La numérisation de livres indisponibles, telle que la loi française l’a envisagée, ne répondrait pas à une directive européenne sur le droit d’auteur. Les conclusions de l’avocat général remises à la Cour de Justice de l’UE vont dans le sens des plaignants : sans l’accord préalable des auteurs, le registre ReLIRE représente une violation de la propriété intellectuelle. Sara Doke, qui fut à l’origine avec Ayerdhal, son conjoint, du recours porté devant le Conseil d’État revient avec nous sur cette première étape dans le processus européen.
Le 11/07/2016 à 12:30 par Nicolas Gary
Publié le :
11/07/2016 à 12:30
« Ce que j’en retiens, c’est qu’étonnamment, l’avocat général, relisant la Convention de Berne, est en accord avec nos propres convictions : l’auteur et l’auteur seul décide de ce qui va être fait de son œuvre. » Et d’ajouter : « Il n’est pas possible de sortir d’un chapeau une exception qui spolierait l’auteur de ses droits sur sa création. Que l’avocat général insiste sur ce point devrait être salué par l’ensemble des sociétés d’auteurs. »
Sara Doke et Ayerdhal, aujourd’hui décédé, sont engagés dans un collectif, Le Droit du serf, « qui a travaillé sur la question numérique depuis son apparition. Que ce soit au Sénat ou au Ministère de la Culture, nous avons fait connaître notre sentiment et notre position. Et cela avant même que la loi ne soit présentée devant les chambres ». Lorsque la loi sur l’exploitation numérique des livres apparait, tous deux engagèrent les procédures idoines devant le Conseil constitutionnel, puis le Conseil d’État. Une trentaine d’auteurs se sont joints par la suite à leur requête, ainsi que le SELF, Syndicat des Écrivains de Langue Française, en tant que personne morale, et l’ADA, association Autour des Auteurs, basée dans le Languedoc Roussillon.
Pour tous, les conclusions de l’AG sont accueillies comme une heureuse nouvelle. « En évoquant les droits exclusifs, très rarement abordés dans nos échanges avec La Sofia ou le ministère, l’avocat rappelle l’essentiel du droit d’auteur. Devant une commission sénatoriale, nous l’avions redit : le droit de l’auteur et celui inaliénable sur l’exploitation de son œuvre, est le droit moral. Il est d’ailleurs incessible ». Et en vertu de la directive 2001/29 que citait l’AG, « les auteurs jouissent des droits exclusifs d’autoriser ou d’interdire la reproduction de leurs œuvres ou leur communication au public ».
Tout ReLIRE, si beau projet patrimonial, pourrait s’effondrer pour avoir négligé qu’à l’origine d’une œuvre, on retrouve un auteur. « Le principe de l’opt-in, par lequel les auteurs verseraient eux-mêmes, leurs œuvres dans le registre est quelque chose de très intéressant », note Sara Doke. « Sauf qu’en vertu de la loi, nous parlons d’œuvres où l’éditeur est en défaut de publication. Indisponibles signifie que l’éditeur n’exploite plus le livre. Or, par contrat, il s’engage, et ce jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur, comme un devoir, à conserver la disponibilité de l’œuvre. Avec ReLIRE, il aurait donc manqué à son engagement et percevrait malgré tout 50 % de revenu sur les œuvres numérisées ? Et sans l’accord de l’auteur ? »
Sauf qu’en cas d’indisponibilité, l’auteur peut reprendre ses droits sur l’œuvre, en vertu des clauses contractuelles signées. « Il n’existe rien au monde qui autorise un éditeur à recevoir 50 % sur des œuvres qu’il a rendues lui-même indisponibles. Ou alors, on parle d’un nouveau contrat, avec pourquoi pas un nouvel à-valoir. » Mais même si les auteurs prenaient l’initiative de verser leurs œuvres de leur plein gré, l’opt-in pose d’autres questions : celle des ayants droit.
« À ce jour, un notaire m’a transmis un certificat d’hérédité, qui confirme que je suis détentrice des droits d’auteur d’Ayerdhal. L’idée de s’appuyer sur le Répertoire Balzac de la Société des Gens de Lettres permettrait de fluidifier les échanges, dans le respect du droit de chacun, pour découvrir les ayants droit. »
Le Répertoire a en effet vocation à simplifier les recherches d’ayants droit pour les œuvres : les auteurs doivent s’y inscrire pour simplifier la recherche, par la suite, et limiter le nombre d’œuvres orphelines – encore sous droit, mais dont les détenteurs ne sont pas identifiés.
Et pourquoi pas généraliser la communication, par les notaires, des enregistrements liés aux œuvres de l’écrit ? Comme la transmission de droits d’un auteur à des ayants droit se déroule dans leurs cabinets, il serait logique de remonter directement à cette source.
Parce que reste, dans l’approche de ReLIRE vis-à-vis des ayants droit, « quelque chose de profondément stupide, qui tient à une prétention de technocrates. On oublie totalement ces personnes âgées, ceux qui n’ont pas d’ordinateurs, et ne peuvent pas prendre connaissance de cette loi, ou n’ont simplement pas la possibilité ni d’être informée ni de se faire connaître », souligne Sara Doke. « ReLIRE considère que tout auteur/ayant droit, a accès à l’information et aux instruments nécessaires pour faire valoir ses droits. C’est plus qu’une méconnaissance gênante de la réalité informatique française : c’est du mépris. »
Maintenant, les conclusions de l’avocat général ne sont que ses conclusions : il existe toujours la possibilité que la CJUE ne suive pas ses décisions. Mais dans le cas contraire, « selon la réaction du gouvernement français, nous aviserons. Ils peuvent conserver la loi, sans se préoccuper du jugement de la Cour – belle forme de respect de la démocratie. Ou alors la changer, et selon les modifications, nous adapterons notre réaction. »
Mais ce que Sara Doke attendrait, sans trop d’illusion, c’est un coup de chapeau de l’ensemble des organisations membres du Conseil Permanent des Écrivains. « Nous avons, avec les conclusions de l’AG, assisté à la reconnaissance pleine et entière d’une atteinte au droit d’auteur. Elle aurait dû être unanimement saluée. Pour l’instant, c’est un effrayant silence. »
Contacté par ActuaLitté, le SELF rappelle avoir été «la seule organisation membre du Conseil Permanent des Écrivains qui se soit associée à la démarche engagée contre ReLIRE. Parmi les autres, au mieux le silence prévaut (pour nombre d’entre elles), au pire elles se sont rangées derrière les “défenseurs” de ce projet ».
Et d’indiquer que le CPE, voilà quelque temps, « a, sans prendre l’avis de ses organisations membres (et au mépris, donc, de toute “démocratie interne”), adressé à l’UE un courrier supposé défendre le droit des auteurs ». Dans ce document, Douze propositions pour une Europe du livre, « l’un des paragraphes faisait l’apologie du dispositif ReLIRE. De ce fait, le CPE cautionnait donc les pratiques des éditeurs pris en défaut pour n’avoir pas respecté les contrats signés avec les auteurs concernés », indique le Syndicat.
Il poursuit : « Curieux comportement de la part d’un collectif supposé défendre les intérêts des écrivains. » Dans le point 4 du document, on peut en effet lire :
Les exceptions sont toujours une expropriation des droits patrimoniaux et moraux de l’auteur. Elles ne doivent donc être envisagées qu’avec une extrême prudence et dans des cas spécifiques ne portant pas atteinte à l’exploitation normale des œuvres et aux intérêts légitimes des auteurs.
Une hypothétique « compensation » reposant sur des budgets publics fragilisés ne saurait rendre acceptable une multiplication d’exceptions obligatoires qui ne pourront être financées.
Aux exceptions, on préférera donc les solutions contractuelles et les systèmes de licences collectives, à l’exemple de ceux qui existent déjà dans la quasi-totalité des États pour les usages pédagogiques ou qui sont mis en place pour les œuvres indisponibles suite au protocole d’accord de 2012. La coopération entre les sociétés de gestion de droits permet alors de répondre aux besoins transfrontaliers.
« Aux exceptions au droit d’auteur, le CPE préférera cette... exception qu’est ReLIRE », en conclut le SELF.
Si le ministère de la Culture ne souhaite pas réagir à la présentation des conclusions, on pourra se souvenir de l’étrange intervention du directeur du Service du livre et de la Lecture. En effet, à l’occasion de l’EPUBSummit, Nicolas Georges expliquait : « Les exceptions au droit d’auteur sont actuellement en vigueur pour répondre aux besoins des publics [pour ce qui est des bibliothèques ou les publics empêchés de lire, NdR] », estimait-il, avant de poursuivre : « or, le ministère n’aime pas ces exceptions, car il est aussi le ministère du droit d’auteur. »
Mais il y a donc exception et exception.
La cohérence de la position semble fragile, mais c’est avec ce type de raisonnement que le gouvernement français avait abordé l’affaire devant la Cour. Constatant qu’il n’y avait presque pas d’opposition au modèle ReLIRE, la rue de Valois concluait que les auteurs y étaient donc favorables. Et si ces derniers étaient pour ce principe, la loi ne pouvait donc pas être une exception.
Par la voix de l'avocat général, le ministère vient donc d’apprendre que ReLIRE serait bien une, en attendant que la Cour de Justice de l'Union européenne ne tranche définitivement. La décision de la CJUE est attendue pour l'automne, et le Conseil d'Etat ne sera certainement pas pressé, si elles venaient à confirmer les conclusions de l'avocat général.
Par Nicolas Gary
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