#Lectureetlittoral - Parti pour un périple de 5000 km le long des plages de l’Atlantique, avec des pauses régulières de lecture publique à voix haute, Marc Roger n’en vit pour autant pas hors du monde. Actuellement « en lointaine Bretagne », il quitte un instant les dunes et les embruns et porte un regard sur l’actualité. Une chronique en marge, peut-être, mais précieuse. (Suivre Marc Roger sur Instagram)
Le 10/07/2023 à 10:06 par Marc Roger
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Publié le :
10/07/2023 à 10:06
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Porsguen. Bar Enez Eog. Dix heures. Dehors, il pleut des cordes. Sac à dos, pantalon, cape de pluie, je ruisselle. Il est temps de faire une pause. Une banquette me reçoit, corps, nuages et rafales de vent frais à une table pour quatre. Chocolat chaud, croissant. Sucre et chaleur. Nathalie, la jeune patronne, va d’un client à l’autre. Trois bises pour celui-là qui entre et lâche d’une voix guillerette.
— Vous parlez d’un temps, vous !
Le vieil homme et sa moustache rejoignent deux autres consommateurs installés au comptoir.
À l’écran d’une télévision accrochée en hauteur sur le mur entre moi et la porte apparaît une carte de France avec le nom de toutes les villes où des émeutes ont éclaté ces dernières nuits. La mort du jeune Nahel sous le coup d’une balle tirée par un fonctionnaire de la police de Nanterre a mis le feu aux poudres. Politiques, experts et journalistes se penchent sur notre corps social.
Mais à Porsguen, le corps social s’en fiche, les trois consommateurs tournent le dos aux trois commentateurs de BFM.
Un commentaire. Un seul.
— Ce qu’ils brûlent aujourd’hui, ce sera ça de moins la nuit du 14.
Chacun de replonger dans ses pensées au fond de son café-crème.
Ce laconisme ferait sourire s’il n’était pas glaçant.
Depuis le littoral et le GR 34 sur lequel je chemine, il semble aisé de ne rien voir et de ne rien entendre des lointaines explosions de mortier qui embrasent les centres-ville et les cités. Nous dormons à l’écart. La nuit, dit-on, porte conseil. Mais notre réveil risque d’avoir un goût amer.
Comment ne pas être profondément affecté par ce qui nous arrive ? J’emploie le nous à dessein, car c’est à nous toutes et tous, collectivement, que cela arrive. Nous ne resterons pas impunément à l’écart de ces violences si aucune réponse politique n’est apportée à la racine des injustices générées par le fossé grandissant entre celles et ceux qui ont accès au meilleur quand les exclus ne vivent que dans l’assistanat.
— Et en plus, on les aide !
Je n’invente pas la phrase.
Or, c’est connu, toute dignité bafouée est le ferment des explosions sociales.
— On ne veut pas de votre aumône, on veut vivre décemment et par d’autres moyens que les trafics à forte plus-value qu’on nous reproche. On veut vivre honnêtement.
Des mots reviennent en boucle : fracture, fossé, rejet, exclusion, manque de dialogue, racisme… Quels autres mots trouver pour expliquer cette rage de détruire dont nous sommes, à chaque fois, les spectateurs abasourdis ?
Est-il possible d’interroger la langue en terre blessée ?
Émeutiers ? On ne dit jamais émeutières. La langue inclusive aurait-elle ses limites ? Où sont les mères, les sœurs, quand les fils et les frères réduisent à cendres les bâtiments de la République en laquelle ils ne se reconnaissent pas, les médiathèques qu’ils fréquentaient avec plaisir juste avant d’accéder au collège, les gymnases dans lesquels ils aiment brûler le sucre de leurs muscles ?
Ces femmes ont-elles leurs mots à dire quand ne compte plus aux yeux de ces adolescents que leur automutilation ? Sont-elles à la manœuvre des réseaux sociaux qui font florès pour déjouer les mouvements des forces de l’ordre sur un terrain où ces dernières ont forcément perdu d’avance ? Jouent-elles l’éternel féminin de l’infirmière qui panse et cajole son héros au retour du combat ?
J’aimerais les rencontrer. J’aimerais comprendre.
Je ne cautionnerai jamais la violence, mais quel espoir nourrir au cours de votre jeunesse quand vous êtes nés sur le mauvais plateau de la balance ? Lorsque le rêve vous est inaccessible, le chaos vous fascine.
Ah ! quelle poussée d’adrénaline quand vous avez treize ou vingt ans que d’en découdre avec les CRS et les symboles de ladite société qui vous rejette. On risque d’y perdre une main, un œil, la vie, mais l’esprit de la bande vous rend fort et je me permets de le rapprocher de cette exaltation belliqueuse qui enflamme les mâles au début d’un conflit.
Homère, Iliade d’Alessandro Baricco,
traduit de l’italien par Françoise Brun (Albin Michel, 2006)
« Dire et enseigner que la guerre est un enfer, et s’arrêter là, est un mensonge dangereux. Aussi atroce que cela paraisse, il est nécessaire de se rappeler que la guerre est un enfer, oui : mais beau. Depuis toujours, les hommes s’y jettent comme des phalènes attirées par la lumière mortelle du feu […] Aussi la tâche d’un vrai pacifisme, aujourd’hui, devrait être non tant de diaboliser la guerre à l’extrême, que de comprendre que c’est uniquement quand nous serons capables d’une autre beauté que nous pourrons nous passer de celle que la guerre depuis toujours nous offre. Construire une autre beauté, c’est peut-être la seule voie vers une paix vraie […] sans devoir recourir au dopage de la guerre ou la méthadone des petites violences quotidiennes. Une autre beauté, si je me fais comprendre. »
D’aucuns de m’interrompre : « Faut-il que vous soyez “perché” sur votre GR 34 pour faire ce genre de citation. Venez donc un peu marcher sur notre GR 93 et vous verrez ! »
N’allez pas croire, j’y fais souvent ma mauvaise part. Lecteur public, je lis sur ces terrains minés. Printemps 2014 – Médiathèque de…
Projet fort sympathique imaginé par les bibliothécaires, une randonnée en boucle dans le quartier, de squares en barres d’immeubles pour aller lire à voix haute des histoires aux enfants accompagnés ou non de leurs mamans. Nous avons conjointement le projet de laisser derrière nous quelques livres-voyageurs pour qu’ils puissent être trouvés et lus par d’autres personnes qui, on l’espère, les relâcheront à leur tour avec la possibilité de suivre les livres ainsi libérés en les inscrivant sur le site de la médiathèque, si, au-delà de l’intérêt qu’elles porteraient au jeu, lesdites personnes maîtriseraient les outils numériques pour y participer. Noble programme.
15h30, c’est parti.
Les enfants rient beaucoup avec Aboie, Georges ! de Jules Feiffer. Ils tremblent pour de vrai avec Chien bleu de Nadja. Les mamans sont touchées que nous venions ainsi à leur rencontre. Les bibliothécaires leur rappellent que la médiathèque est gratuite d’accès.
Je leur lis un extrait hilarant de La civilisation, ma mère de l’auteur marocain Driss Chraïbi, lorsque la mère de Driss dans les années 50 du siècle dernier se faisait installer le téléphone. Tendre portrait d’une femme que l’auteur adorait. En partant, je dépose le livre sur un banc quelques mètres plus loin près d’un jeu pour enfants.
Nous poursuivons notre balade avec Mohamed Choukri, autre auteur marocain, et sa nouvelle Les enfants ne sont pas toujours fous ; avec Emmanuel B. Dongala, un auteur de la République du Congo, et un extrait de son roman Les petits garçons naissent aussi des étoiles. Mes lectures, nos arrêts et nos lâchers de livres se poursuivent de manière conviviale et légère sans deviner la terrible surprise que certains nous réservent au retour.
La vingtaine de livres déposés, là, au hasard d’un abribus, ici, sur une murette, ont été déchirés et s’éparpillent au vent des rues. Nous soupçonnons trois adolescents qui nous observaient de loin pendant notre déambulation, d’avoir procédé à la destruction physique des livres qu’ils considèrent indésirables sur leur terrain d’opération.
Loups contre loups. Meutes contre meutes. Où vous posez trois gouttes de votre urine, j’en contrepisse une douzaine. Ne venez pas nous vendre votre amour du livre et de la lecture, à cause d’eux nous échouons dans nos parcours scolaires. Le livre et la lecture-plaisir ne sont que vue de votre esprit. Bien avant le collège, l’école exige de nous, l’utile, le rendement, l’efficace, le sélectif et le compétitif. Dilettantes du rêve et de l’imaginaire, passez votre chemin, notre GR 93 ne connaît pas les idéaux de votre GR 34.
Propos que je leur prête en sachant qu’ils sont miens. Il eut fallu parler avec ces trois adolescents, qu’une écoute réciproque fut possible un instant. Pourquoi, eux, déchirent-ils les livres ? Pourquoi, nous, les aimons à ce point ? Nous n’en eûmes point l’occasion. Par nature furtive, l’adolescence passe sous nos radars d’adultes.
De retour à la médiathèque, autour d’un thé et de madeleines trop sucrées, nous étions abattus. L’incident, sa portée symbolique, taraudait nos consciences. Par quel chemin rejoindre Baricco, atteindre l’« autre beauté » dont il nous parle si brillamment ?
Le soleil est revenu. Du goudron de la route qui descend vers le port s’échappent des fumerolles comme au lendemain d’une nuit d’émeute entre le ciel, la mer et la terre ferme. Le temps des fleurs touche à sa fin, déjà, mais les graines ont ceci de têtu que tout demeure possible dès qu’elles sont prises de nostalgie.
Crédits photo : L'oeil mosaique de Pierre Chanteau - Marc Roger / ActuaLitté, CC BY SA 2.0
DOSSIER - Lecture et Littoral : une année de lectures à travers 5000 km de rencontres
Paru le 17/08/2012
218 pages
Belin
6,40 €
Paru le 05/05/2000
24 pages
L'Ecole des Loisirs
13,50 €
Paru le 06/09/2007
243 pages
Editions Gallimard
8,70 €
Paru le 01/08/2006
395 pages
Editions du Rocher
10,20 €
2 Commentaires
Les cerises de Clafoutis
10/07/2023 à 13:58
Très beau texte criant de vérité.
J'ai lu aussi les livres cités aux "Cerises" et à leurs enfants et petits enfants. A ma manière, je pense leur avoir donné le goût des beaux textes.
Marc Roger
10/07/2023 à 14:22
Merci Les Cerises de Clafoutis pour toutes vos actions de terrain. Avec mon meilleur souvenir !