UkraineUnderAttack – La désinformation, comme arme de destruction massive : cette idée revient en force avec le conflit en Ukraine. Une forme de guerre moins coûteuse, qu’expose depuis une dizaine d’années le chef d’État major des forces russes, le général Valeri Gerasimov. Mais en remontant le fil de l’histoire même du terme, on retrouve un écrivain d’origine russe, qui en avait fait un thème majeur de ses romans : Vladimir Volkoff.
Le 27/04/2022 à 16:49 par Nicolas Gary
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27/04/2022 à 16:49
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Le général Guerasimov, le chef d’État-major de l’armée russe, qui n’a pas réapparu en public depuis la mi-mars, et en poste depuis novembre 2012, comptait parmi les fidèles de Vladimir Poutine. Deux ans après sa nomination, il produira une doctrine diffusée auprès des organes officiels russes, qui a pris son nom.
Il y évoque un modèle de guerre nouvelle génération : « En substance, il explique que la Russie n’a plus les moyens financiers de mener des guerres. Pour pallier ce manque d’argent, et malgré tout remporter les affrontements, il puise dans les outils de propagandes et de hacking — tout ce qui peut désinformer. Des moyens moins coûteux, qui précèdent l’envoi de troupes d’élite qui prendront plus facilement le pays », explique Patrick de Friberg, auteur lui-même de romans d’espionnage.
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Très proche de Vladimir Volkoff — qui l’aura lancé dans l’écriture —, il l’a rencontré en 81 et collaborera longtemps avec lui sur des travaux d’écriture. « Ce que l’on oublierait presque, c’est que le terme de désinformation, Vladimir Volkoff l’a conçu, tout en théorisant son fonctionnement. Toute son œuvre tourne autour de cette notion, qui s’est imposée comme une révélation », ajoute l’auteur. Ah ? Eh bien, parlons-en…
Volkoff, fils d’émigrés russes ayant fui la Révolution, est né à Paris : de l’URSS et de l’histoire de ce pays, il conservera une solide connaissance – autant qu’il put entretenir, en bon orthodoxe et Russe blanc de deuxième génération ce rêve de retour à une Grande Russie. Anticommuniste farouche, éminemment conscient des millions de morts du stalinisme, des goulags ou de l’Ukraine affamée.
Officier du renseignement français en Algérie, il aura côtoyé les outils militaires de très près. Sa carrière universitaire comme professeur de littérature aux États-Unis — littérature et civilisation françaises — le rapprochera davantage encore de l’écrit. Dès 1965, il publia sous le pseudonyme de Lieutenant X une série d’ouvrages mettant en scène Langelot, sous-lieutenant des services secrets. Un personnage facétieux qui trouvera sa place durant plus de 20 années dans la Bibliothèque verte.
Mais l’œuvre débutera en 1979 avec Le Retournement, proposé à l’éditeur de L’Âge d’Homme, Vladimir Dimitrijevic, qui le coéditera avec un certain... Bernard de Fallois, alors salarié de Julliard. Ce roman d’espionnage posera le premier jalon d’une longue réflexion sur la manipulation de l’information — mettant en scène les services de renseignements français, soviétiques et américains, à la fin des années 60.
dédicace sur les quatre tomes des Humeurs de la mer, par Volkoff à Patrick de Friberg (© Patrick de Friberg)
Le terme même de désinformation est issu du russe : dezinformatzia, qui originellement désigne le recours à la presse pour manipuler les masses et les opinions. Autrement dit, un dévoiement de la liberté d’informer, au profit d’une cause défendue. « Volkoff avait théorisé cette approche, en indiquant que toute désinformation fonctionne le temps que dure une dictature », reprend Patrick de Friberg. « Mais le tsunami qui s’enclenche quand la vérité éclate devient infiniment plus puissant. Pour cette raison, les dictatures ne peuvent pas durer. »
Il en découlera d’ailleurs un essai, réunissant différents écrits, sous le titre La Désinformation, arme de guerre, paru en 1986, toujours dans une coédition Julliard/L’âge d’homme. Un ouvrage qui passionnera jusqu’à la DGSE, puisqu’Alexandre de Marenches, alors directeur général du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, recevra Volkoff. « C’était une véritable révélation d’un système, des moyens mis en œuvre — et qui ne reposait pas sur une stratégie nucléaire », se souvient Patrick de Friberg.
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« D’ailleurs, si l’on exclut la tétralogie Les Humeurs de la mer, Il y a longtemps, mon amour et Week-end au Touquet – ainsi qu'à la fin de sa vie trois titres sur l’histoire russe –, tous ces romans auront par la suite développé cette notion de manipulation. » Y compris une approche sur la manière dont les institutions russes ont pu gommer toute trace sur les méthodes colonialistes de l’impérialisme soviétique. Une sorte de point aveugle de la littérature historiographique sur le sujet, semble-t-il.
Ce que nous appelons aujourd’hui « post-vérité », cette mécanique diaboliquement efficace de suppression méthodique des éléments gênants et des solutions de désinformation, ainsi qu’une manipulation du fait historique, jusque dans l’industrie du livre de l'époque soviétique, apparaît ainsi déjà dans Le Montage. Roman de 1982, qui reçut le Grand prix de l’Académie française, il présente une séquence lourde de sens : « Elle portera son manuscrit à quelqu’un d’autre, qui en tirerait du bénéfice et surtout risquait de le publier sans cette modification essentielle. »
Une « modification » qui n’a rien d’une esthétique éditoriale ni de corrections sommaires, mais bien d’une réécriture de l’histoire, comme expliqué par la suite : « Nous larguons Staline, amoncelez sur sa tête tous les immondices que vous voudrez ; mais pour Lénine, bas les pattes ! Il faut nous laisser un dieu d’une pureté absolue. » La suite est disponible (à partir de la p. 99) dans l’extrait ci-dessous. Édifiant. Et véridique.
La désinformation est là : méthodique, implacable, et aujourd’hui appuyé par des trolls de tout poil, qui peuplent les réseaux et alimentent la fameuse machine Guerasimov.
Mais ces mensonges n’auraient qu’un temps, reprend Patrick de Friberg — qui prépare actuellement un ouvrage mettant justement Vladimir Volkoff en scène. « En 81, je préparais Saint-Cyr quand je l’ai rencontré. Il avait une théorie stupéfiante pour l’époque. Selon lui, la diffusion de musique sur les radios américaines, à mesure que les antennes seraient en mesure de diffuser plus loin et plus largement, provoquerait l’effondrement de Berlin Est. La musique occidentale allait détruire l’URSS et la jeunesse ferait, poussée par elle, cette révolution. »
Insolite, pour le moins. « D’ailleurs, quand les foules de jeunes se sont réunies à Berlin, en 89, elles n’avaient pas peur, côté soviétique. Parce que de l’autre côté, il y avait le mirage occidental à atteindre, qui les attendait, porté par les chansons. »
Autant d’éléments qui auront nourri Patrick de Friberg dans ses propres textes. Dans Le Dossier Rodina, il explorait cette idée que les outils d’informations du KGB sont toujours les mêmes. Un KGB dont est d'ailleurs issu Vladimir Poutine, non ? Et ce qui se trame en Ukraine actuellement, découle des mêmes procédés d’alors. D'autre part, l'ouvrage fut écrit durant l’annexion de la Crimée par la Russie (février/mars 2014), avec une certaine vision, là encore.
« Tout repose sur la fausse russification des pays baltes du Nord, et le message véhiculé que l’OTAN incarne un ennemi de la Russie et de la Lettonie. Tout cela aura permis que les chars débarquent par la suite. Mais la situation ukrainienne est nettement différente, car cette guerre de la désinformation s’érode », observe le romancier.
Et voilà plus de vingt ans, en entamant une collaboration avec Vladimir Volkoff, dans un livre nommé Nous étions une frontière, voici ce que l’on peut lire :
« Nous étions une frontière. À l’image de cette Porte de Brandebourg, de ce pont de Glinike sur la route de Postdam. À l’image de tous ces symboles de cinquante années de Guerre froide marquées par des croix rouges sur une carte d’État-major. Là, s’y échangeaient, en secret, les consciences des nations. D’un côté, l’Ouest et ses mirages. De l’autre, l’Est et ses maquillages. Au milieu, dérangeante, la limite floue de l’espionnage. »
L’ouvrage, qui vécut la triste aventure French Pulp, sortit en 2019, avec cet autre regard :
« Nous sommes en 2019, vous rendez-vous compte du chemin parcouru si vite ? La paix n’a pas d’histoire, Lefort, vous devriez le savoir, vous, le vieux soldat. La paix n’a pas de frontières ni de réfugiés : la paix n’existe pas sans la guerre qu’elle termine. Quelle ironie de savoir que notre temps devient l’Histoire parce que nos innocents meurent par centaines de milliers sous les bombes et la torture. Quand la guerre revint, alors naquit la génération instantanée des héros magnifiques et des traîtres absolus. L’amnésie des bien-pensants est de retour, maladie des écriveurs de tous ces panneaux-réclames ignobles qui feront les livres d’histoire. La guerre, mon bon Lefort, la guerre efface même les péchés de tous les fous que nous avons créés. »
« Pour Volkoff, la désinformation réside d’ailleurs même au sein de toute information communiquée. En réalité, on ne dispose pas des moyens permettant de vérifier les éléments dévoilés, les faits — toute la véracité en somme. L’individu se retrouve alors contraint à faire confiance. » La question est alors : jusqu’où croire ?
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À ce titre, apportons un peu de nuance, de celui-là même qui l’a connu. Car Volkoff a pu également faire l’objet de récupération voire d’accusations post-mortem, qui en feraient un homme d’extrême droite. « Il est monarchique dans le sens russe de la monarchie des Boyars, qui intègre la qualité religieuse du chef, mais accepte la démocratie du peuple pour l’éclairer. Oui ce serait aujourd’hui un vieux con de droite, qu’on ne pourrait comprendre non pas par l’histoire, mais par ce qu’il a vécu. Il me traitait de gauchiste intelligent », indique Patrick de Friberg.
« Il fut l’héritier de l’Histoire, et aujourd’hui, essayer de le classifier dans un panel politique me semble impossible et c’est pour ça que je me pose cette question de savoir s’il serait aujourd’hui pour la guerre “sainte” de la Russie en Ukraine, ou pour La défense d’un état démocratique subissant une tentative d’annexion. Attention aux récupérateurs qui diraient qu’il serait pro-Zemmour, la première certitude que j’ai est qu’il était bien renseigné, en dehors des rumeurs et des désinformations. »
Et de conclure : « La deuxième est qu’il m’aurait écouté, juste pour me flatter, mais que j’aurais fait mon possible pour lui prouver que le gagnant de cette guerre est déjà écrit : le peuple ukrainien a montré, a surpris, qu’il n’était pas russe, mais que l’histoire du Rus', ce premier rêve d’un empire était ukrainien. Je revenais toujours à l’histoire pour le convaincre. »
DOSSIER - La guerre de Vladimir Poutine contre l'Ukraine
crédits photo : Nijwam Swargiary/Unsplash
DOSSIER - La guerre de Vladimir Poutine contre l'Ukraine ou la Russie impériale
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1 Commentaire
Marie
28/04/2022 à 08:20
Où commence et où finit la désinformation?Sur la forme, sur le fond, ou sur les deux?Je recommande la lecture attentive de la thèse de Ingrid Riocreux : "La langue des médias", riche d'exemples. On ne s'"informe "plus, ensuite, de la même façon, on est de plus en plus actif, parce que l'on prend le temps de réfléchir.