La nouvelle collection des éditions Unicité, Chantelangue & Compagnie, semble centrée sur la poésie, comme en témoigne Le divan double, recueil érotique illustré écrit à quatre mains. Lui-même poète, Laurent Desroux-D’Yrek a choisi de publier des vers érotiques, écrits dans un style merveilleusement lisible. Respectivement historienne de formation et ingénieur électro-acoustique, Aline Angoustures et Philippe Moron ont croisé la plume à travers un volume sensible et sensuel, sans vulgarité aucune. Par Étienne Ruhaud.
Étienne Ruhaud : Comment a été, très concrètement, écrit le recueil ?
Aline Angoustures et Philippe Moron : Nous habitons à Paris et à Lyon. Les phases d’écriture se sont donc passées pour beaucoup par des échanges épistolaires et par visio-conférences. Cependant, nous nous sommes retrouvés très régulièrement en Bourgogne, lors de séjours de deux ou trois jours, pour écrire, discuter, dire et retravailler les textes.
Qu’est-ce qui a motivé ce désir de dialogue poétique ?
Philippe Moron : Nous étions déjà relecteurs, l’un de l’autre, après notre rencontre dans un atelier littéraire en 2020 autour de projets de romans. L’idée de la poésie est venue après. Aline avait un projet de recueil poétique en sommeil depuis des années, et j’avais moi-même écrit des textes poétiques en marge d’un roman que je lui avais fait lire.
Aline Angoustures : Philippe m’a proposé de relire les textes de ce premier projet, puis de travailler ensemble, sur la base de ce corpus, dans un dispositif initial de réponse. Puis, en mêlant nos écritures, pour les confronter et les unir.
Le divan double est également orné d’illustrations sensuelles, signées par Philippe. Ces œuvres plastiques préexistaient-elles, ou est-ce venu après ?
Philippe Moron : Ces œuvres préexistaient sur divers supports qu’il a fallu rassembler, et parfois consolider (le tableau de la couverture n’avait pas encore été encadré). Certains dessins sont vieux de plus de quinze ans. Les plus récents datent de 2020. Il est arrivé qu’une poignée d’entre eux fassent l’objet d’une légère retouche. Mais ce travail m’a rendu l'envie de retrouver mes pinceaux, mes crayons. Wait and see.
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Aline Angoustures : Le tableau m’a tout de suite paru parfait pour la couverture. Il évoquait, sans lourdeur, l’esprit du recueil, même s’il n’avait pas du tout été conçu dans ce but. Pour les dessins, notre directeur de collection a proposé d’en intégrer pour faire de ce recueil un livre d’art et nous les avons choisis ensemble.
On est frappés par le décalage temporel : certains poèmes ont été composés en 1991 et d’autres en 2023, soit plus de trente ans après. Qu’est-ce qui aurait éventuellement évolué (ou pas), dans l’écriture ?
Aline Angoustures : Cet espace temporel est en effet important et c’est une des particularités du livre. Il s’ouvre sur une partie intitulée L’amour immobile, qui a été ajoutée à la demande de Laurent, le directeur de collection. Ce sont les poèmes que j’ai écrit seule dans la décennie 1990, et ils rappellent la matière à partir de laquelle s’est ensuite construit le recueil, qui est constitué de textes en face à face, trente ans plus tard, avec les réponses de Philippe.
Philippe Moron : Il me semble que les textes de L’amour immobile, ainsi que ceux du Divan double de la même décennie, forment un corpus homogène. En revanche, l’évolution est plus sensible dans la partie Miroirs de soi. En effet, mes réponses constituent, au départ des variations sur les textes d’Aline. Elles prennent ensuite, au sein même de cette partie, une certaine autonomie. C’est toutefois dans la partie Joi par voix que l’évolution des deux styles est la plus patente. Les voix, d’ailleurs, se mêlent au fur et à mesure que l’on progresse dans le recueil, au point que les dates finissent par disparaître. C’est un témoignage de notre processus créatif, non seulement en miroir mais en « entrelacs ». Le poème s’écrit dans le présent, à deux.
On est aussi frappés, en vous lisant, par l’alternance de prose et de vers. Là encore, s’agit-il d’un choix littéraire délibéré, pensé ? Ou est-ce que la forme s’est naturellement imposée à vous, comme une évidence ?
Aline Angoustures : J’écris plus naturellement, en poésie, dans la forme versifiée, même si quelques textes étaient déjà en prose. J’avais, dans le corpus d’origine, une préférence pour l’octosyllabe, mais je n’écris pas en sonnets ou en forme fixe par principe. Je dirais que c’était pour moi le résultat d’un travail sur le rythme, avant tout.
Philippe Moron : Je suis sans doute plus enclin à écrire en vers libres. Mais, chacun s’inspirant de ses lectures et de l’autre, il nous est arrivé de travailler, à notre façon, plus ou moins détournée, le sonnet, la sextine, voire le quintil.
Philippe est également ingénieur vibro-acousticien, comme indiqué à la fin du livre. La musique a-t-elle une influence sur l’écriture, concrètement ?
Philippe Moron : Une réponse possible consisterait à dire que la musique est parole et la parole est musique, ce que chacun peut intuitivement sentir ou expérimenter. Cependant, je crois que l’écriture se nourrit, non de musique en tant que telle, mais de sonorités, voire de bruits, ce qui est un lien fort avec ma profession. Ces sonorités me semblent être tapies dans nos souvenirs, ceux que nous cherchons à ressusciter par le langage dans chaque poème.
Aline Angoustures : Cette formation a certainement joué dans la façon d’entendre les textes, de les faire résonner. Le travail à haute voix a été très important pour ce recueil.
Le divan renvoie à la pratique amoureuse, évidemment. Mais aussi à la psychanalyse, et enfin au livre lui-même, puisqu’on parle d’un « diwan » en Orient. Le titre est-il polysémique ? Si oui, qu’est-ce qui vous a guidés ?
Aline Angoustures : Le titre est en effet polysémique. Il rappelle le point de départ, ce lit équivoque entre un et deux de la psychanalyse, comme l’exprime l'un des textes. Il renvoie à une parole amoureuse que l’on peut échanger dans le cabinet d’un analyste ou, comme nous l’avons fait dans le recueil, sous la forme d’une confession. C’est à la suite des avis de nos relectrices et en lisant par hasard une note sur le mot « diwan », signifiant recueil de poésie profane, que nous avons choisi ce titre. Sur le plan personnel, il m’a aussi touchée parce que j’ai vécu en Iran, et lu de la poésie persane.
Le recueil entier est placé sous le signe de l’érotisme. Pensez-vous que les mots magnifient le désir ? Ou qu’ils subliment, parfois, le manque amoureux, physique? Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces quelques mots ?
Aline Angoustures : En relisant mes textes j’ai redécouvert cet érotisme. J’avais écrit pour vivre l’amour dans la langue, à défaut de le vivre dans le corps, c’est certain. L’inaccomplissement fait flamber, et durer, le désir. Et je dirai que la psychanalyse, parce qu’elle doit susciter le transfert, et travailler sur les origines sexuelles des névroses, entre dans le jeu du dialogue amoureux, voire érotique. Je me souviens de mon thérapeute me disant « Nommer est une jouissance », ou ces mots que j’ai intégrés dans le recueil, à propos du plaisir sexuel : « séparément, ensemble ».
Philippe Moron : Les mots ont un pouvoir considérable sur la libido, l’énergie sexuelle, et bien entendu le désir, voire le plaisir et l’orgasme. Mais, à l’inverse, la caresse, dans le silence de l’intimité des gestes, est une parole inédite qui surgit de l’étreinte. Le poème est peut-être le témoignage de cette expérience, ou une tentative de témoignage.
Certains textes évoquent le haïku, par leur brièveté même. D’autres sont plus longs. Dans sa quatrième de couverture, le directeur de collection, Laurent Desvous-D’Yrek, parle des troubadours, que vous évoquez vous-même à quelques reprises dans l’ouvrage. De fait, quelles seraient, concrètement, vos influences littéraires ?
Aline Angoustures : J’évoque les troubadours parce que la situation de l’amour de transfert m’a toujours frappée par sa proximité avec la règle de l’amour courtois : la difficulté, voire l’impossibilité de la réalisation physique, qui entretient un désir sans fin. Je lisais beaucoup à l’époque à la fois des travaux théoriques sur la poésie courtoise (je pense à L’érotique des troubadours de René Nelli publié en 1963 puis en 1997 aux éditions Privat, à La fleur inverse, l’art des troubadours de Jacques Roubaud publié aux éditions des Belles lettres en 1994), ou encore le très beau L’amour du nom, essai sur le lyrisme et la lyrique amoureuse de Martine Broda, publié chez Corti en 1997.
Je lisais aussi des poètes dans la tradition lyrique amoureuse, même si ce ne sont pas des troubadours, je pense par exemple à Maurice Scève, poète majeur, avec Louise Labé, du XVIe siècle à Lyon, auteur de Délie, objet de plus haute vertu, un recueil entièrement composé de dizains, c'est-à-dire de poèmes composés de 10 vers de 10 syllabes. Cela a peut-être influencé ma tendance assez naturelle à aimer les formes courtes. Je lisais enfin John Donne et je citerai, parmi bien d’autres textes remarquables, ces vers « Si je viens à te prendre en rêve, tu es mienne/ Car il n’est de plaisir qui ne soit figuré » (John Donne, Elegie X, Le rêve).
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Philippe Moron : Les influences sont, chez moi, relativement disparates voire peu académiques. Elles incluent des auteurs de « poésie amoureuse » comme Marcelline Desbordes-Valmore ou Joyce Mansour, qu’Aline m’a fait découvrir. Je suis tout autant frappé par les proses très sensuelles, érotiques, de Claude Simon, Pierre Guyotat ou Pierre Michon.
Mais je suis très attiré par les francs-tireurs, comme Marcel Moreau, Neal Cassady, Jana Černá, et bien d’autres, dont je découvre les écrits au fil de l’eau, au hasard de déambulations dans les librairies ou même dans les kiosques à livre. Toutes ces influences, contradictoires, dissidentes, se mélangent, et, sans doute, après une longue infusion dans l’esprit, ressurgissent dans le travail de l’écriture sous une forme singulière. Comment savoir ?
Le divan double est divisé en plusieurs parties. L’une d’elles s’appelle Joi. Parfois, cependant, une certaine mélancolie pointe. Pensez-vous que la poésie rende heureux, ou qu’elle soulage ? Qu’elle efface un manque (ici, un amour sans doute défunt) ? Nous pourrions, également, nous arrêter à cette phrase : Si le poème meurt, nous ne nous serons pas aimés.
Aline Angoustures et Philippe Moron : La poésie rend heureux, oui. Il est étrange, mystérieux et beau, que des mots, dont le sens initial est détourné par la forme poétique, pénètrent si intimement dans l’âme de chacun. Dans le vers que vous citez, si essentiel dans le recueil, il y a l’idée de l’amour malheureux, de l’amour perdu. Par la mort de la personne aimée, ou par la rupture du dialogue entre amants, toutes les façons de perdre l’amour sont ici, comme pour nous tous, présentes.
Il n’y a pas d’amour heureux, écrit Louis Aragon. Il n’existe qu’une seule façon d’incarner les sentiments heureux et violents de l’amour perdu : les écrire. Une forme de catharsis.
Crédits image : Direcció General de Joventut de la Generalitat de Catalunya / CC BY-NC-SA 2.0
Paru le 01/06/2024
146 pages
Editions Unicité
15,00 €
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