrait atteindre 90% de son budget, ce qui menace directement sa survie.
SavoirsCom1 déplore cette politique budgétaire, qui fragilise une infrastructure importante pour la diffusion du savoir et de la culture ; mais notre collectif n'en dénonce pas moins l'écart manifeste entre la politique menée par les institutions culturelles françaises, signataires de cette tribune, et les principes d'ouverture promus par Europeana, notamment la préservation de l'intégrité du domaine public et la libre réutilisation des informations publiques.
Loin de n'être qu'une simple plateforme d'accès au patrimoine numérisé en Europe, Europeana a beaucoup fait pour promouvoir la diffusion la plus large de la connaissance et sa réutilisation. En travaillant avec CreativeCommons International, Europeana a mis au point la Public Domain Mark, qui constitue un outil essentiel pour que les institutions culturelles puissent diffuser des documents du domaine public numérisés, sans ajouter de nouvelles couches de droits. Cet engagement en faveur du domaine public s'est aussi traduit par l'adoption de la charte du domaine public d'Europeana, directement inspirée du manifeste pour le domaine public de Communia. Par ailleurs, par le biais d'un Data Exchange Agreement proposé à ses partenaires, Europeana a promu l'usage de la licence CC0 pour la réutilisation des métadonnées fournies par les institutions, afin de garantir leur réutilisation le plus largement possible dans le cadre d'une démarche d'Open Data.
Europeana a beaucoup fait pour constituer le patrimoine numérisé en un bien commun de la connaissance, et c'est à ce titre que SavoirsCom1 salue son action.
Mais lorsque l'on compare les politiques effectivement conduites par les institutions culturelles françaises avec les principes d'ouverture d'Europeana, force est de constater un énorme décalage. Les bibliothèques, musées et services d'archives français sont nombreux à se livrer à des pratiques de copyfraud, en revendiquant abusivement des droits sur le domaine public dont ils devraient être les protecteurs.
Parmi les signataires de la tribune, on trouve par exemple la Réunion des musées nationaux (RMN), qui a fait du copyfraud un véritable modèle économique, en s'appropriant sans vergogne les oeuvres du domaine public numérisé. Les choses ne sont pas différentes au Louvre, où toutes les oeuvres diffusées via le site Internet de l'institution sont frappées d'un copyright « tous droits réservés », y compris la Joconde ! Au musée d'Orsay, qui n'applique pas en ligne une politique différente, les dérives vont plus loin encore, puisque l'établissement s'est distingué en interdisant toutes formes de photographie des oeuvres exposées dans ses salles, y compris lorsqu'elles appartiennent au domaine public. Son directeur, Guy Cogeval, est allé jusqu'à taxer « d'acte de barbarie » le fait de prendre en photo des tableaux, alors qu'il s'agit d'un droit légitime permis par le domaine public.
La contradiction est encore plus grave en ce qui concerne la Bibliothèque nationale de France. Les oeuvres diffusées par le biais de Gallica ne sont pas réutilisables à des fins commerciales, ce qui constitue en soi une atteinte à l'intégrité du domaine public. Mais l'établissement est allé encore plus loin, en concluant des partenariats public-privé accordant des exclusivités de 10 ans à des entreprises, qui vont conduire à ce que les oeuvres ne soient pas accessibles en ligne, y compris lorsqu'elles appartiennent au domaine public. Il est évident que cette politique, portée par Bruno Racine, pourtant président d'Europeana, ne peut que fragiliser dramatiquement la bibliothèque numérique européenne, puisqu'elle la prive de contenus que seules les institutions partenaires peuvent lui fournir. La généralisation de tels partenariats public-privé en Europe conduirait aussi sûrement que la coupe des crédits à la fin d'Europeana.
La tribune tente pourtant de défendre cette formule : « les crédits publics sont en baisse à peu près partout, ce qui entraîne souvent la mise en place de dispositifs encourageant la complémentarité entre financements publics et privés conformément aux recommandations du Comité des sages de l'Union européenne. » Mais nous affirmons une nouvelle fois qu'il s'agit d'une déformation mensongère des recommandations du Comité des sages de l'Union européenne, dont la BnF n'a pas respecté les préconisations.
Le rapport des Sages indiquait notamment : « Les institutions européennes doivent faciliter le plus possible l'accès et la réutilisation des œuvres du domaine public ayant fait l'objet d'une numérisation. Cet accès doit être rendu possible au-delà des seules frontières nationales et doit devenir une des conditions pour obtenir un financement public à des fins de numérisation. Les œuvres du domaine public ayant fait l'objet d'une numérisation dans le cadre de ce partenariat doivent être accessibles gratuitement dans tous les Etats membres de l'Union ».
Le décalage avec la pratique des institutions françaises s'est manifesté de manière flagrante lorsque Europeana a lancé son application pour iPad, baptisée Open Culture. La condition de participation à ce projet était que les établissements acceptent la libre réutilisation des oeuvres du domaine public qu'ils fournissaient. Des institutions des quatre coins de l'Europe (Pays-Bas, Royaume-Uni, Portugal, Espagne, Pologne, Estonie, etc.) ont fourni plus de 350 000 images de leurs trésors. Mais on n'y trouve aucune institution française, car les contenus copyfraudés qu'elles diffusent sont incompatibles avec les principes d'ouverture promus par Europeana.
On retrouve les mêmes problèmes en ce qui concerne l'ouverture des données. Les institutions françaises ont été parmi les opposants les plus féroces à l'ouverture de leurs métadonnées proposée par Europeana, au point de menacer d'appauvrir les données fournies si Europeana maintenait cette exigence. Hormis la BnF qui est engagée dans une démarche d'Open Data pour une partie de ses métadonnées, le secteur de la culture, en France, accuse un retard flagrant en matière d'ouverture des données. La tribune salue pourtant la contribution d'Europeana à l'Open Data, mais ni le musée du Quai Branly, ni le musée du Louvre, ni l'Institut national de l'audiovisuel (INA) ne sont engagés dans de réelles politiques d'ouverture. Pour le Centre Pompidou, la contradiction est plus forte encore, puisque l'établissement a fait passer ses métadonnées en RDF sans pour autant les ouvrir, alors même qu'il a été interpelé à ce sujet à l'Assemblée nationale.
Heureusement, les choses évoluent peu à peu au niveau du ministère de la Culture, avec la parution du guide Data Culture qui indique de nouvelles orientations en faveur de la réutilisation des données publiques. Une consultation ouverte a été lancée sur la stratégie Open Data, ainsi qu'une évaluation des redevances de réutilisation des données, qui semblent aller dans un sens positif. Mais c'est au niveau des établissements signataires de cette tribune que se situent les données les plus importantes, et la meilleure façon d'aider Europeana aurait été de libérer ces données pour lui permettre de se développer, plutôt que de s'arc-bouter sur des modèles de « valorisation » obsolètes et inefficaces.
SavoirsCom1 déplore vivement le double discours des institutions culturelles françaises et appelle à un changement de politique majeur en faveur de la libre diffusion de la connaissance. La vérité, c'est que par leur fermeture, les institutions culturelles françaises ont gravement nui à la destinée d'Europeana. Elles ont beau jeu à présent de critiquer la Commission européenne pour ses choix budgétaires, car elles ont en réalité une part de responsabilité dans ce qui se produit.
SavoirsCom1 en appelle au ministère de la Culture pour modifier la donne. Les crédits d'Europeana doivent être sauvegardés, mais au-delà, il n'est pas normal que des questions politiques de cette importance soient gérées au niveau de chaque établissement culturel. Une politique générale d'ouverture doit être conduite et impulsée par le ministère, en s'appuyant sur une loi pour consacrer et préserver le domaine public, comme le recommande le rapport Lescure. Par ailleurs, l'ouverture des données culturelles ne doit plus être une option pour les établissements, mais une obligation.
Assez de tartufferies ! Assez de faux-semblants ! Et que la politique culturelle en France vise enfin au rayonnement plein et entier du patrimoine sur Internet !
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