#Lectureetlittoral - Parti pour un périple de 5000 km le long des plages de l’Atlantique, avec des pauses régulières de lecture publique à voix haute, Marc Roger parcourt les plages, à la rencontre de ses habitants. Des algorithmes au rythme des algues, voici une nouvelle chronique (Suivre Marc Roger sur Instagram)
Elle est venue vers moi, sûre d’elle.
— Bonsoir Marc !
Son assurance, la malice qui brillait dans ses yeux, cette femme me connaissait et mettait ma mémoire à l’épreuve.
— Bonsoir.
J’ai laissé traîner la dernière syllabe en remontant un peu l’intonation finale pour me donner le temps de renouer les fils et faire entendre — laissez-moi une chance, c’était où ?
Quant à elle, sa voix était timbrée d’une douce autorité. Le visage était franc. Un ovale légèrement arrondi vers le haut coiffé de cheveux blancs courts répartis en mèches inégales de chaque côté du front.
Elle jubilait.
— Alors, tu ne me reconnais toujours pas ?
Au tutoiement, aussitôt j’ai pensé :
— La famille ?
Elle a ri et enchaîné avec un plaisir véritable.
— Rennes, 1966 !
Sans réfléchir, comme pour gagner un quizz, précipitamment je la tutoie :
— Tu es mon institutrice de CM2 !
Mais impossible de me rappeler son nom.
Elle joue encore quelques secondes.
— Hélène Labbé.
— Madame Labbé !
Cinquante-sept ans plus tard, le Madame Labbé s’impose encore. Nous n’appelions nos enseignantes que par leur nom de famille. Connaître leur prénom eut été un début de familiarité qui n’était pas envisageable.
Émus aux larmes, nous tombons dans les bras l’un de l’autre avant qu’un flot de souvenirs nous submerge. L’année scolaire 1966-1967 à l’école primaire Saint-Jean de Rennes, une classe de quarante-sept garçons. Nous connaîtrons la mixité un an plus tard, en 68. Quarante-sept camarades dont le nom et le trait de caractère de certains me reviennent aussitôt.
François Clocher, que nous nommions Clochard, l’insupportable élève à la chevelure rouquine, qui, orphelin, placé dans des familles d’accueil, subissait les foudres de Madame Labbé insupportée par son comportement incontrôlable. La discipline passait alors par des séances de pose à genoux sur la règle de fer quand elle ne tombait pas sur nos doigts réunis en bouquet. Nous ne bronchions pas et n’aurions jamais eu l’idée d’aller nous plaindre à nos parents qui certainement auraient surenchéri d’un — la prochaine fois tu écouteras !
Je remercie Le Télégramme et ses pages culturelles. Madame Labbé était présente en ce 20 juin, veille de solstice d’été, entre les murs de cet ancien couvent devenu aujourd’hui la superbe médiathèque de Lannion pour écouter l’un de ses anciens élèves lui lire 48 fois la mer…
Dans le patio où nous sommes réunis, Emmanuelle, la libraire de Gwalarn, initiatrice de la rencontre, dispose sur une table les livres des 48 auteurs de mon répertoire. Libraire attentionnée et passionnée, elle met la dernière main à l’accueil du public.
Le dessin de Nono ajoute encore à mon plaisir.
Ainsi, lirai-je, à la demande expresse de mon institutrice de CM2
Chroniques au long cours d’Isabelle Autissier, Arthaud 2013
Une heure et demie plus tard, je conclurai par un extrait de
l’inclassable et étonnant À la ligne de Joseph Ponthus, La Table Ronde 2019.
Le lendemain de nos improbables retrouvailles, je marcherai sept kilomètres sur la rive gauche du Léguer depuis le centre-ville de Lannion jusqu’à la Pointe du Yaudet dans l’impatience de retrouver Madame Labbé dont le léger accent ne cache rien de ses origines trégoroises dans le village de Ploumilliau où elle est née voici plus de quatre-vingts ans dans une famille de quatorze frères et sœurs.
Deux heures de marche pour rassembler le peu de souvenirs que je conserve d’elle et de mon année scolaire en CM2 avant de sonner à la porte de sa résidence derrière l’ancien moulin à vent où je boirais deux verres de limonade en compagnie de son mari avec lequel elle va fêter ses soixante ans de mariage.
À l’approche de l’automne, les horloges s’affolent.
De repartir, gorgé de limonade et des images de mon ancienne cour de récré, troublé par cette incise dans un présent que je monnaye à pas comptés, d’estuaire en baie, de plage en pointe et d’aber en aber pour atteindre la Côte des Légendes.
Au secret des Abers, la Bretagne intérieure, l’Argoat boisé de chênes et châtaigniers en fleurs, frémit à la marée venue de son lointain Armor. Au rythme d’un nageur têtu, la mer soudain terrienne submerge un temps ce qu’elle découvre à l’autre en bancs de sable d’or et d’argent où, sternes, hérons et aigrettes neigeuses se partagent poissons, crustacés et petits vers de vase, à deux pas des crapauds, des lézards et serpents qui préfèrent la terre ferme où le sel ne vient pas.
L’Aber Benoît, soudain, deviendra ce miroir dans lequel j’essaierai de me voir sur la rive opposée de mon proche futur quand quatre heures plus tard je marcherai regardant mon passé sur la rive présente devenue un souvenir.
Là, passèrent, deux illustres promeneurs.
Par les champs et par les grèves
Maxime Du Camp – Gustave Flaubert
Éditions de l’Aube 2017
À l’entrée de l’Aber, Port du Vrill, un vieil homme à genoux sur la grève, ramasse des bigorneaux. Il lève à peine la tête pour me parler.
— La moitié sont vides. L’autre moitié sont pleins de sable. Il faut les dégorger. Ça m’occupe. Un p’tit peu de pêche. Un p’tit peu de jardinage.
Et la roue tourne…
La saison tarde à démarrer. Les plages sont désertes, mais chacune de fourbir ses attraits. Des employés municipaux débroussaillent le GR, repeignent les emplacements de stationnement au sol au bord des cales. Entre deux cônes de signalisation, un pictogramme handicapé blanc pétant, sèche. Les ouvriers ne portent pas de masque, ils ont confiance dans le vent qui chasse les fines gouttelettes de peinture loin de leurs bronches. Ils jurent après une mouette qui s’est posée sur leur travail. L’île de Bréhat et l’île de Batz redoutent la foule du 15 au 15 des mois de juillet et août.
Petit Poucet comblé, je marche au milieu d’une forêt de cailloux. Chaos d’arène granitique, roches métamorphiques, propres aux légendes qui donnent la parole à la marée qui monte.
Elle organise ses attaques et répartit ses munitions par tailles, hauteurs et dimensions. Grenaille en haut de grève à charge de miner la lande jaune, mauve, naine vêture qui essaie de tenir dans ses courtes racines, une tourbe granuleuse, friable, à la texture et aux couleurs marc de café. La bruyère tremble à chaque coup de boutoir et enfin, la terre tombe à la mer.
Puis viennent les galets qui remontent, descendent, se roulent les uns sur les autres, canonnade inlassable, flux, jusant, comme les œufs d’une ponte titanesque d’oiseaux répartis par espèces et grosseurs, poules, autruches, descendant de lointains dinosaures, aux coquilles plus polies et plus douces que faïence de Sèvres, éclatant de blancheur, sur lesquelles rien ne peut se fixer. Animaux, végétaux poussent pieds et ventouses en deçà de ce bruit de tonnerre tout en bas de la grève où d’énormes rochers, sombres, austères, qui ne bougent qu’une fois les mille ans, se pavoisent de goémon, de micro-crustacés, opposant la succion, le filtrage et l’ancrage au dessein minéral du galet qui se voit déjà sable.
Deux états, deux lumières, une limite
où se meuvent trois silhouettes.
Trois épingles au milieu de l’immense champ de pierres. Sous un ciel menaçant, pas à pas, hésitantes, les épingles remontent de caillou en caillou vers le haut de la grève. Trois épingles à tête blanche. La marée se renverse. Peu à peu, je comprends.
Une jeune femme, un jeune homme et un adolescent, dont je ne peux distinguer les visages, avancent lentement, dos et tête courbés vers le sol qu’ils testent prudemment des crampons de leurs bottes. Les rochers sont glissants.
La tête blanche des épingles est un sac blanc. D’où je me tiens, on pourrait dire un oreiller sur des épaules de somnambule qui tire toute sa blancheur du noir du ciel et de la mer.
Ils s’arrêtent un instant pour reprendre leur souffle. Se redressent. Ils regardent le chemin qu’il leur reste à gravir. Cherchent des yeux, un passage dans les roches. D’une poussée de l’échine, ils replacent leur sac au mitan de leur nuque et repartent en cherchant l’équilibre.
Ils sont vêtus de hautes cuissardes de poitrine de caoutchouc kaki imperméable tenues par des bretelles à clips et d’un ciré ouvert sur un tee-shirt auréolé de sueur et d’eau de mer. Trois heures durant à marée descendante, ils ont cueilli la Dulse. La Palmaria Palmata qui doit son nom à son thalle ressemblant à une main aux doigts longs de vingt-cinq à cinquante centimètres, rouge-rose-violacé. Sac après sac, ils remontent leur récolte jusqu’à la camionnette de la société qui les emploie, garée en bord de route près du sentier où je me suis assis pour mieux les observer. Muni de mon Lumix, je les photographie.
Mon intérêt pour leur travail, les fait sourire entre eux d’un sourire fier de ce qu’ils font dans ce pays qu’ils aiment. Passe dans leurs yeux, une complicité muette.
Glen, le barbu, jeune blondinet de vingt-neuf ans, écarteur noir ébène à l’oreille gauche, boule de piercing argent à la lèvre inférieure, prend la parole pour le trio.
— Nous travaillons pour Algo’Manne, producteur cueilleur d’algues biologique du Finistère. Nous ne les arrachons pas, nous les coupons, afin de préserver notre potager de la mer comme nous l’appelons.
Près de la camionnette, à présent, ils sont six à se passer les sacs.
À l’égal d’une star au bas des marches du Palais du Festival de Cannes, Fany, trente-cinq ans, fine attache claire à courir dans ses cheveux châtains qui tombent sur son front, inclinée sous sa charge qu’elle s’apprête à poser, me sourit, rayonnante. Elle minaude une seconde, regarde Glen quelques rochers plus haut.
— T’as vu comme je suis bonne pour les photos !
Le jeune Léo qui, aujourd’hui, fête ses seize ans, reste en retrait. Le job d’été semble lui plaire.
Trois jours plus tard, je les retrouve sur le marché de Plouguerneau. Chacun dans notre rôle. Ils vendent leur production séchée et transformée, présentée en sachets, en tartares, en coffrets de quatre pots ou huit pots. Je lis La Mer et les albums aux vacanciers français, allemands, néerlandais, anglais et autrichiens de passage, ainsi qu’aux usagers de la médiathèque qui me reçoit chaleureusement au Pays des Abers.
Crédits photo : Marc Roger / ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
Paru le 27/02/2013
257 pages
Flammarion
19,90 €
Paru le 03/01/2019
266 pages
Editions de La Table Ronde
18,00 €
Paru le 01/10/2010
603 pages
La Part Commune
19,00 €
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