Le Festival international de la bande dessinée et la Cité de la bande dessinée d'Angoulême ont réservé une place de choix à la bande dessinée arabe, en ce début d'année 2018. Et pour cause : depuis plusieurs années se développe dans ces différents pays une scène du 9e art dynamique, inventive et très productive. Rencontre avec trois représentants, venus à Angoulême du Maroc et de la Tunisie, avec Jean-Pierre Mercier, commissaire de l'exposition organisée à Angoulême.
Le 08/02/2018 à 08:59 par Antoine Oury
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08/02/2018 à 08:59
Jean-Pierre Mercier : Malgré les distances, les frontières, nous nous sommes en effet dit qu'il y avait une génération : beaucoup de ces auteurs et autrices de bande dessinée se connaissent, que ce soit en Égypte, au Liban, en Irak. Les réseaux sociaux y sont pour beaucoup, mais ils se connaissent, ils se publient les uns les autres, ils s'échangent des œuvres et des dessins... Ce qui m'a frappé aussi, c'est l'effet de génération : ces artistes ont tous entre 30 et 40 ans.
Mohammed Elbellaoui (Maroc) : Avant, nous ne connaissions que l'Occident, c'est-à-dire l'Europe et les États-Unis, ainsi que le Japon, au niveau de la bande dessinée. Au Maroc, nous recevions quelques exemplaires, par exemple, de Majid, une anthologie de bandes dessinées publiée par les États émiratis, c'était tout ce que nous lisions quand nous étions jeunes. Ensuite, avec l'ouverture sur les réseaux sociaux, l'apparition de Facebook et d'Instagram, puis le Printemps arabe, nous avons vraiment commencé à avoir des projets, dans un circuit plus alternatif. Nous avons commencé à participer à des événements, à Beyrouth, au Caire ou en Algérie...
Jean-Pierre Mercier : On observe effectivement une floraison de festivals dans la région : CairoComix, le FIBD à Alger — qui a déjà 10 ans —, un festival à Tétouan, d'autres à Beyrouth.
Mehdi Annassi (Maroc) : Le fanzine que nous avons créé, Skefkef, est une démarche pour essayer de créer un réseau entre toutes les publications de la région. Nous avons essayé d'inviter un artiste de différents collectifs dans chaque numéro : Égypte, Algérie, Tunisie, Jordanie... Ce réseau pourrait permettre, pourquoi pas, d'organiser des résidences ou de faire des échanges entre les revues.
Mohammed Elbellaoui (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Jean-Pierre Mercier : Les noms de ces revues sont formidables : il y a donc Skefkef, qui fait référence à un sandwich populaire au Maroc, Tuk-tuk, en Égypte, à une sorte de tripoteur, Lab 619, en Tunisie, correspond au numéro qui apparaît sur les codes-barres pour désigner le pays. Samandal, au Liban, c'est la salamandre, animal qui vit aussi bien sur terre que dans l'eau, et qui résiste au feu.
Mohammed Elbellaoui (Maroc) : Pour Skefkef, le nom du projet fait sens, car nous avons essayé de faire en sorte qu'il soit peu onéreux et très populaire, comme le sandwich.
Seif Eddine Nechi (Tunisie) : Pour Lab 619, dont je suis un des cofondateurs, nous avions le même type de slogan, « Moins cher que le makloub », un sandwich qui est aussi très populaire en Tunisie. La revue coûte 2,50 dinars, ce qui est moins cher que le makloub, vendu 3 dinars environ. Après avoir été coordinateur de la revue pour les deux premiers numéros, je suis passé au numérique, sur soubia.com. Aujourd'hui, je pense revenir au papier, car cela garde un certain charme, même si le web permet de rendre la BD plus accessible aux gens, par la gratuité et la facilité de diffusion.
Seif Eddine Nechi (Tunisie) : Ces revues sont publiées, pour 80 % d'entre elles, à compte d'auteur. Il s'agit essentiellement de projet indépendant.
Mehdi Annassi (Maroc) : Pour Skefkef, nous les distribuons par du porte-à-porte, que nous effectuons nous-mêmes.
Jean-Pierre Mercier : Tous, vous évitez de discuter avec les éditeurs traditionnels et les autorités, votre activité reste très marginale...
Mehdi Annassi (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Mohammed Elbellaoui (Maroc) : C'est une question d'indépendance. Par exemple, au Maroc, si tu travailles avec un éditeur et les circuits classiques de la distribution, tu es obligé de suivre des règles et des codes, voire de pratiquer l'autocensure pour être publié et diffusé. Ce petit réseau, cette manière d'aller vers les gens qui s'intéressent à la BD au Maroc, permet d'éviter cette confrontation avec les lois et la censure, être libre d'aborder tous les sujets, sans tabous.
Seif Eddine Nechi (Tunisie) : En Tunisie, c'est le contrat d'édition lui-même qui pose problème : le marché est déjà restreint, et ce contrat nous donne environ 12 % du chiffre d'affaires, ce qui ne nous permettrait même pas d'arriver à 150 millimes sur la totalité des ventes. Un de mes albums a été très apprécié en Tunisie, mais c'est tellement mal vendu que j'ai récupéré un stock énorme. L'éditeur m'a dit qu'il ne pouvait pas me payer, mais, avant même que l'album ne soit publié, je savais qu'il ne pourrait pas me rémunérer. Le circuit de diffusion est très compliqué, aussi, en Tunisie : il demande 50 % du prix. À compte d'auteur, avec 1000 exemplaires, tu es forcément perdant. Nous avons préféré créer notre propre réseau. Aujourd'hui, nous sommes un phénomène qui n'est pas à négliger.
Seif Eddine Nechi (Tunisie) : Malheureusement, en Tunisie, je suis invisible, mes BD ne sont pas connues au-delà d'un cercle d'initiés. Pourtant, j'ai reçu des prix à CairoComix. Je crois que l'édition et la distribution en sont responsables, ils ont tout étouffé quelque part, car la bande dessinée existe depuis longtemps en Tunisie. Dans les années 1960-1970, elle a existé, le plus souvent en strip, puis il y a eu un magazine très important qui s'appelait Kaous Kouzah — Arc-en-Ciel —, qui a donné un nouveau dynamisme. En 1990, avec l'arrivée de Ben Ali et la consolidation de son règne, la BD a vraiment disparu. Depuis, les éditeurs n'investissent plus dans le secteur.
Mohammed Elbellaoui (Maroc) : L'énergie autour de la bande dessinée est très forte en ce moment, et c'est la seule valeur sûre. Les gens s'associent autour d'un projet sans savoir si cela va aboutir à quelque chose. Il y a un engagement qui fait tout pour parvenir à la publication, l'étape la plus importante. Le principal défi, c'est simplement d'exister. Au Maroc, les statistiques officielles annoncent que chaque citoyen marocain lit 3 minutes chaque année en moyenne. Il n'y a pas d'industrie du livre, et seule la passion peut tenir une publication. On espère que la revue et les réseaux sociaux, petit à petit, vont créer la demande de lecture chez les gens : le projet collectif Skefkef nous permet d'organiser des événements qui font salle pleine, simplement grâce aux mails et aux réseaux sociaux.
Seif Eddine Nechi (Tunisie) : Dans l'attente d'un lectorat plus solide, notre existence dépend des uns et des autres : j'existe, le Lab 619 existe, grâce à Skefkef, qui existe grâce à Tuk-tuk. Cela se ressent à travers la grande émulation qui existe lorsque nous nous retrouvons dans les événements. Lorsque l'on travaille seul dans son coin, on peut parfois perdre la motivation : il suffit de voir tout ce beau monde pour avoir envie de signer un scénario avec untel, des dessins avec tel autre... J'ai travaillé dans la communication, où l'ambiance est bien plus concurrentielle : dans la BD, c'est une ambiance bon enfant, on critique, on échange les techniques...
Mohammed Elbellaoui (Maroc) : Chez nous, au Maroc, le secteur n'a pas attiré les éditeurs, mais les bandes dessinées sont aussi des sortes de tremplins pour les artistes, pour trouver des marchés plus commerciaux comme la publicité, le cinéma ou le street art. Personnellement, je trouve que la BD nourrit le street art : que ce soit sur le travail de Mehdi ou le mien, le street art est une bande dessinée qui s'agrandit avec les mêmes thématiques, le même style qui s'affiche en fresque.
Mehdi Annassi (Maroc) : Il y a deux ou trois mois, nous avons essayé de faire la même chose avec le collectif Skefkef, qui a fait une murale de 4 étages à Casablanca et nous a permis de creuser cette piste.
Seif Eddine Nechi (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Mohammed Elbellaoui (Maroc) : Ce que nous faisons surtout, c'est traiter des sujets de société. La politique ne me dit rien du tout, ce qui m'intéresse, c'est l'humain marocain, la mythologie, les traditions, les mœurs, les sujets tabous, la sexualité... Autant de sujets qui m'intéressent plus que de parler d'une situation politique que je ne maîtrise pas et qui ne m'intéressent pas. Que je le fasse ou non, pour moi, ça ne change rien du tout. Pour le collectif, nous avons à chaque fois des thématiques que nous sommes libres de traiter. La motivation derrière mes bandes dessinées n'est pas du tout politique, elle répond à des observations que je fais. Je trouve qu'exister, en soi, est déjà du militantisme, de toute façon.
Nous travaillons beaucoup sur la parodie et le décalage : moi-même, je réponds aux clichés sur Casablanca, suite au film tourné dans les années 1950 par Hollywood. J'exprime le fait que Casablanca est la capitale économique du Maroc, le cœur du pays, et qu'elle est habitée par des gens bien réels. Après, le pouvoir politique ne s'intéresse pas à nous de toute façon.
Seif Eddine Nechi (Tunisie) : C'est quelque chose de commun à de nombreux auteurs de BD : on croit ne pas être en train de changer le monde, mais c'est le cas. En mettant en scène les villes, le décor urbain, tel qu'on le perçoit, on a une vengeance à prendre par rapport à ces clichés de la tente, du chameau, du désert... Il faut réussir à s'exprimer sans se retrouver dans ce carcan où l'on cherche à enfermer les artistes arabes, avec la situation politique, les problèmes sexuels ou d'égalité ou le terrorisme... Mais je pense que notre poids, notre action va changer quelque chose, ne serait-ce que les murs de Casablanca.
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