REPORTAGE – Avec ses chiffres clinquants, ses stars qui pavoisent, ses nouveautés « jubilatoires » et ses jurys qui polémiquent, la rentrée littéraire devrait tous nous passionner. Et quand on dit “tous”, on pense en premier lieu, bien évidemment, aux libraires. Et pourtant… ActuaLitté est allé à la rencontre de plusieurs commerçants du livre, à Strasbourg. Il s'en dégage comme une odeur d'indifférence pugnace.
Le 18/10/2021 à 10:35 par Maxime DesGranges
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Publié le :
18/10/2021 à 10:35
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« Franchement, je m’en branle un peu de leur rentrée. » C’est Nicolas, gaillard aux tatouages nombreux et à la barbe touffue, qui édicte cette sentence. On savait déjà que, selon une étude récente, les jeunes se désintéressaient de la rentrée. Mais problème : Nicolas est libraire. Pire : il est même le gérant de sa boutique, la librairie Le Tigre, indépendante et spécialisée en BD à Strasbourg.
Premier constat, donc : les libraires qui se contrefichent de la rentrée littéraire, ça existe. Qui sont-ils ? Où se cachent-ils ? Quels sont leurs réseaux ? Comment ces êtres marginaux vivent-ils cette période si particulière de l’année culturelle française ? Certains, les généralistes, seraient-ils plus libraires que d’autres, les spécialisés ? Enquête au cœur de ceux qui n’en ont rien à foutre.
Agathe, employée depuis un an à la librairie Gutenberg, vient de terminer sa vitrine aux couleurs de l’automne. Moins catégorique que Nicolas, elle préfère se montrer pragmatique : « C’est un grand jeu la rentrée littéraire et on est obligés de rentrer dedans, parce que la librairie est un commerce et nous sommes contraints de faire avec. » Bien sûr, elle a agencé la table des Nouveautés avec un soin professionnel, et les noms dont tout le monde parle y figurent. Mais concernant la longue liste des prétendants aux Goncourt, Renaudot et autres, elle avoue : « Je n’en ai lu que deux. »
À la Bouquinette, librairie Jeunesse située dans une rue passante de Strasbourg, on sent le même désintérêt chez Alice, employée depuis 3 ans : « La rentrée littéraire, je n’ai pas la possibilité de m’y intéresser, il y a trop de livres et je n’ai pas le temps de les lire, j’ai déjà beaucoup à lire en Jeunesse ! Je connais les noms seulement. C’est à la fois par manque d’intérêt et manque de temps. C’est un avis très personnel, mais je trouve que les thèmes, les couvertures sont toujours un peu les mêmes, un peu uniformes. Il y a beaucoup plus de diversité en Jeunesse. »
Alice ne se vexe pas que la grande fête annuelle du livre soit autant centrée sur le roman, au contraire : « Nous, de toute façon, notre grand moment c’est Noël. C’est là que les médias parlent de nous, et il y a moins cette cohue autour des grands noms, des livres qui se vendent. Donc je préfère. »
Si de son côté, la BD a sa rentrée bien à elle, concomitante à la rentrée littéraire, mais bien plus discrète alors que le nombre de parutions annuelles est nettement supérieur au roman, Nicolas explique que « la BD pour les littéraires ça a toujours été un art mineur parce qu’ils voient Lucky Luke et Astérix, ces choses-là, alors que ça a énormément changé depuis longtemps maintenant. Même si aujourd’hui, il n’y a pas une semaine sans que France Inter ne parle d’un auteur ou d’un illustrateur, d’une autrice ou illustratrice ».
La rentrée littéraire est synonyme de listes, de sélections, d’effervescence autour des prix attribués à l’automne, sur lesquels on s’écharpe ou l’on s’accorde, selon les cas. Il en existe des centaines, qui finissent par récompenser tout et n’importe quoi, comme ce « Prix du roman qui fait du bien », décerné en septembre à Florent Oiseau pour Les fruits tombent des arbres.
Pourquoi, tant qu’on y est, ne pas récompenser le roman qui fait dormir, le roman qui soulage la migraine et le roman qui donne envie de pisser ? Agathe le dit elle-même : « Il y en a trop ! Et moi je préfère les maisons d’édition indépendantes, mais elles sont rarement dans les prix. Donc en tant que libraire, je m’intéresse aux gros prix, mais en tant que lectrice, aux petits. »
Selon Alice, ce n’est même pas la période des prix qui est déterminante pour le secteur Jeunesse, mais celle de Noël, car « les nouveautés sortent à cette période. On a pas mal de visibilité à ce moment-là : les médias mettent aussi en valeur les livres pour les petits et la jeunesse. » Si le roman est hégémonique dans les médias, ce sont souvent les festivals et les salons qui permettent aux autres genres d’exister. En BD, Nicolas rappelle qu’« il y a Angoulême évidemment, mais aussi plein de petits festivals qui essayent de tirer leur épingle du jeu, par exemple Saint-Malo dont le prix est en octobre. »
Même les « antiquaires du livre », comme le dit Lorine au sujet de M. Matrat, libraire à la Jument verte, spécialisée en livres rares et anciens, ont leur propre événement annuel incontournable : « C’est le Salon du livre rare à Paris, qui réunit des libraires du monde entier, les plus grandes maisons, mais aussi nous par exemple. On y participe depuis cinq ans. Avec New York et Londres, c’est l’endroit où il faut être pour partager la passion du livre ancien et pour prendre connaissance de l’état du marché et de sa dynamique. »
Angot ? Viel ? Chalandon ? Appanah ? Jaenada et les autres ? Là-bas, connait pas.
Mais nul besoin de commander des palettes du dernier Eric-Emmanuel Schmitt pour avoir le droit de revendiquer sa passion du livre. Chez les libraires que nous rencontrons, tous défendent les livres avec un enthousiasme égal. Ce qui frappe surtout, c’est la ferveur avec laquelle chacun tient à mettre en avant les petites maisons indépendantes.
Nicolas en tête : « Il y a Angoulême qui essaye de promouvoir des trucs qui sortent un peu du lot, mais bon encore, les petites maisons manquent de visibilité. Ce qui est emmerdant et qui me fait chier c’est la concentration des prix sur un même titre, comme ce qui s’est passé avec le Guarnido et Ayroles en 2019, qui a été un gros carton (36 prix). Et puis Angoulême arrive et les libraires, avec leur “Prix des libraires”, lui donnent encore un prix. Je trouve ça nul. Parce que c’est là notre taf en tant que libraire : donner une visibilité aux petits livres dont on ne va pas parler sur France Inter ou dans les journaux ou sur les affiches dans les gares. C’est à nous de faire ce job-là. »
À Gutenberg, Agathe tâche d’expliquer elle aussi cette tendresse pour les petites maisons : « C’est très personnel, mais je trouve que les petites maisons ont plus d’audace, plus d’originalité. » Puis le naturel de la libraire revient au galop quand elle se lance dans la défense de son dernier coup de cœur : « Ceci est ma chair, de Marc Villemain (Les Pérégrines). Ça parle d’une société cannibale, un livre qui voit la survie de l’Humanité à travers le cannibalisme. C’est complètement dingue. Une écriture truculente, un peu à la Rabelais. Tous les personnages sont hauts en couleur, c’est très drôle et très intelligent. Et en BD : Le grand vide, chez 2024, une petite maison locale qui publie pas mal de jeunes de l’HEAR (Haute école des arts du Rhin). »
Elle aussi motivée par cette volonté de défendre les indépendants, Alice a même entièrement refait la vitrine de la Bouquinette « autour des Onze chatons, chez 2024. On les aime beaucoup et on les pousse beaucoup, donc ça marche bien. »
Clairement, les 500 et quelques parutions, Galligrasseuil, le déjeuner chez Drouant, les chroniques de Camille Laurens : tous ont l’air de s’en moquer éperdument. Quand Lorine, notre jeune diplômée des Arts déco, sort d’une vitrine un livre du XVIIIe siècle, elle le fait avec une solennité qui nous emmène loin, très loin des querelles picrocholines du Ve arrondissement : « Les livres que nous voulons mettre en avant sont les beaux livres avec une reliure raffinée, de belles matières et avec de belles gravures, car l’image plaît beaucoup. Celui-ci (Flavius Joseph sur l’histoire des Juifs) est en vélin avec une reliure en peau. »
Elle se saisit d'un autre : « Celui-là est assez classique (Recherche sur les costumes, en deux volumes), mais il a une superbe reliure, ses gravures sont superbes, c’est très beau, et le Maroquin vert est très beau aussi, c’est très difficile de garder une teinte aussi belle sur une période aussi longue. Il a quelque chose d’un peu brut et raffiné, mais pas trop. On a encore les petits détails qui sont jolis, dans le papier, les erreurs d’impression… »
Domaine différent, mais même entrain pour Nicolas qui, entre deux saluts aux amis qui passent sur le quai des Bateliers, tient à mettre à l’honneur l’une de ses trouvailles : « Il y a un truc que j’ai adoré, qui est sorti chez Quintal Éditions, tiré à seulement 300 exemplaires, c’était de la risographie, ça s’appelait La Manticore, c’était une toute jeune autrice, c’était son premier bouquin, c’était juste magnifique, un conte des 1001 nuits, mais qui parlait du Genre. De toute beauté, une histoire au top. »
Difficile de parler de passion sans aller demander leur avis aux chrétiens, plutôt connaisseurs de la question. Car même avec ce vieil engin qu’est la Bible, on peut compter sur des nouveautés. Claire, libraire à la Libraire chrétienne et traductrice, n’a aucun mal à nous confier que « la rentrée littéraire, ça ne m’intéresse pas beaucoup. Je lis les nouveautés qu’on reçoit ici bien sûr, mais en règle général je lis plutôt des classiques. Or, pour ce qui est de la littérature contemporaine, je ne m’y consacre pas du tout ».
Et pourtant, chez ces protestants à tendance évangélique, libraire ou pas, l’amour du livre est un peu une obligation. Sans surprise, le livre que Claire tient à mettre en avant est donc une Bible. Mais pas n’importe laquelle : « C’est une Bible pour les enfants, qui se vend très bien. Je l’aime beaucoup pour ses illustrations originales. Ce sont des histoires marquantes de la Bible, racontées de manière assez interactive, avec de l’humour, notamment dans les illustrations. Là par exemple c’est la Loi donnée par Moïse, c’est amusant. Et je l’aime bien parce que c’est une bonne synthèse. Je la conseille souvent. »
Très vite sa jeune collègue, pourtant discrète jusque-là, bondit de son siège pour venir défendre elle aussi son coup de cœur du moment, nous tenant un discours que, dans son genre, le très-à-gauche Nicolas n’aurait peut-être pas renié : « La Bible pour les filles. C’est une merveille parce que tous les personnages féminins sont mis en avant. On les découvre sous un angle différent, qui n’est pas forcément explicite dans la Bible classique. On parle des femmes et de ce qu’elles ont pu changer dans l’histoire. Ça permet aux petites filles de s’identifier. Par exemple ma petite sœur lit la Bible pour les filles et ça la pousse à vouloir savoir, comprendre le rôle des femmes dans la Bible, l’importance qu’elles ont dans l’Histoire. »
Alors, comment le vivent ces libraires un peu oubliés qui travaillent à contre-courant de la frénésie médiatique de l’automne, et qui se sentent étrangers à toute l’agitation du milieu de l’édition ? À en croire Nicolas, que la marge n’a pas l’air de déranger, plutôt bien : « J’ai des potes qui entrent et qui me disent : “Salut connard d’anarchiste”, mais à part ça, ça va. »
Crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
8 Commentaires
Toinou
18/10/2021 à 11:24
Le "marocain vert" ?!? Avec la majuscule de rigueur, ça ferait un titre intéressant... Mais je crains qu'ici on ne doive se contenter du "maroquin" ;-)
Team ActuaLitté
18/10/2021 à 11:26
Bonjour
Difficile de ne pas en déduire bien, hélas, bien des choses...
Merci de votre coup d'oeil, c'est modifié !
Nico
19/10/2021 à 00:01
Normal que des libraires jeunesse se foutent de la rentrée littéraire.
Je doute que cela soit aussi facile de trouver des librairies généralistes (en neuf bien sûr 😉) qui s'en carrent la nouille !!
Macropus
19/10/2021 à 10:33
Il y a surtout une manière d'y prêter attention : c'est certes bien plus chronophage de se péter le cul à chercher des titres un peu à part au sein des nouveautés des éditeurs, mais j'ai vu quelques librairies indépendantes généralistes qui arrvaient à faire des tables se démarquant réellement de la production littéraire hégémonique. je suppose que ça demande aussi d'être assez borné face aux représ étant donnés l'agressivité de certain.e.s quand il s'agit de vendre les gros titres de la rentrée de leur catalogue haha
Maxime
20/10/2021 à 00:59
Bonjour Macropus,
Vous avez raison, c'est justement ce qu'a dit la libraire Agathe (généraliste) d'emblée : la question n'est pas de savoir si on s'y intéresse ou non, mais la façon dont on va s'y intéresser.
Houla
19/10/2021 à 10:57
Ce genre d'article où la conclusion est écrite avant de faire l'enquête...
Maxime
20/10/2021 à 00:56
Bonjour Houla,
Il ne s'agit pas d'une enquête à proprement parler, mais de rencontres, d'interviews. C'était surtout une façon détournée de donner la parole à des libraires qu'on entend peu, et leur donner l'occasion de mettre des livres et des petits éditeurs en avant.
jean-luc favre reymond
09/11/2021 à 13:43
en effet les prix littéraires un vrai casse tête y compris pour les journalistes......loi du marché contre loi de la qualité.........