Un an après Print is not dead, un premier essai consacré aux hybrides papier/numériques, le Labo de l'édition propose de s'attaquer à la bande dessinée et sa mise en page numérique dans un hackathon, le temps d'un week-end. 22 participants, répartis en 6 équipes (développeur(s), auteur(e), dessinateur(e), scénariste, storyboard) vont relever le défi, en 33 heures.
Le 10/06/2014 à 11:19 par Antoine Oury
Publié le :
10/06/2014 à 11:19
Le hackathon est une pratique courante dans le développement de l'informatique et d'Internet, réunissant une forte densité d'enfants de la carte-mère, et une blague potache à l'arrivée. Il s'agit en somme de détourner un système, un produit, une application, un outil, par le procédé du hack, et lui donner une nouvelle fonction, inattendue et inventive.
Curieusement, le livre numérique n'en génère pas beaucoup, alors que les progrès à faire en la matière sont astronomiques, et les possibilités créatives, infinies. Peut-être parce qu'il faut y réunir une variété de profils créatifs, de l'auteur au développeur, peu habitués à travailler ensemble. Un hackathon sur la BD numérique a ceci de particulier qu'il fait travailler simultanément scénariste et codeur, storyboarder et dessinateur...
La pizza, matière première à tout Hackathon (ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
Au-delà de l'aspect ludique du hackathon
Coorganisé avec Actialuna et Sequencity, le hackathon du Labo de l'édition s'est adjoint la présence de l'IDPF, l'International Digital Publishing Forum, en la présence de Daniel Weck, contributeur de l'organisation consacrée au livre numérique. Au sein de l'IDPF, c'est la première fois qu'une manifestation de ce genre a lieu pour la bande dessinée numérique.
Cette structure rassemblant des éditeurs, des créateurs de fichiers et des fabricants d'appareils de lecture a proposé un format standard pour le livre numérique, lui garantissant une meilleure diffusion, l'EPUB. Si la version 3 du format laisse pas mal de possibilités aux créateurs, son utilisation dans le domaine de la bande dessinée est encore complexe.
« Les reading systems [programmes qui affichent le livre numérique, NdR] actuels superposent une couche de contrôle sur ce qui est l'équivalent d'une page Web pour créer l'EPUB, ce qui introduit quelques contraintes, et notamment le passage d'une page à une autre, de gauche à droite ou de droite à gauche » explique Daniel Weck, contributeur du projet Readium (qui vise à créer un reading system open source) et du consortium DAISY (pour l'accessibilité des ebooks).
La constitution des équipes, au post-its (ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
Amusant de remarquer combien le numérique est encore guidé par l'idée du livre sous son format codex. Il faut éviter que l'EPUB ne paie son retard sur d'autres formats de livres numériques plus avancés, notamment ceux qui appartiennent à des sociétés privées : le hack a ainsi pour but de lui mettre un bon coup de pied au code.
L'enjeu est important, comme l'a rappelé Samuel Petit, cofondateur d'Actialuna : les BD numériques fonctionnent bien, très bien même, dans un navigateur WEb comme Chrome ou Firefox, mais la lecture hors ligne et en fichier, conditions nécessaires pour la création d'un modèle économique, est encore délicate. Pour guider les hackeurs dans leur démarche, les organisateurs ont mis l'accent, justement, sur la transition d'une page à une autre, un passage qui ne doit plus se limiter au simple « tournement de page ».
Abandonner l'aspect diaporama
Le fait d'avoir réuni quantité de talents différents permettra rapidement aux participants de s'affranchir de leurs idées préconcues sur la bande dessinée. Les auteurs sont venus avec leur scénario, mais celui-ci sera rapidement repris en main par les développeurs, ou les storyboardeurs, avec la volonté d'en faire un objet homogène combinant fond et forme - ou format.
Le projet La Suite s'est ainsi construit autour d'une ligne de métro transportant chaque nuit les fantômes des Parisiens, fantômes qui effectuent pour l'éternité le trajet maison-boulot de leur vivant. La ligne de métro a permis à l'équipe de développer un sens de lecture en scrolling horizontal, particulièrement adapté à la forme de la rame de métro.
Le projet La suite (ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
Les six projets des différentes équipes se sont tous emparés de ce concept de page à tourner qu'il faut dépasser, selon des modes différents, du scrolling horizontal et vertical à la parallaxe, un outil qui permet d'insuffler du relief à l'ebook en organisant différents niveaux dans l'image. L'équipe "Et si..." a ajouté à un scrolling vertical un récit à pistes multiples, combinant différents effets propres au numérique.
La conclusion percutante du projet Et si... (ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
Le format EPUB est encore jeune, et la plupart des outils courants sur le Web sont encore délicats à faire entrer dans la structure de l'ebook : « Pour intégrer les images, le texte, les équipes utilisent des technos Web, avec du CSS pour mettre en forme et du Javascript pour les animations », explique David Dauvergne, développeur mentor venu pour aider les équipes avec le trifouillage du code. « L'intégrer dans l'EPUB, c'est une autre histoire, puisque la pensée « page papier » du format limite les possibilités, à moins de plonger dans le code de l'EPUB pour le modifier. »
Et autant dire que cela demande plus de 33 heures : de fait, la plupart des projets présentés le sont dans un navigateur, pointant les problèmes de compatibilité du format.
Technologie et bande dessinée, l'outil et la manière de l'utiliser
C'est un constat schizophrène qui se dessine au fil du week-end : la réflexion, aussi bien créative que technologique, autour de la bande dessinée, n'en est qu'à la préhistoire, mais laisse donc pas mal de place à l'innovation. Avec toujours en tête la volonté de ne pas transformer la bande dessinée en oeuvre multimédia, ou en film d'animation qui laisserait le lecteur simple spectateur.
Projet de l'équipe "Time to BD" (ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
L'équipe "Time to BD" s'est ainsi engagée dans un projet de bande dessinée dotée d'un compte à rebours, sans imaginer les questions narratives et artistiques que soulève un tel paramètre. « Que devient la bande dessinée une fois le compte à rebours terminé, comment solliciter le lecteur, ce sont autant de questions que nous avons rencontré au cours de notre travail », explique Marc Frachet, auteur. Parfois sans réponse, mais le projet contient quelques fulgurances, comme des split screen (ci-dessus) ou des dessins façon polar, saisissants.
Une autre équipe a créé le concept de « comic trick », ou « trickomic », un récit graphique qui engage le lecteur en utilisant des éléments privés communiqués par un tiers. Une sorte de blague virale, lisible en scrolling vertical (à tester sur http://eliiie.com/prophecy/prepa.html), sur une idée d'Alexis, auteur et game designer qui a pu réinjecter son expérience dans la BD numérique, en prenant garde à ne pas faire du jeu vidéo.
Pour réaliser leurs projets, les participants avaient notamment à disposition des tablettes graphiques Cintiq (22 et 24 pouces, tactiles ou non) prêtées par Wacom, la bonne occasion pour tester des solutions matérielles particulièrement intéressantes pour les activités graphiques. « Le tactile permet de libérer des boutons de raccourcis et de réaliser certaines actions comme la sauvegarde ou le zoom », témoigne Pascal Sibertin, info-illustrateur rompu au numérique. L'ajout d'un stylet autorise une précision au pixel, tandis que la mine de celui-ci est sensible à la pression exercée, répercutée sur l'épaisseur du trait ou son délié.
Stylet et tablette Wacom en action (ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
« J'utilise ce type d'outils depuis 1996, et les équipes de Wacom sont en recherche permanente de dessinateurs, pour comprendre leurs besoins et ce que le matériel peut apporter » souligne Sibertin. Ou comment le matériel pourra lui aussi changer le dessin, avec un trait ou des compositions spécifiquement numériques, possibles uniquement sur ce genre de tablettes, à la pointe de la technologie et du stylet.
Pour les participants, ces nouveaux outils relevaient parfois de la découverte. Barbara Govin, illustratrice-animatrice, explique ainsi ne travailler qu'avec encre de Chine et « outils dits traditionnels, avant de scanner les dessins pour les découper sur Photoshop, pour que notre développeur Dario les intègre dans l'EPUB ». Dans son projet de bande dessinée informative, sur le tabac et la vapotage, l'équipe a finalement intégré des vidéos en guise de transition, non sans rencontrer quelques problèmes au niveau du code.
« Tout le travail, de la réflexion à la conception, s'effectue ensemble », témoigne l'équipe de La suite
(ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
Des difficultés que le développeur Taiki, laconique, résume : « L'EPUB n'est clairement pas encore capable de faire tout ce qu'il pourrait. Encore une ou deux versions, et les résultats pourront être vraiment intéressants », note-t-il après avoir découvert le format ce week-end.
La R&D de la BD
Les différents problèmes rencontrés par les participants, dans l'élaboration de leurs projets, vont être communiqués à l'IDPF, avec un rapport rédigé par Samuel Petit et Daniel Weck : « Une réflexion va s'engager au sein de l'organisation, parce que le besoin de s'affranchir de la page statique n'est pas propre au monde de la bande dessinée », assure Daniel Weck. Littérature ou livre scolaire pourraient eux aussi profiter de fonctionnalités plus avancées au sein d'un fichier EPUB.
Les éditeurs de manuels scolaires planchent aussi sur ce type d'améliorations, à travers Edupub, initiative de l'IDPF spécialement orientée vers les livres à visée éducative et pédagogique. « La réflexion progresse plus rapidement dans ce domaine, parce que les enjeux sont plus importants, et les critères qualitatifs, notamment vis-à-vis de l'accessibilité, plus suivis », remarque Daniel Weck.
Cassandre Poirier-Si (Actialuna, freelance) et Daniel Weck (Readium)
(ActuaLitté, CC BY-SA 2.0)
Virginie Rouxel, déléguée générale du Labo de l'édition, envisage bien entendu de multiples sujets de hackathon : « Imaginez des hacks de guides de voyage, de livres de cuisine ou de dictionnaires... Voire même de littérature. Mais nous aimerions beaucoup, au Labo, voir aussi des éditeurs autour des tables du hackathon, pour que l'industrie entière se mêle d'innovation numérique », souligne-t-elle.
Saborder son propre navire pour le maintenir à flot, meilleur moyen de survie dans des eaux inconnues...
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
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