Romain Gary ou le roman du double
Philipp Kohly est réalisateur du reportage Romain Gary, le roman du double, qui sera diffusé le jeudi 2 décembre à 22h45, à l'occasion du 30e anniversaire de la mort de l'écrivain.
Ce film s’appuie sur une diversité de matériaux, on sent une véritable élaboration. Quel a été le déclic ?
J’étais à l’INA un dimanche faisant des recherches pour un autre film. Pianotant dans la banque d’archives j’écris « Gary » et tombe sur un vivier de documents quasi inédits : Romain Gary sur les plateaux de TV pendant les années 70. C'est-à-dire tout au long de l’affaire Ajar. On le voyait mystifier le monde en direct. Il y avait eu un film de fiction avec Philippe Noiret. Je me suis dit : Gary jouant le rôle de Gary c’est beaucoup mieux que Philippe Noiret !
Le film a pour sous-titre, le roman du double, mais il est aussi un double roman. Il y a l’affaire Ajar d’abord puis le portrait de Gary.
Oui, l’une ouvre sur l’autre. L’affaire Ajar est la fusée du portrait de Gary. Si vous voulez on peut voir dans Gary une trinité : le metteur en scène, le personnage, l’écrivain. C’est le metteur en scène que je voulais d’abord exalter.
L’inventeur d’Emile Ajar ?
Oui. Pas le réalisateur de films ! Des films d’ailleurs que je n’ai pas vus. Je parle du metteur en scène de sa vie, de la réalité. Du mystificateur. De ce point de vue, Gary n’a guère de rivaux.
Mais il n’est pas le seul auteur à avoir écrit sous pseudonyme…
Bien sûr ! Fernando Pessoa en aurait utilisé 70 ! Ecrire sous un autre nom que le sien, quoi de plus banal ? Mais, réfléchissez : qui, ayant écrit l’œuvre, a inventé également l’auteur ? A donné vie à un écrivain qui n’existait pas ? Un autre que soi ? Qui obtient le prix Goncourt ? Qui fait les plus grosses ventes de l’époque ? Sous les applaudissements des médias ? Pendant 7 années ? Il y a là une œuvre d’art prodigieuse. Peut-être sans pareille dans l’Histoire.
Et tragique !
Oui, puisque Gary se tue en laissant vivre Emile Ajar, sans rien dire, sans vouloir connaître le mot de la fin. Cela montre bien que la mystification n’était pas un jeu, qu’elle répond à un besoin vital, existentiel chez lui. Une question de vie ou de mort.
D’où le deuxième roman du film ?
Voilà, Ajar ouvre sur la vraie question : qu’est-ce qui fait courir Gary ? Pourquoi vouloir continuer la mystification envers et contre tout ?
Mais il a répondu lui-même ! Il se sentait prisonnier de l’étiquette qu’on lui avait collée, il voulait s’en délivrer.
De fausses bonnes raisons ! D’ailleurs, l’étiquette c’est lui-même qui l’avait forgée ! Gary rationalise une motivation beaucoup plus profonde, que le film traque peu à peu en remontant dans le temps. La clé d’Ajar est dans l’enfance à Vilnius.
Le metteur en scène ouvre sur le personnage et son histoire…
Et le personnage lui aussi est prodigieux ! Voici un homme qui a vécu 5 ou 6 vies splendides, qui bien sûr a élaboré une œuvre, mais qui en même temps a tout goûté voire dévoré au banquet de la vie. Gary était un goinfre, un ogre d’expériences ! Aviateur héroïque dans son bombardier en 1943, c’est un guerrier qui défie la mort, un aventurier qui ensuite sillonne 80 pays, étreint des centaines de femmes, qui déjeune avec de Gaulle ou Kennedy, qui est l’ami de John Ford et Gary Cooper, qui épouse une star. Mais cet homme-là, Consul de France, Compagnon de la Libération, causeur étourdissant, séducteur assez irrésistible, cet homme-là, de son propre aveu, n’existait pas !
Que voulez dire, « n’existait pas » ?
Il ne se sentait pas vivre ! Cette course folle de Gary cache la faiblesse, presque l’inexistence du moi : disposer de soi, s’appartenir, être soi-même et au grand jour. Voilà ce qui lui était interdit.
Vivre sa vie ?
Oui ! Gary sans cesse vivait la vie d’un autre, il inventait des personnages. Ceux qu’il a joués dans sa vie, ceux qu’il a composés dans ses livres. En fait je vois ce portrait comme celui d’un archétype, Romain Gary ou l’archétype de l’auteur de fiction. Quelles sont les arcanes de la création ? De la fiction ? Pourquoi sacrifier sa vie à inventer une autre réalité ? Voilà l’horizon de ce film.
Après le metteur en scène et le personnage, l’écrivain…
Un vrai grand écrivain, c’est naïf de le dire mais je n’avais lu que la Promesse de l’aube ! Quel bonheur de lire Education Européenne, le Grand Vestiaire ou Les Cerfs-volants ! Tout était complet. Je me trouvais devant un grand metteur en scène et un grand personnage et un grand écrivain ! Une équation très rare. D’ailleurs en termes d’humanité, de richesse humaine, l’équation de Gary est unique. Elle va du guerrier au tout petit garçon fidèle à sa mère et même au nourrisson qui survit en lui et qui l’oblige chaque soir au moment du crépuscule à s’allonger sur son lit tétanisé par une angoisse de mort. L’agonie du nourrisson.
D’où la présence des voix de femmes, des chants a cappella dans le film ?
Oui, les berceuses qui le maternent, qui l’appellent, et d’abord le murmure de sa mère qui ouvre et clôt la narration.
Il y aussi la voix d’Anouk Grinberg.
C’est la première fois qu’elle disait un commentaire de film. Elle a comblé toute mon attente. Elle sert merveilleusement le texte et dialogue avec l’autre voix capitale du film, celle de Paul Pavlowitch.
Un témoin de choc !
Autant qu’il a été difficile à convaincre ! Après 3 mois d’échanges, Paul a donné sa confiance, il s’est préparé à notre entretien qui a duré 2 jours. Il a vécu une histoire intense et profonde avec Gary. Il a beaucoup réfléchi depuis. Je pense que cet entretien lui a permis de faire à nouveau le point. De tenir une parole de vérité.
Une parole de vérité au sein d’un dispositif de fiction.
Ou d’évocation plutôt. Il s’agit du portrait d’un illusionniste, d’un magicien, de celui qui abolissait la frontière entre réalité et fiction. D’où le studio, le bureau-salle des machines, les silhouettes derrière le rideau lumineux, les costumes, le leitmotiv de Mosjoukine, la trentaine de dessins de Michaël Terraz…
Le jongleur…
Gary a toujours jonglé avec 6 balles. Avec Ajar il a attrapé la 7ème balle. ça l’a perdu.
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