Ce mercredi 9 mars sortait en salles Louis-Ferdinand Céline (Deux clowns pour une catastrophe), réalisé par Emmanuel Bourdieu, adapté du journal de Milton Hindus. Ce jeune américain (incarné par Philip Desmeules), fervent défenseur de Céline (joué par Denis Lavant) est venu le rencontrer dans sa prison ouverte, au Danemark. Résolu à apprendre les mécanismes internes de ce génie littéraire et à s’en inspirer, prêt à quitter l’outre-Atlantique et sa femme enceinte restée là-bas, Milton Hindus se trompe sur ce qui l’attend.
Une part de son identité sera mise à rude épreuve. La relation entre les deux hommes, entretenue pour des raisons différentes par le trio Céline-Lucette-Hindus, se fracturera progressivement. Le film est toujours en salles et le livre dont est adapté le film a été traduit par André Belamich sous le titre Rencontre à Copenhague (titre original : The Cropped Giant), aux éditions de l’Herne. Entretien avec le réalisateur.
(Emmanuel Bourdieu, Denis Lavant, Géraldine Pailhas / Copyright Emmanuel Crooy)
Emmanuel Bourdieu : J’ai tenté d’être dans un équilibre. L’un des principaux défauts de certains biopics, c’est qu’ils imposent une figure écrasante et les autres personnages servent la soupe. Personnellement, c’est le trio qui m’intéresse. Ça me plait qu’ils soient à égalité. La blessure au bras, la somatisation que subit Hindus, c’est en réaction à Céline et à l’écriture. Cette scène existe dans le livre. C’est une sorte de métaphore. Il est tétanisé.
C’est son histoire qui m’intéresse presque le plus. C’est l’histoire incroyable de ce type qui quitte tout par admiration et réussit à s’affranchir sur la réalité d’un homme. C’est une histoire pathétique. Hindus donne d’abord l’image du bon américain un peu naïf qui ne connait pas la vie, qui ne connait pas la méchanceté des hommes. Il y a un enrichissement tout au long du film. La rencontre avec cet homme si violent, si tragique, a pu le faire accéder à autre chose, une vision du monde plus complexe, moins rose. C’est une forme de « dépucelage intellectuel » comme le dit Céline. C’est l’idée qu’il existe une part d’horreur dans l’humanité et l’idée que l’initiation passe par la violence.
Emmanuel Bourdieu :Oui, je connaissais son travail avec Carax et d’autres. Il avait déjà joué Céline dans une pièce d’Émile Brami [Faire danser les alligators sur la flûte de Pan, NdR]. C’était une série de lettres. Le parti pris de la pièce était de raconter la vie de Céline par les correspondances, dont des lettres de Milton Hindus. Le personnage de Céline est naturellement très sulfureux, imprévisible. Sa capacité de subversion est étonnante. Ce parti pris de la pièce était intéressant mais nous en avons choisi un autre. Nous voulions nous concentrer sur une partie de la vie de Céline. Le personnage est extrême : il pouvait d’un seul coup passer d’un état à un autre et être pris par une terreur surprenante. On a travaillé sur l’habileté du caractère, ce virtuose à la fois très violent et très émouvant.
La nervosité maîtrisée et relâchée de Denis Lavant est assez impressionnante. S'est-il préparé physiquement au rôle ?
Emmanuel Bourdieu :Le fait que Denis Lavant connaisse bien Céline et qu’il sache utiliser son corps de danseur, qu’il communique par son corps et qu’il apporte ce qu’il connaît du monde du cirque, tout cela a été extrêmement bénéfique du point de vue de la mise en scène. C’est très important pour un personnage intellectuel, un homme d’esprit. L’intellectuel ne doit pas être réduit à l’esprit. La création est aussi intellectuelle que physique. Écrire, ça vide physiquement. La blessure au bras de Céline qui, par ailleurs, détestait les drogues, l’alcool ou les paradis artificiels, montre l’importance du corps sur l’esprit. Il a cette espèce d’état de « voyance » comme chez Rimbaud, un état quasi second.
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Emmanuel Bourdieu : Il fallait départager le personnage du réel. Si Lucette n’avait été là que pour être la tendre épouse ou l’amie complice de deux génies, son intérêt aurait été moindre. On a résisté à l’image qu’a donnée Céline de « Lili » comme il l’appelle, cette femme innocente, cette femme de cœur, un peu nunuche. Celle qui n’était là que pour être auprès de son mari, la femme admirable, ce n’est pas la Lucette que l’on voulait montrer, c’est une figure sans intérêt.
Mais, dans le film, c’est le personnage le plus lucide du trio et il est très bien joué par Géraldine Pailhas. Pour Lucette, Hindus est la planche de salut, l’avocat idéal de son mari et, en même temps, elle sait instinctivement que c’est perdu d’avance, qu’il ne tiendra pas deux semaines. Elle se bat pendant tout le film pour essayer de conjurer le démon présent en Céline. Elle veut lui donner un peu de vernis littéraire. C’est un combat presque vain contre la fatalité.
Emmanuel Bourdieu : Dans la scène de la danse, il y a une maladresse révélatrice. Au départ, Céline veut s’amuser. Il dérape et Lucette ne le voit pas. Il y a une défaillance dans cette scène : elle ne se rend pas compte de la violence de la chose vis-à-vis de Hindus. À la fin du film, une réplique lui échappe quand elle s’adresse à lui : « Après tout ce qu’il a fait pour vous ! ». Elle se sent trahie. Mais l’autre volet de cette relation entre Hindus et Lucette, c’est aussi l’intimité entre les deux personnages, qui sont deux souffre-douleur. Une amitié nait entre eux. Ils vont tous deux se rendre compte qu’ils ont une faille qui les rapproche. Hindus est partagé. Lucette le fascine, au même titre que Céline.
(Denis Lavant / Copyright Pierre Collier)
Emmanuel Bourdieu :C’est très difficile d’admettre d’un génie qu’il écrive des pamphlets xénophobes. Céline n’a peut-être pas collaboré mais c’est peut-être parce qu’il était trop extrémiste. J’ai essayé d’être clair là-dessus dans le film et d’insister sur l’ignominie d’une telle pensée. En même temps, dans ce cas-là, on peut se questionner sur la légitimité des récompenses académiques en soi.
Céline se languit de la bonne vieille France, de sa campagne foutoir et de sa culture foisonnante dans le film. Le paysage danois le dégoûte par son côté droit et propre. Là encore, s’inscrit-il dans une vision figée ?
Emmanuel Bourdieu:Céline et son entourage partageaient une vision pleine de pessimisme. Une vision encore vivante. À cette période de sa vie, la France lui manquait, le vieux Paris lui manquait. Il avait une vision sombre et réactionnaire de ce monde-là, une vision xénophobe. Il voulait qu’on préserve la pureté de la France, la France de la Bretagne. C’est ce qu’on retrouve dans ses correspondances.
À l’époque, ce n’était pas très original. C’était une époque nourrie de l’héritage de l’antidreyfusisme, de la crise de 1929, tout cela alimenté par l’arrivée du Front Populaire et de Léon Blum au pouvoir. Ce côté réactionnaire est désolant, surtout lorsqu’on regarde la modernité des écrits de Céline. À ce moment-là, il y a surtout une littérature de la terre, avec tout un groupe d’auteurs, comme Paul Morand, lui-même inquiété pendant la Libération. Céline n’était pas ce genre d’écrivain. Mais il en partageait les visions politiques et réactionnaires.
Cela dit, il y avait une grande majorité d’écrivains progressistes et résistants, comme Raymond Queneau par exemple. La différence, c’est qu’ils étaient moins spectaculaires et travaillaient moins sur leur propre représentation.
À ce propos, on peut voir Céline se faire interviewer et avoir un étrange rapport à la publicité qu’il critique et qu’il utilise pourtant…
Emmanuel Bourdieu : Céline savait maîtriser son image. Il savait très bien se vendre. Les interviews étaient des jeux. Quelqu’un comme Jérôme Meizoz a très bien développé l’idée que la posture adoptée par Céline lui avait permis d’entrer dans la littérature française, lui qui n’était auparavant qu’un simple médecin. Il a produit une nouvelle position littéraire. Il a commencé à la Jules Vallès, s’est ensuite positionné comme ancien combattant puis, à la fin de sa vie, comme artisan de l’écrit sans idées.
Emmanuel Bourdieu : Hindus ne deviendra jamais l’écrivain qu’il aurait espéré être. Sa correspondance est une sorte de patchwork. Mais il deviendra un très bon critique. Le film raconte l’histoire d’un renoncement à la création littéraire. Les scènes avec le Polaroïd n’étaient pas dans la correspondance. On les a ajoutés dans le film, en utilisant un appareil d’époque, pour appuyer ce côté mystérieux du personnage. Tout ça est très mystérieux. C’est un personnage qui a accepté d’assumer quelque chose, qui en a tiré les conclusions, les conséquences. C’est la chute de beaucoup d’illusions.
Par Joséphine Leroy
Contact : josephine.lry@gmail.com
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