Mercredi 20 juin, journée désespérément vide niveau informations, ou articles porno-livresques : à la rédaction, on fait tourner Le Canard pour s'occuper. Et, 17 heures, un appel totalement inattendu : comment, on ne savait pas, il y avait une réunion de travail sur la « Loi du 1er mars 2012 relative à l'exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle », organisée par l'Association Française pour la Protection Internationale du Droit d'Auteur (AFPIDA) ce midi ! Mea culpa, lecteur, mais tu admettras que
Le 21/06/2012 à 10:01 par Clément Solym
Publié le :
21/06/2012 à 10:01
l'annonce était plutôt difficile à dénicher... Heureusement, ce gentil juriste (pas masculin, hermaphrodite, protection des sources oblige) nous a fait un petit topo.
Pour (mieux) commencer, fendons-nous d'un rébarbatif rappel de la position de la loi relative à l'exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle : si le texte a été adopté par l'Assemblée Nationale (n°865, affublé du sobriquet « Petite loi »), il lui reste encore une étape avant son effectivité, probablement la plus délicate : la rédaction de son décret d'application. D'ici là, ses moyens et conditions seront précisés, et il sera possible, surtout pour François Hollande et Jean-Marc Ayrault, de saisir le Conseil constitutionnel afin de requérir son avis sur la question.
Un décret ni fait, ni à faire ?
Eh oui : malgré les euphémismes de Nicolas George, le « projet quasi patrimonial » est loin de recevoir l'unanimité. « Au début, il y a eu un certain scepticisme » admet le directeur Livre et Lectures du ministère de la Culture et de la Communication, nommé au poste par Christine Albanel en 2009, qui se souvient des premières paroles d'Alain Kouck, PDG d'Editis, quand il lui a présenté les premières ébauches de la loi : « Mais, Nicolas, vous êtes Monsieur Google. »
Des débats qui n'intéressaient pas trop ?
« Il a été obligé de revenir sur le contexte de l'accouchement : Google numérisait à tour de bras, et il n'y avait aucune concurrence sur le plan national. C'était la panique à bord. Et il y avait le « grand emprunt » de Sarkozy derrière, avec 40 millions € pour 500.000 livres à numériser. Ajoutez à cela la méconnaissance totale des enjeux par les parlementaires, et vous faites passer une loi : comme l'a rappelé Macrez, même les mélenchonistes avaient voté le texte » nous rapporte le juriste présent dans l'assemblée. Et qui prend soin de préciser que la mobilisation des fonds est toujours en négociation. Des conditions qui expliqueraient l'adoption de la loi « par un hémicycle quasi déserté » en ce soir du 22 février 2012. (voir notre actualitté) Pas le « coup d'État » de la hausse de la TVA reniée par Mitterrand, mais quand même...
Dans le cadre du grand emprunt, la France a contracté une dette envers les marchés financiers, à la hauteur de 22 milliards €, à rembourser, en y ajoutant des intérêts. Autant dire que l'opération porte en elle l'impératif de la rentabilité à court terme, et fait donc de l'exploitation commerciale une nécessité, pour ne pas dire un impératif, que la Caisse des Dépôts et la Commission générale des Finances se chargent de faire respecter.
Début 2012, la loi fait alors figure d'opportunité immanquable, après deux ans d'âpres négociations entre le Conseil Permanent des Écrivains (ATLF, la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, la SCAM, la SGDL, le SNAC...) et le Syndicat national de l'édition (SNE). Malgré ce tableau idyllique, les voix dissonantes se font entendre : en premier lieu du côté des auteurs, qui écriront même une lettre à François Hollande pour l'alerter sur le sujet, signée « Le droit du serf ». (voir notre actualitté)
Bureau des réclamations et représentation des parties
L'aspect le plus décrié de la loi est d'abord cette période de 6 mois pendant laquelle un auteur pourra s'opposer à la numérisation d'une de ses oeuvres jugée « indisponible », c'est-à-dire qui n'est plus commercialisée. 6 mois, le temps pour l'auteur de choisir l'opt-out, c'est-à-dire un retrait de son titre de la base de données, une sortie qui n'est possible qu'a posteriori de la numérisation. « C'est à l'auteur de surveiller la base de données, personne ne le préviendra. Nicolas Georges promet de la "publicité" autour de l'opt-out auprès des auteurs, mais ça n'a même pas l'air encore bien défini » explique le représentant de la loi. Qui a dit « réponse graduée » ?
Cet affaiblissement du droit d'auteur, que certains nomment même « dépossession », a été considéré par les intéressés, les bibliothécaires et certains éditeurs comme un moyen de nourrir une Société de répartition des droits dont les composantes soulèvent des questions au mieux de « conflits d'intérêts », au pire de lobbyisme légalisé : à la tête de l'organisme de gestion collective, on place pour l'instant un collège SNE/CPE. Éditeurs du SNE fixeront donc, en théorie, leur propre rémunération, probablement sur la base d'un 50/50 avec l'auteur.
Comme ce dernier, l'éditeur « disposant du droit de reproduction sous une forme imprimée d'un livre indisponible » pourra notifier ce détail, encore dans un délai de six mois, à la Société de perception et de répartition. « Il fut un temps où la SGDL exigeait 100 % pour l'auteur, puisque l'éditeur n'avait pas honoré le contrat d'édition en n'assurant pas "l'exploitation permanente et suivie du titre". Et puis ils ont jeté l'éponge, comme avec Google. » (voir l'article L132-12 du CPI)
Visiblement, le Directeur Livres et Lecture s'est livré à une réponse point par point aux contradicteurs : « Dire que les bibliothécaires jugeaient les aspects de la loi les concernant plus par l'idéologie que la rationalité, il fallait oser. Je suis sûr qu'il n'y en avait aucun dans la salle », plaisante un des juristes présent, qui note aussi l'absence flagrante des auteurs : « Il n'y en avait qu'une poignée : il y en avait un au premier rang qui semblait totalement perdu, il prenait des notes à n'en plus finir, sans poser une seule question. »
Pacte de l'accord-cadre signé en lettres de feu...
Ce que reprochent le plus les bibliothécaires à la loi sur les oeuvres indisponibles, c'est ce délai de 10 ans qu'on leur impose entre la première autorisation d'exploitation d'une oeuvre « auparavant indisponible » numérisée et leur mise à disposition pour les établissements de prêt. Certes, la décennie supprimera tout droit de prêt à verser à la SACEM, mais les éditeurs auront eu le temps de profiter de l'exemplaire numérique disponible, aux frais des bibliothèques, et on sait que leurs budgets d'acquisition n'ont pas vraiment besoin de ça. « C'est pratiquement une contradiction, dans une loi qui prétend "rendre disponible les trésors perdus de notre culture", ou quelque chose comme ça : attendez que la bibliothèque Kindle ouvre en France, je ne donne pas cher de notre peau... » nous expliquait il y a peu une bibliothécaire sévèrement déçue.
Législations internationales et textes antérieurs
Les bibliothécaires ont d'ailleurs porté leurs revendications à un niveau international : quelques jours avant l'adoption de la loi par le Parlement, l'Interassociation Archives-Bibliothèques-Documentation envoyait un courrier à Marielle Gallo, membre de la commission parlementaire « Affaires Juridiques » du Parlement européen, pour l'alerter d'« un souci du respect du droit d'auteur manifestement excessif, en mettant l'accent de manière écrasante sur la protection des ayants droit perdus. Si les dispositions actuelles devaient être maintenues, il n'y aurait aucune avancée pour les établissements culturels », concluait-elle. (voir notre actualitté)
« On ne connaît pas vraiment l'avis de l'Autorité de la concurrence sur la question » explique le juriste au téléphone. « C'est un peu comme si la loi était un chevalier blanc contre Google et le monopole, alors on ne s'en préoccupe pas vraiment » poursuit-il. Chez les auteurs, on murmure même que l'adoption de la loi a été si rapide afin de prendre Bruxelles de court, qui prévoyait une numérisation titre à titre, alors que le modèle privilégié ici est « de masse », pour que le grand emprunt soit plus rapidement remboursé.
Le juriste jubile : « Nicolas Georges a laissé l'un des rédacteurs répondre aux objections et aux questions de l'assemblée, après son plaidoyer pro domo : quand quelqu'un a évoqué l'article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme, il nous a ressorti le truc de la "publicité" et des nombreuses possibilités de sortie du dispositif. C'est plutôt inquiétant. » D'après ses détracteurs, la loi sur la numérisation des oeuvres indisponibles contreviendrait aux fameux article 17, qui stipule que la propriété est « un droit inviolable et sacré ». En étant contraint à prouver sa titularité sur les droits, il est contraint à une formalité qui n'a pas lieu d'être.
D'autres points sont contestés par les adversaires de la loi : par exemple, dans le texte, l'utilisation du terme « livre » jugé trop vague par rapport à « oeuvre [de l'esprit, ici, NdR]. « Mais c'est un argument plus délicat à défendre, parce que le terme spécifie quand même que cette exception s'applique uniquement au support livre. » Mais il y a quand même des imprécisions dans la définition du terme, qui prend pour l'instant peu en compte les images, ou les oeuvres incluses, dont les ayants droit pourraient se manifester et ainsi, prétendre à une rémunération ou même s'opposer à l'exploitation commerciale, dans le cas d'une bande dessinée par exemple, où les créateurs ont le statut de coauteurs.
Le soutien du ministère, la voie royale ?
Il est 18h15. Au téléphone, la voix du juriste est devenue pâteuse comme au lendemain d'une bonne vieille gueule de bois : « Le ministère n'a pas vraiment l'air de s'intéresser à la question, d'après Georges il porte toujours le projet. » Il est vrai que la ministre, désormais débarrassée de l'épreuve législative, pourrait très bien communiquer sur la question, puisqu'elle a le temps de saluer les récompenses littéraires. (voir notre actualitté, et attendre la saison des prix avec impatience...)
La rhétorique de la « concertation » et des « acteurs autour de la table » fait recette, mais semble en fin de compte tourner à vide, comme la grande question du contrat d'édition numérique, pour lequel Emmanuel de Rengervé, du Syndicat National des Auteurs et Compositeurs, recommande l'intervention du ministère. (voir notre actualitté)
Des ministères, serait-on tentés de déformer. Culture, certes, patrimoine, aussi, mais surtout numérique : Fleur Pellerin, parle plus fort, on t'entend pas.
Par Clément Solym
Contact : clements@actualitte.com
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