Nicola Lagioia, né en 1973, a reçu le prestigieux Prix Strega en 2015 pour son roman La Féroce (Flammarion, 2017), ainsi que le prix Viareggio pour Case départ (Arléa, 2014). Il a été directeur du Salon international du livre de Turin de 2017 à 2023. Son dernier livre, La Ville des vivants, a été publié et traduit de l'italien chez Flammarion en 2022 par Laura Brignon. Interviewé par ActuaLitté, l'auteur évoque les différentes étapes de la construction de son dernier ouvrage...
Le 03/08/2023 à 11:05 par Federica Malinverno
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Publié le :
03/08/2023 à 11:05
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ActuaLitté : Quelles sont les prérogatives du médium littéraire dans l’approche d’une histoire de ce type ?
Nicola Lagioia : Si j’avais été criminologue, psychiatre ou sociologue, j’aurais certainement raconté cette histoire avec les outils de la criminologie, de la psychiatrie et de la sociologie. En tant qu’écrivain, j’ai utilisé l’outil littéraire. Le même fait historique — pensez à la guerre, par exemple — est raconté par des écrivains, des historiens, des psychologues, des sociologues, des économistes, et chacune de ces disciplines apporte un éclairage différent sur la réalité : c’est une bonne chose que nous ayons toutes ces formes de récit, car la réalité en elle-même est impossible à être racontée dans son ensemble, mais certains aspects peuvent être abordés grâce à ces formes de récit ou d’investigation.
La littérature — même lorsqu’elle renonce à la fiction, qui est aussi un outil très puissant entre ses mains — se fonde sur l’utilisation d’une langue littéraire, qui n’est pas une langue de service, mais une langue qui, précisément en raison de la manière dont elle est traitée et assemblée, exprime plus qu’elle ne dit.
Une autre particularité de la littérature est la construction dramaturgique, le fait que je puisse structurer dramaturgiquement des faits vrais, d’une manière particulière, de sorte qu’à travers cette construction et cette structure, ils éclairent une partie de la réalité qu’ils n’éclaireraient pas autrement.
Enfin, la littérature, par opposition à la non-fiction, peut permettre une certaine charge émotionnelle de la part de l’auteur qui est acceptée par le lecteur. Et cette charge est capable d’exprimer quelque chose de plus, quelque chose de différent que si cette implication émotionnelle n’existait pas. C’est là une autre particularité de la littérature par rapport à d’autres formes de recherche.
A-t-il été difficile de trouver la bonne posture d’écrivain, la bonne distance pour écrire ce livre ?
Nicola Lagioia : Curieusement, il n’a pas été difficile de trouver une distance. Il était difficile de s’approcher, d’entrer en contact avec toutes les personnes, blessées à mort ou superficiellement par un événement aussi douloureux et traumatisant. Je ne suis pas une journaliste d’investigation, il n’a donc pas été facile de prendre mon téléphone portable et de les appeler tous, mais je l’ai fait parce que je me sentais très impliqué, j’avais très envie de raconter cette histoire.
Ensuite, trouver la forme pour ce livre a été moins compliqué que pour d’autres livres. Un peu, peut-être, parce que je n’ai pas commencé à écrire tout de suite, mais après avoir rassemblé le matériel, donc peut-être inconsciemment la forme se créait en moi. Au fur et à mesure que j’apprenais à connaître l’histoire, la forme prenait forme, de sorte que lorsque j’ai commencé à écrire j’ai trouvé la voix d’une manière qui n’était pas si compliquée.
Avez-vous été inspiré par des modèles ou des précédents littéraires ?
Nicola Lagioia : On emporte toujours son bagage littéraire avec soi, donc je l’avais déjà. Il n’y a pas que Truman Capote ou Compulsion de Meyer Levin : la littérature italienne est pleine d’œuvres littéraires qui renoncent à la fiction, il suffit de penser à Carlo Levi, Primo Levi, Leonardo Sciascia (L’affaire Moro ou La disparition de Majorana), ou à la nouvelle de Anna Maria Ortese, Il mare non bagna Napoli. La littérature italienne regorge de romans non fictionnels, écrits en anglais.
On peut aussi penser à des récits littéraires comme Hommage à la Catalogne d’Orwell (traduit par Yvonne Davet, Gallimard), Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski (traduit par Charles Neyroud, Plon) ou L'Archipel du Goulag d’Aleksandr Solženicyn (traduit par Geneviève Johannet, Seuil).
J’ai aussi utilisé des rapports de police, des rapports de psychiatres et des rapports de criminologie, ainsi que des lectures psychiatriques et bien d’autres. Mais le roman, la prose, est un genre omnivore, il se nourrit de tout : par exemple, à un moment donné, je mentionne le Moïse de Michel-Ange plus d’une fois, parce que Freud était obsédé par cette statue et qu’il la mentionne dans un essai que j’ai relu.
Le travail d’écriture était donc un peu moins solitaire et plus collectif que d’habitude, en raison du fait que vous deviez entrer en relation avec un grand nombre de personnes ?
Nicola Lagioia : Si j’avais fait un film ou une pièce de théâtre, j’aurais eu affaire à des acteurs, des actrices, au producteur, au machiniste, mais en littérature, on n’a même pas affaire au producteur parce qu’on peut donner le livre, l’œuvre littéraire, en l’ayant déjà écrite à l’éditeur. La littérature est comme un sport individuel, comme le tennis, ce n’est pas un sport d’équipe.
Ensuite, c’était très différent d’écrire un livre de fiction parce que je devais avoir affaire à des gens, je devais parler. C’est une nouveauté importante, mais elle se greffe sur une caractéristique du roman, qui est né comme un genre polyphonique, un récit dans lequel plusieurs personnes prennent la parole et racontent souvent la même histoire de différentes manières.
Si l’on veut, on pourrait dire que la littérature est une parodie des textes sacrés, si l’on pense aux évangiles, ils racontent tous la même histoire de différents points de vue et avec différents langages, c’est assez intéressant, et si l’on pense aux apocryphes, le jeu devient encore plus intéressant, parfois la littérature naît comme un divertissement ou une parodie avec une dimension comique — il suffit de penser à Rabelais et à Cervantès — des textes sacrés. Lorsque nous lisons Les Fiancés, nous avons le point de vue des différents personnages. Chacun apporte sa voix, même si le narrateur raconte à la première personne, il donne tout de même la parole à d’autres voix, donc cette polyphonie est déjà caractéristique du roman.
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Qu’avez-vous retiré de l’écriture de ce livre : en êtes-vous sorti changé ?
Nicola Lagioia : Ce fut une expérience très forte d’un point de vue humain, le fait d’avoir eu affaire aux personnes avec lesquelles je suis entré en contact, c’était un peu une tentative de créer une relation humaine basée sur le récit comme une forme presque d’exorcisme, malgré une affaire si douloureuse, si laide et si tragique.
D’un autre côté, mais il y a toujours l’arbitraire de l’écrivain et je ne peux pas être un bon juge de ce point de vue, je voudrais essayer d’utiliser le livre comme une sorte d’instrument rituel par rapport à une affaire aussi noire et maléfique. La narration comme une tentative de dénouer, ou du moins de desserrer, à travers la forme littéraire et l’interaction entre les gens, des nœuds. Le fait que cela puisse se faire par le biais d’un instrument aussi ancien que la littérature a été pour moi une expérience très forte et très importante.
Le roman a-t-il donc une fonction cathartique dans un certain sens ? Et peut-il conduire à une forme de compréhension du mal ?
Nicola Lagioia : La catharsis est une chose à laquelle la littérature aspire, parce qu’elle existe dans la tragédie grecque, mais la compréhension est toujours provisoire : la littérature ne travaille jamais pour des réponses définitives — elle travaille toujours sous la forme d’une question, vous devez essayer de soulever les bonnes questions. Précisément parce que vous soulevez des questions, la littérature est un type d’histoire qui questionne le lecteur.
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Pourquoi restons-nous en dialogue avec les œuvres littéraires que nous avons tant aimées ?
Nicola Lagioia : Parce que ces œuvres continuent de nous interroger : si elles nous donnaient des réponses définitives, elles ne nous interrogeraient pas. Il n’en serait pas ainsi s’il s’agissait d’un texte philosophique, parce que ce genre de texte essaierait de donner une thèse : je n’y arriverais pas, je ne suis pas fait pour ce genre de non-fiction, je suis peut-être fait pour soulever des questions.
Et puis, les images littéraires et poétiques, même lorsqu’elles traitent de la réalité, peuvent contenir en elles-mêmes beaucoup plus que ce qu’elles disent, et c’est un point de vue très fascinant.
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Federica Malinverno
Contact : federicamalinverno01@gmail.com
Paru le 31/08/2022
512 pages
Flammarion
23,00 €
2 Commentaires
L'albatros.
03/08/2023 à 22:34
Sa notion de littérature est un peu --- sac à provisions, ou fourre - tout.
" Fiction, Non - fiction, polyphonie, ...."
Une simple remarque :
---- la litterature n est pas une parodie des textes dits " sacrés".
Les textes dits sacrés sont Litterature, et parcequ ils sont Litterature, ils appartiennent aux recits ou à la narration, à l ' epopee ou à l ' idylle, a l ' Histoire , au temoignage, à la mythologie, a la poésie, a l ' homelie, expression d' un individu ou par le scribe ou écrivain public, expression d' un collectif, expression polyphonique d' un collectif, ou d' un peuple.
Contes, legendes, mythes, fables, histoires dont viennent les sujets , les genres, et des formes.
Parfois habités par une Vision reprise en " narratifs " , comme l ' on dit, en considerant que ce qui touche aux récits ou narrations d' Origine, de Causalités, et cosmogoniques, par une dimension " metaphysique", pour reprendre un terme plus tardif, sont " sacralisés", par rapport aux autres genres, plus " profanisés", terre à terre ... --- chroniques, bios de personnages, historiques devenant légendaires, legendes devenant hagiographies, puis biographies, " memorialisme", ou recits légendaires.
Tout ce qui est dit cependant , brouillon ou non, suscite la curiosité, et un certain désir de lire cet ouvrage.
La litterature est Premiere sur tout, la Première née.
Ce que pensait Borgés, entr' autre.
thym66
04/08/2023 à 10:36
Belle analyse de la littérature comme en produisent régulièrement les auteurs italiens. Je me rappelle clairement avoir ressenti cette même émotion devant l'intelligence et la clarté de l'analyse en lisant les textes sur la littérature de Gianni Rodari et d'Umberto Eco. Bravo et merci à Nicolas Lagoia. Bien cordialement,