Le Manoir des livres est un espace de conservation et d’exposition dédié aux livres d’artiste qui a ouvert ses portes à Lucinges, en Haute-Savoie, après plusieurs années de travaux. Il tient son nom et son origine de l’installation de Michel Butor sur la commune en 1989. Une exposition autour du livre-objet y est organisée entre le 8 juillet et le 14 octobre 2023.
Le 07/06/2023 à 18:12 par Dépêche
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Publié le :
07/06/2023 à 18:12
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On appelle « livre-objet » un livre qui attire l’attention sur lui-même par sa forme peu conventionnelle ou la matière inhabituelle dans laquelle il a été réalisé. Les livres-objets apparaissent ainsi nommés en 1934, ils constituent une sous-catégorie du livre d’artiste. Cette métamorphose de l’objet livre a été très souvent utilisée par Michel Butor et les artistes qui l’ont accompagné dans ces diverses explorations.
On peut citer Bicentenaire Kit conçu en 1975 par Michel Butor avec Jacques Monory pour commémorer le bicentenaire de l’indépendance des Etats-Unis ; l’immense suite de rouleaux de 28 mètres de long, Une nuit sur le Mont chauve, avec Miquel Barceló ; les livres découpés en forme d’architecture de James Guitet, Territoires III, ... Avec les artistes Youl et Thierry Lambert, le papier est découpé, manipulé et articulé sous toutes ses formes.
Le livre peut aussi être dévoré par une boule bibliophage, illisible car recouvert de cire sous les mains de Jean-Luc Parant, en pleine explosion-éclosion avec Bertrand Dorny et son Avis de Printemps. À travers une centaine de livres-objets issus de la collection du Manoir des livres et principalement réalisés par l’écrivain Michel Butor, le public sera amené à découvrir la multiplicité et la richesse que constitue cette catégorie surprenante de livres d’artiste.
Les plus spectaculaires et les plus « ludiques » des œuvres en collaboration de Michel Butor avec les artistes, en même temps que les plus rares et les plus fragiles, sont les livres-objets qui renouvellent totalement notre vision du Livre, objet central de notre civilisation occidentale.
Dans l’œuvre-continent de Michel Butor, on repère facilement les Romans, ensuite les Essais, les Poèmes et parfois aussi les « Matières de rêve » ou encore les volumes du « Génie du lieu ». Mais le plus souvent on laisse dans l’ombre (dans le sous-sol du continent) les nombreuses collaborations de cet écrivain avec les artistes : peintres, plasticiens, photographes, musiciens... Or ces collaborations artis- tiques, d’inspiration et de forme essentiellement poétiques, ont alimenté de leur courant d’énergie toutes les régions de l’œuvre butorienne, au moins depuis le début des années 60, sans que l’on puisse les « faire tenir » dans les volumes des Œuvres Complètes.
Livres-objets mais aussi livres d’artiste, estampes et autres créations à quatre mains constituent une sorte d’espace secret dans la production butorienne puisque ce sont des œuvres précieuses, à tirage limité et parfois réalisées à quelques exemplaires, sans parler des œuvres uniques, que le public ne peut voir qu’à certaines occasions (salons, expositions...) ou dans des lieux dédiés (médiathèques, galeries...) et qu’il est de toute manière quasiment impossible, pour le grand public, de manipuler et de lire du fait de leur rareté et de leur fragilité.
S’il faut donner une définition du livre-objet on pourrait dire qu’il s’agit d’un livre qui attire d’abord l’attention sur sa forme insolite ou la matière inhabituelle dans laquelle il a été réalisé. A priori c’est donc moins le contenu textuel qui se manifeste d’abord que l’enveloppe toujours assez « spectaculaire » qui contient le texte.
Le livre-objet, du fait de son caractère inattendu, doit donc susciter l’étonnement ; il s’oppose par exemple à la forme « rectangulaire » du livre traditionnel et se déploie généralement dans l’espace en trois dimensions à la manière d’une sculpture : Avis de printemps (1989) a été confectionné par Bertrand Dorny avec du carton découpé en forme de bouquet floral et le poème de Michel Butor a été écrit sur les « pétales » des fleurs ; Linteau de l’année / Prière de passer (1986) est un livre-sculpture de Jacques Clerc en acier patiné avec différents volets articulés à une structure fixe.
Le journal, la radio, la télévision, le cinéma vont obliger le livre à devenir de plus en plus «beau». Nous retrouverons le livre comme un objet complet.
- Citation de Michel Butor, dans Le livre comme objet, 1964
Le livre-objet peut être aussi travaillé de l’intérieur, donnant d’abord de lui-même une apparence de simple livre d’artiste mais sus- citant un étonnement différé dès lors que l’on se met à le parcourir et à le lire ; c’est particulièrement le cas d’Imprécations contre la fourmi d’Argentine (1973), réalisé par Ania Staritsky qui a fabriqué elle- même son papier au Moulin de Larroque. Elle est parvenue à donner à ses pages les couleurs de la terre, elle a confectionné des « galeries » en ménageant des « trous » dans certaines pages et a intégré, dans la fibre même du papier, des grains de blé, le tout pour que le lecteur se sente quelque peu fourmi.
On peut remarquer que certains livres-objets ont pour point de départ de simples objets que l’on peut rencontrer tels quels dans le commerce, ce qui les rapprochent de ce que Marcel Duchamp appelait le ready-made : l’objet déjà fait, déjà « manufacturé » mais élevé au rang d’œuvre d’art par le choix de l’artiste à quoi s’ajoute, dans le cas des livres-objets, le fait que le poète « inscrive » son poème sur ou dans l’objet. Par exemple Panier percé (2002) réalisé par Michel Butor avec Patrice Pouperon est, au départ, un objet de décoration - un petit panier en grille métallique - que l’on peut acheter dans les jardineries auquel s’ajoute un cube en papier cartonné qui « supporte » le poème.
De même plusieurs réalisations avec Georges Badin trouvent leur point de départ dans des objets achetés en grande surface : des éventails en papier, des assiettes de pique-nique, etc qui sont mis « en peinture » par l’artiste et que le poète organise en pages d’écriture.
Pour l’écrivain, la page est à la fois un objet de fantasme, puisque c’est le lieu où il lui est possible de tout dire, mais c’est aussi une surface blanche qui, depuis Mallarmé au moins, peut signifier l’impuissance d’écrire. Toutefois, avec l’appui des plasticiens qui travaillent les formes de la page, la plient, la découpent, la rythment, le livre se métamorphose de l’intérieur, la page est déjà habitée et « animée » lorsque le poète se met à écrire : une écriture « plastique » le précède, lui ouvre la voie et finalement l’inspire.
Chez Butor la page fait donc des vagues dans l’œuvre intitulée Ondulations (2005) réalisée avec Youl ; elle devient transparente dans Vitrail du soir (2005), toujours avec Youl, où l’écriture du poème en reçoit une nouvelle lumière. Il y a aussi les pages « découpées » bien représentées dans les œuvres confectionnées par Thierry Lambert comme dans Les deux jumeaux cherchent leur père (1996) où les formes « totémiques » du découpage collent parfaitement au sujet du poème.
En revanche, il existe des « super-pages » de très grand format qui, simplement repliées, constituent à elles seules des livres, comme Pétales autour de la naissance (1999), œuvre réalisée avec Léonardo Rosa.
A l’opposé du livre-objet où s’expose la Page, une autre catégorie de livres-objets se signalent davantage par leur contenant fermé : coffret, boîtes, étuis ou encore valises. Ils jouent avant tout sur la fonction de dissimulation qui invite à la lecture autant qu’à la manipulation et parfois au jeu.
Selon ses dimensions, sa matière et ses couleurs le contenant peut susciter la curiosité ou, au contraire, par sa banalité apparente susciter au départ une indifférence mais qui se transforme bientôt en surprise lorsqu’on l’ouvre, tel le coffre d’un toujours possible trésor.
À l’intérieur les divers objets qui sont contenus dans le « livre » peuvent se multiplier : Votre Faust, avec Henri Pousseur ; Bicentenaire Kit, avec Jacques Monory ; Masque, avec Pierre Leloup. Parfois au contraire la blancheur des pages se fait tombe sépulcrale : Niveaux, avec James Guitet (1980/1981). L’étui est une autre variété de contenant : il « in-visibilise » le livre mais peut multiplier les « ouvertures » (Grilles avec Jean-Pierre Plundr, 1993). Enfin, la valise (Guignol de voyage, avec Luc Joly, 1986 ; Souvenirs avec Martine Jaquemet, 2013) - autre rappel de Marcel Duchamp et symbole du voyageur qu’a été Michel Butor- signale avec force que le livre est un objet qui fait toujours voyager.
L’intérêt du livre-objet, outre son aspect « spectaculaire » et ludique, est en réalité d’éclairer des pro- blématiques littéraires et de révéler des dimensions cachées du livre traditionnel. Deux exemples suffiront à illustrer le propos.
La Blessure offre son cratère est un livre-objet réalisé par Georges Badin : il s’agit d’une bouteille de vin (vide) peinte avec un large pinceau ; Michel Butor a inscrit son poème à la place de l’étiquette habituelle.
Par-là, toutes les images que l’on associe à la bouteille de vin peuvent être associées au livre lui-même : la célébration de l’inspiration dionysiaque, le texte qui murit à travers le temps, l’élixir de la « dive bouteille » (un clin d’œil à Rabelais), le texte à partager dans la fête, ... Si l’on revient à l’œuvre Avis de printemps (Michel Butor / Bertrand Dorny), on a vu que le texte de Michel Butor se déploie sur les différentes « surfaces » florales. Toutes les pages du livre sont donc étalées ici dans la simultanéité et non dans leur successivité.
On se retrouve alors dans un printemps perpétuel, contrairement au livre traditionnel dans lequel on tourne les pages en relation avec le temps qui passe, les saisons, le destin et la mort. Avis de printemps, par son dispositif circulaire, nous libère donc de ce rail finalement tragique, car irréversible et toujours orienté, de la lecture dont on a l’habitude.
Ainsi chaque livre-objet, en déplaçant l’image traditionnelle du livre, en le métaphorisant, parvient à éclairer ses aspects repliés ou encore dissimulés. Dans cette perspective, le livre-objet est un hommage au livre traditionnel qu’il vise à enrichir.
Le Manoir des livres prend place au sein de l’Archipel Butor, composé également d’une bibliothèque de lecture publique et de la maison de l’écrivain, espace de résidences d’artiste depuis octobre 2020.
La rénovation du bâtiment, qui avait déjà abrité 7 expositions entre 2009 et 2014, a été conduite par l’architecte du patrimoine Guy Desgrandchamps, suite à une commande communale. Les travaux ont duré presque deux ans.
C’est le cabinet de scénographie Designers Unit à Paris, qui a été retenu afin d’aménager les espaces d’expo- sition sur une mission d’Annemasse Agglomération. D’une surface de 650 m2 grâce à l’extension, le Manoir des livres offre un espace d’environ 300 m2 dédiés aux expositions.
Chaque année, le lieu accueille trois expositions temporaires, l’une d’entre elles étant dédiée à la mise en valeur des collections qui comptent plus de 1600 livres d’artiste en 2020, tandis que les autres sont consacrées à un artiste, un poète, ou un éditeur, œuvrant principalement dans le domaine du livre d’artiste.
L’écrivain de notoriété internationale Michel Butor (1926-2016) est connu du grand public pour sa participation au Nouveau Roman dans les années cinquante et le succès de son livre La Modification (prix Renaudot 1957). Son œuvre littéraire gigantesque marquée par des formes d’écriture innovantes a été consacrée à d’innombrables reprises à l’étranger comme en France avec par exemple avec la grande exposition « Michel Butor, l’écriture nomade » organisée à la Bibliothèque Nationale de France en 2006 ou par le grand prix de Littérature de l’Académie Française en 2013.
À travers une partie importante de son œuvre réalisée en collaboration avec des artistes plasticiens, Michel Butor incarne également une figure fondamentale et novatrice dans le domaine du livre d’artiste. En 1989, il choisit de vivre et d’écrire sur la commune de Lucinges, à proximité de Genève où il en- seigne à l’Université. Cette installation au cœur de l’Agglomération d’Annemasse explique l’origine du projet.
C’est en 2011 que Michel Butor effectue un premier don d’une centaine de livres d’artiste en faveur de Lucinges. Ce don constitue le point de départ de la collection. Le Manoir est alors envisagé comme un musée du livre d’artiste.
À partir de cette date, acquisitions et dons vont régulièrement se poursuivre et la collection se dessine. Cinq ans plus tard, le projet change de forme et trouve un nouvel élan.
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Le musée initialement envisagé par la commune se transforme en une bibliothèque patrimoniale qui sera portée par un EPCI, l’Agglomération d’Annemasse. Un mois avant sa disparition le 24 août 2016, Michel Butor lui donne son nom : il devient « le Manoir des livres ».
Crédits photo : Cinq rouleaux de Printemps, Michel Butor, édition Arches, 1984, collection Manoir des livres © Bruno Pilia.
Par Dépêche
Contact : depeche@actualitte.com
1 Commentaire
Ange lisa
08/06/2023 à 09:22
Très beau projet de don et de partage et de rencontre à l'initiative de Michel Butor.