#RentreeLitteraire23 - Malgré toute ma rage, publié le 16 août chez Rivages, agit comme une déflagration. Jérémy Fel, en virtuose de la violence, entraîne le lecteur haletant entre l'Afrique du Sud et Paris, dans des territoires lacérés par la perversité et le crime. Quatres adolescentes pétries de préjugés bourgeois et d'innocence réalisent leurs premières vacances sans adultes, quand l'une d'entre elles est assassinée. Un drame qui lève le voile sur une vérité sauvage qui n'épargne personne.
Né au Havre en 1979, Jérémy Fel a été libraire avant de devenir écrivain et scénariste. Il est l’auteur de trois autres romans, tous publiés chez Rivages : Les Loups à leur porte (prix du Polar en série 2016), Helena (2018) et Nous sommes les chasseurs (2021).
ActuaLitté : Votre roman débute en Afrique du Sud, un territoire profondément marqué par la criminalité, le racisme et la pauvreté. Pourquoi avoir choisi ce pays en particulier ?
Jérémy Fel : La raison principale ne peut être dévoilée ici puisqu’elle est liée à une part importante de l’histoire. Sans trop « spoiler » je cherchais un pays ayant un certain attrait touristique (en particulier la région du Cap), et qui soit en même temps atteint par une violence endémique, profondément liée à son histoire. Cette dichotomie est frappante.
J’ai vraiment découvert l’Afrique du Sud grâce à certains romans de Deon Meyer, Tim Willocks, André Brink ou J.M Coetzee. J’ai vite compris que je tenais-là le « terrain de jeu » idéal pour ce récit où des adolescentes d’un milieu bourgeois veulent jouer aux adultes et pensent naïvement que cette violence qui atteint principalement des personnes d’un autre niveau social et d’une autre couleur de peau ne pourra arriver jusqu’à elles.
Grave erreur, donc.
Bien entendu, beaucoup de lecteurs trouveront cette situation de départ pour le moins aberrante. Se demanderont quels parents sont capables de laisser leurs filles encore mineures partir seules dans un pays réputé aussi dangereux, même si le Cap est en soi une ville assez touristique et que les touristes, a priori, n’ont pas grand-chose à y craindre.
Mais quand au fil des pages ces mêmes lecteurs entreront plus profondément dans l’histoire et les secrets de ces familles, ils comprendront à quel point leurs membres sont totalement déconnectés de la réalité.
Je dépeins un milieu qui pense tout maîtriser, tout contrôler. Les parents de la victime se rendront compte avec douleur que c’est loin d’être le cas. Et tout s’effondrera. J’aime en général placer mes personnages dans des situations extrêmes, c’est encore le cas ici. Dans un roman, on doit tout se permettre. J’ai imaginé ce livre comme une ligne à haute tension sur laquelle le lecteur est forcé de rester accroché.
La famille de la victime évolue dans un milieu feutré et élitiste. Pourquoi avoir choisi celui de l’édition ?
Jérémy Fel : Au départ car j’ai travaillé il y a quelques années sur un projet de série télé se déroulant dans le monde de l’édition. J’avais donc de la matière ! La famille Delage dans mon esprit devait être à la tête d’un empire financier et il m’a semblé naturel que cet empire soit une maison d’édition.
Cela me permettait de parler d’un milieu très particulier, que je connais assez pour m’en moquer gentiment. J’ai beaucoup aimé en exhiber certaines tares, je l’avoue. J’ose espérer que ces passages amuseront les lecteurs. Cela m’a un peu servi de défouloir même si je ne vise personne en particulier.
Il ne s’agit pas d’un règlement de comptes. Et je pense, malgré la satire, être assez fidèle à la réalité, même si dans mon roman prend forme un vrai #metoo de l’édition et que je me demande si ce sera un jour le cas dans la réalité.
Dans le récit, différents points de vue internes se succèdent. Pourquoi Albert et Florence ne deviennent jamais narrateurs alors qu’ils sont des personnages clés ?
Jérémy Fel : Pour Albert la question ne s’est jamais posée. Et je pense que cela aurait nuit à un des mystères que j’ai tenté de mettre en place. De façon générale, je ne voulais pas qu’il y ait trop de personnages narrateurs.
Ceux qui devaient prendre la parole me sont apparus clairement. Pour Florence, je voulais que sa froideur reste une énigme pour le lecteur. Qu’il ne puisse pas lui trouver la moindre trace d’humanité. Qu’elle reste impénétrable. Un glaçon.
La difficulté du livre était d’ailleurs de me mettre dans la peau de personnages très différents en parlant à leur place à la première personne. Une parole brute, sans distance, livrée sans fard. De rendre leur voix et leurs pensées crédibles sans les surcharger d’effets artificiels pour tenter de les différencier.
Sur les sept personnages qui prennent la parole, trois sont des adolescentes du même âge, je devais aussi m’efforcer de les rendre assez différentes les unes des autres. Ce qui est étrange c’est que cela s’est fait de façon assez naturelle. Mon travail premier est de connaitre assez mes personnages pour savoir exactement comment ils pensent ou s’expriment. Ensuite c’est à moi de les suivre. Le roman est réellement pour moi le lieu de l’imagination et de l’illusion.
Béatrice, et surtout Arthur, détonnent au sein de cette galerie d’individus : ils sont critiques du milieu social dans lequel ils évoluent. Ils sont également réticents à l'idée d'agir cruellement. Qu’apportent-ils au récit ?
Jérémy Fel : Sûrement un peu de lumière. Une respiration. Je pense que sans eux ce roman serait irrespirable. Ce sont effectivement deux personnages qui échappent à la violence qui irrigue le texte.
D’ailleurs au départ Arthur n’avait pas droit à son propre chapitre. Mais j’avais beaucoup d’affection pour lui et je me suis rendu compte que j’avais besoin qu’il gagne en présence dans le livre et donne sa vision du drame que sa famille traverse. Arthur est de loin le personnage de ce roman que je préférerais croiser au coin d’une rue.
Dans ce nouveau roman, vous continuez d’explorer le thème de la gémellité. Portez-vous une approche différente avec Malgré toute ma rage ?
Jérémy Fel : Oui c’est un des thèmes majeurs de mon univers, ayant moi-même perdu un jumeau peu avant ma naissance. Dans mes deux premiers romans, la figure du double était présente de façon assez inconsciente, par petites touches.
J’ai vraiment abordé frontalement ce thème dans Nous sommes les chasseurs (2021, Rivages) où j’ai imaginé que c’était mon jumeau qui avait survécu et moi qui était mort. Je lui ai offert une vie de fiction bien plus accomplie et aventureuse que la mienne. Je lui dois bien ça. Écrire les deux chapitres où il apparaît m’a fait beaucoup de bien car d’une certaine façon il reste vivant dans l’esprit des lecteurs.
Ici la relation gémellaire est clairement toxique, ce que je n’avais jamais osé auparavant. Cela m’amusait de voir jusqu’où une telle relation pouvait aller dans la perversion. Pourquoi ? Seul un bon psychologue pourrait me le dire !
Dès l’ouverture, votre roman est particulièrement éprouvant, pour se terminer dans un déferlement de violence. Pourquoi exposer votre lecteur à une telle dureté ?
Jérémy Fel : Ce roman porte sur la violence, sur ses mécanismes, sur un mode gangréné par tous les rapports de domination (domination par le statut social, le sexe, la couleur de peau…).
En ce qui concerne la violence, j’aime aller jusqu’au bout et la représenter de la façon la plus claire, précise et graphique possible. De sorte que ces scènes, oui, soient une épreuve pour les lecteurs. Que cette violence soit peinte sans fard mais jamais, du moins je l’espère, de manière gratuite.
Chaque scène de violence doit avoir sa raison d’être d’un point de vue narratif. Celle du début permet de créer tout de suite une tension pendant l’arrivée des adolescentes au Cap, le lecteur sachant d’avance que l’une d’elles sera la victime. Mais qui ? Et dans quelles circonstances ?
Le dernier chapitre est dit par un être dévoré par la rage et perdant parfois pied avec la réalité, il ne pouvait en être autrement. Au lecteur, avec son récit, de démêler le vrai du faux. Dès le départ, je voulais que la violence psychologique s’amplifie tout au long du roman jusqu’au point de rupture. On pourra m’accuser d’en avoir fait trop dans le sordide mais je pense que cela était nécessaire pour créer l’effet souhaité. La sidération face à ce déferlement ininterrompu de rage.
Faut-il avoir été victime pour devenir bourreau ?
Jérémy Fel : Non, je ne pense pas. Je ne fais jamais de généralités. Mes romans ne sont pas des romans à idées. Je n’expose pas de thèses.
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Cependant je pense que la frontière entre victime et bourreau peut être très mince. Cela se vérifie chaque jour. J’aime peindre des personnages qu’on ne peut pas si facilement enfermer dans une de ces deux cases. Je ne cherche pas à justifier leurs actes, mais à les comprendre et à faire comprendre au lecteur que dans les mêmes conditions il aurait pu agir de la même façon.
Mes personnages peuvent commettre des actes monstrueux mais ne doivent pas être qualifiés de monstres pour autant. La figure du monstre est ce qui est mis à distance de l’humanité. Figure en laquelle nous ne pouvons pas nous reconnaitre. C’est une facilité de qualifier quelqu’un de « monstre ».
Mes personnages ne sont que des êtres humains qui se débattent avec leurs pulsions. Comme moi. Comme vous. Je pense honnêtement que dans les mêmes conditions, j’aurais pu faire la même chose qu’eux. Et j’espère que le lecteur le ressentira aussi. Quitte à en éprouver un certain malaise. Cela me plaît quand certains lecteurs me disent que je les ai forcés à ressentir des choses qu’ils ne voulaient pas ressentir.
Le but n’est pas de pardonner à mes personnages leurs actes mais de comprendre comment ils en sont arrivés là. Par quels mécanismes. Pour ma part, je ne les juge jamais. Je n’ai pas à les juger. Ils sont tous sur une ligne de crête et peuvent basculer d’un côté comme de l’autre.
Où avez-vous mal ?
Jérémy Fel : Là, aux hanches, étant tombé hier dans l’escalier de mon immeuble !
Pour être sérieux, je pense que mes romans sont aussi violents car je suis sans cesse (comme nous tous) confronté à la violence du monde dans lequel je vis. Je suis comme une éponge. Je m’en imprègne trop et cela me rend malade. Et je rejette ce poison dans mes romans. La rage du titre n’est pas que celle de mes personnages, c’est aussi la mienne.
Crédits photo : © Philippe Matsas
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