C'est comme pour donner de l'eau au moulin de notre grand dossier Actualeaks sur la numérisation à la BnF que Denis Bruckmann, conservateur général à la BnF et directeur du département des Collections vient de s'appuyer sur le Bulletin des Bibliothèques de France, la revue la plus institutionnelle, pour raconter un peu plus ce qu'il en est de BnF Partenariats. Si l'établissement n'a jamais souhaité retourner nos demandes d'entretien ni répondre à nos questions, c'est que l'on préférait profiter du BBF pour communiquer. Mais là encore, la communication a quelque chose d'assez obscur.
Le 12/07/2012 à 09:31 par Clément Solym
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12/07/2012 à 09:31
Dans un long article reprenant une chronologie assez proche de la nôtre, mais faussée par quelques bienheureuses inexactitudes, ce dernier pointe notamment que « Bruno Racine, nommé président de la Bibliothèque en avril 2007, a eu à cœur d'inscrire son action dans la continuité de son prédécesseur ». Nous avons déjà amplement démontré toutes les oppositions existantes entre l'actuel président de la BnF et son prédécesseur. Quand le premier aura prôné une solution passant par Google, qu'il tenta de négocier en catimini, le second, pour sa part, souhaitait, justement contre la société américaine, que l'Europe, ou à défaut, la France, parviennent à proposer une alternative. Laquelle aboutira à Europeana, finalement.
Mais il est évidemment difficile de dire du mal de son patron. D'ailleurs, c'est probablement ainsi qu'il faut comprendre : « Même si elle peut impressionner par comparaison avec d'autres bibliothèques ou musées, l'ampleur de la numérisation à la BnF est pourtant très en deçà de ce qu'on peut estimer être ses besoins. » Après tout, Bruno Racine a probablement raison dans ce qu'il a entrepris. Non ?
« J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étouffer. »
Britannicus, de Jean Racine
Numérisons donc ! (c'est pas dans Britannicus)
Revenant donc sur le Grand Emprunt et son axe « numérisation et la valorisation du patrimoine culturel, éducatif et scientifique », Denis Bruckman s'attarde assez longuement sur le projet d'appel à partenariats
Le 6 juillet 2011, Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, René Ricol, commissaire à l'investissement, et Bruno Racine, président de la BnF, présentent de concert cet appel à partenariat à la presse et annoncent la création de « BnF-Partenariats », filiale de la BnF détenue à 100 % par l'État 7. Bruno Racine évoque une « étape historique ». René Ricol insiste sur l'aspect totalement ouvert de l'appel, y compris aux entreprises étrangères. Frédéric Mitterrand salue la hauteur de l'ambition : l'ensemble des programmes représenterait 150 millions d'euros de numérisation et permettrait de tripler le volume de Gallica. Le texte de l'appel et sa traduction en anglais sont publiés le jour même sur le site web de la BnF.
On notera que si la BnF a été conseillée par un cabinet, pour réaliser l'analyse complète des dossiers recueillis, ce dernier est expressément passé sous silence. Or, c'est justement pour « réaliser cette phase d'ingénierie économique et financière des projets » que le cabinet de conseil a été sollicité. D'autres silences attendent le passant, de toute manière. Mais enfin, on en apprend un peu plus sur BnF Partenariats.
« Au joug depuis longtemps, ils se sont façonnés
ils adorent la main qui les tient enchaînés. »
Britannicus
Première étape :
Dans le même temps, la BnF se fait assister pour le montage juridique de sa filiale, BnF-Partenariats, et pour définir les modalités de fonctionnement entre l'établissement et sa filiale. La société sera une société par actions simplifiée (SAS) détenue à 100 % par son associé unique. Le président de la BnF est également président de la filiale. Un directeur délégué assistera le président pour diriger la société.
On comprendra d'autant mieux l'intérêt que l'actuel président de l'établissement entretient à l'idée de conserver son poste. Mais d'autre part, la question du montage juridique est réglée - une fois encore, le nom de l'assistant est passé sous silence. Toutefois, ces premiers éléments étaient déjà connus de la presse. Le reste, c'est un peu de littérature administrative :
La gouvernance de la filiale sera également dotée d'un comité stratégique composé, outre le président, du secrétaire général du ministère de la Culture et de la Communication, du directeur général des médias et des industries culturelles, de la personne en charge du suivi de la BnF à la direction du budget, de la directrice générale et des trois directeurs généraux adjoints de la BnF et enfin de deux personnalités qualifiées, l'une membre de son conseil d'administration, et l'autre de son conseil scientifique, pour mieux assurer le lien avec les instances de gouvernance de la Bibliothèque. Le comité se réunira au moins deux fois par an. Tout projet significatif par sa durée ou son niveau d'investissement doit être soumis au comité stratégique. De plus, la filiale rend périodiquement compte de ses travaux à la Caisse des dépôts et consignations, à travers des commissions d'experts. En l'état du projet, la filiale devrait être une structure légère de quatre à six personnes, présentant des compétences techniques, commerciales, éditoriales.
On voit le niveau d'opacité qui sera atteint, tout en se rendant compte que l'on ne saura rien de ce qui se trame... Mais passons sur la roupie de sansonnet, pour s'attarder au point d'étape, datant d'avril dernier, moment où M. Bruckmann rédige son inventaire.
Un premier volet de la dotation d'un montant de 3 millions d'euros est destiné aux coûts de création de la filiale, aux études d'amorçage, aux coûts de fonctionnement les premières années, à l'assistance administrative, juridique, comptable et financière, aux frais généraux, à la constitution du capital de la filiale ainsi qu'aux coûts liés à la préparation des projets de partenariats. Un second volet de la dotation d'un montant de 7 millions d'euros concerne les coûts liés à la réalisation des projets de partenariats (numérisation et valorisation supportée par la filiale), les coûts internes supportés par la BnF, dont le personnel recruté pour mettre en œuvre ces projets, ou les coûts d'hébergement. C'est un point sur lequel il faut insister : les coûts internes BnF de personnels ou d'hébergement sont refacturés à la filiale et ils sont pris impérativement en compte dans le calcul de la viabilité économique des projets.
Trois millions sur les dix de assurés.
« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. »
Britannicus
D'autre part, les trois grands axes qui étaient, alors, « sur le point d'aboutir » :
Entre temps, nous l'avons vu au cours de notre dossier, ces points ont fait plus qu'aboutir. Passons vite sur l'emploi de l'expression « livres électroniques », et voyons donc l'exercice de justification, qui va permettre de facturer des oeuvres du domaine public, pour assurer la rentabilisation de BnF Partenariats, mais également sa rentabilité.
Le niveau élevé des investissements nécessaires à la numérisation des collections, à la sélection, aux métadonnées, à la mise à disposition des documents et enfin aux coûts d'hébergement des fichiers numérisés nécessite, pour atteindre un retour sur investissement, soit un co-investissement élevé du partenaire, soit un réinvestissement systématique des revenus dégagés les premières années dans le coût du projet. Il faut par conséquent envisager les projets sur le moyen terme (cinq à dix ans), et dans les projets commencer souvent par les corpus sur lesquels les retours financiers seront les plus immédiats pour dégager des recettes. Hors investissement, le retour réel de revenus ne se fait pas avant plusieurs années.
Selon nos informations, et ce que tout internaute censé a pu apprendre de sa pratique de la Toile, tout cela n'est qu'une vaste blague. Ou autant croire que la numérisation des oeuvres indisponibles du XXe siècle pourrait également répondre à de tels projets de rentabilisation. Payer pour acheter des oeuvres du domaine public, cela n'intéressera probablement jamais les internautes, il restera donc à faire reposer sur les bibliothèques des frais d'accès à un catalogue - autrement dit, revenir à de l'argent public, pour rembourser le Grand Emprunt et ainsi de suite.
« Et ton nom paraîtra , dans la race future,
Aux plus cruels tyrans une cruelle Injure »
Britannicus
Le dernier point sera le plus croquignolet :
Globalement, les modèles économiques sont des compromis entre exigence de rentabilité et mission de service public. La protection des investissements et les perspectives de recettes se font essentiellement par l'adoption d'une exclusivité au profit du partenaire, le temps que celui-ci amortisse ses coûts. La BnF a fait en sorte dans ses négociations d'en limiter la durée et la portée. Ainsi, par principe pour tous les projets, un accès intégral dans les salles de lecture a été préservé. Alors qu'on assimile souvent numérique et accès distant, il sera très intéressant d'observer le développement d'une offre numérique exclusive sur place. On peut espérer qu'elle soit un facteur d'attraction pour les salles de lecture
Et de souligner : « La BnF a évidemment tenu compte des expériences d'autres bibliothèques en la matière et de diverses recommandations politiques, notamment celles du comité des Sages mis en place en 2010 par la Commission européenne sur proposition de la France. » Outre qu'il semble délirant de vouloir créer un intranet en espérant qu'il incitera les chercheurs à se rendre au Rez-de-jardin, pour consulter les documents, la constitution d'une offre exclusive est au contraire à l'opposé de ce que le Comité des Sages pouvait préconiser, quelle que soit l'interprétation, même la plus farfelue. (voir le rapport)
BigPilou via Flckr
« J'allais, accablé de cet assassinat,
Pleurer Britannicus, César et tout l'État »
Britannicus
« C'est hallucinant de lire un truc pareil. Ils voient donc bien comme un avantage que de limiter l'accès à des postes physiques de l'établissement ! D'abord, c'est complètement rétrograde, mais surtout, c'est idiot... Croire que l'on fera d'une limitation physique un facteur d'attraction, c'est marcher sur la tête », commente une future victime, travaillant dans l'établissement.
En revanche, la recommandation du Comité des Sages visant à ce que « les partenariats entre le secteur public et le secteur privé aux fins de la numérisation doivent être encouragés; Ils doivent être transparents, non exclusifs et équitables pour tous les partenaires et doivent permettre un accès transnational au matériel numérisé pour tous. L'accès privilégié au matériel numérisé accordé au partenaire privé ne devrait pas être octroyé pour une période de plus de sept ans », sera donc amplement oubliée. Voire mieux : passées aux oubliettes du net. Et nous en dévoilerons bien d'autres dans les jours à venir.
Enfin, personne n'est dupe : la création de la filiale BnF Partenariats permettra au Paquebot de se doter d'une branche commerciale, alors qu'elle est un EPA, établissement public à caractère administratif. Un projet qui motive tout particulièrement les décisions de M. Arnaud Beaufort, directeur général adjoint de l'établissement. C'est connu, pour beaucoup de directeurs, tout ce qui a trait à une logique ‘manageriale' et qui plus est croise la route de l'argent, a toujours une dimension terriblement excitante.
Mais le pire reste à venir, car l'opacité qui entoure l'ensemble de ce dispositif est tout bonnement contraire aux recommandations des Sages, dont on a bien vu ce qu'il était proposé d'en faire. Cette communication intervient en effet alors que tout est bouclé en interne depuis des semaines, et que rien n'est publié depuis l'appel à partenariats - et moins encore depuis que les partenaires sont choisis, élément confirmé par nos sources depuis bientôt plusieurs semaines. Et l'opacité qui sera permise par la constitution de BnF Partenariats, société privée, ne va rien arranger.
La question fondamentale est donc de savoir si les accords seront publiés. Dans le cas contraire, il faudra bien que l'on parvienne à mettre la main dessus... Imposture, diront certains, foutage de gueule et langue de bois, commentent déjà d'autres. Ce qui frappe, dans tous les cas, c'est que Bruckmann ressort exactement le même discours qu'à ses débuts, qui lui avait valu d'être appelé « le fonctionnaire qui gémit » par Jeanneney...
De dépositaire à prestataire, le chant des sirènes (6)
Par Clément Solym
Contact : clements@actualitte.com
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