L’indépendance éditoriale, entendue comme une liberté de publier, ne se laisse pas définir facilement. Elle est affaire de jugement, d’auteur(e)s, d’éditeurs(trices), selon des critères qui leur appartiennent, et des publics aussi — et de la nature du régime politique en cours. Par Gilles Kujawski, ancien commercial d’Editis, militant à La France Insoumise.
Le 12/10/2021 à 12:47 par Auteur invité
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12/10/2021 à 12:47
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Par contre, une maison d’édition autonome, pour ses publications et ses finances, est éligible à l’appellation d’« édition indépendante ». Mais le champ est étroit : 65 % de l’édition française sont détenus par Hachette Livre et Editis, auxquels il faut ajouter les autres groupes (Madrigall, Média Participations…). La concentration des maisons d’édition est extrême, l’édition indépendante est marginale.
Et si la distinction est claire entre un libraire indépendant et un magasin de chaîne (type Fnac ou Cultura), la question de l’indépendance de l’édition — particulièrement industrielle et filialisée — est d’une autre trempe.
Nous sommes au début du millénaire. Au Salon du livre de Paris, Editis convie ses éditeurs et des libraires à un cocktail, accueillis par Alain Kouck, président du groupe. À un libraire de Thiais (94), qui se présente, goguenard, comme « libraire indépendant », Kouck répond, avec un sourire : « Alain Kouck, Président de groupe indépendant. »
Ce « groupe indépendant » appartenait à un empire constitué autour de Wendel, fond d’investissement à l’époque dirigé par Ernest-Antoine Seillière, également patron du MEDEF. Le groupe avait été filiale de Vivendi, sous le nom de « VUPS » et sous la direction de Jean-Marie Messier, avant de le redevenir aujourd’hui, sous la houlette de Vincent Bolloré.
Indépendance ? Pour la deuxième fois en 20 ans, Hachette Livre et Editis (le premier, et leader, étant filiale du groupe Lagardère publishing), sont au cœur d’un ballet actionnarial, avec un enjeu, la conquête du premier rang des groupes français par Editis (et son PDG Bolloré), et des otages : les éditeurs, les salariés, et, bien entendu, l’indépendance de l’édition, sur fond de danger de concentration économique encore accrue.
On peut trouver de quoi se rassurer : les groupes sont des phénomènes anciens, et, à quelques exceptions notables près, ne pratiquent pas d’entrave à l’autonomie éditoriale de leurs filiales. Signalons toutefois Denis Robert, empêché de publier Pendant les affaires, les affaires continuent par Olivier Orban, PDG de Plon, en 1993, provoquant le départ de Laurent Beccaria de Plon. Une censure d’auteur par un éditeur pour ne pas froisser des actionnaires mis en cause par l’auteur, pour leur responsabilité dans les dérives du capitalisme financier.
Le Seuil, éditeur « chrétien de gauche », est devenu filiale du groupe Média participations, catalogué à droite, sans qu’on ait entendu parler, à ce jour, d’intrusion éditoriale ou comptable. Selon François Gèze, son ancien PDG, l’absorption de La Découverte par le futur Editis n’a jamais empêché sa maison de dormir ni de publier.
Mais la vie de l’édition se ressent plus que jamais à l'aune des grands groupes. Outre leur poids démesuré dans le chiffre d’affaires de l’édition, le Président du SNE, Vincent Montagne, est PDG de Média Participation, son directeur général est Pierre Dutilleul, ancien dirigeant d’Editis. La majorité des maisons d’édition emblématiques ou historiques, devenues des unités, ou marques, aux personnalités et fonctionnements différents, sont sous tutelles de groupes, eux-mêmes des filiales pour certains (exemple, le groupe Libella, filiale du groupe pharmaceutique Hofmann-La Roche). Albin Michel étant un des derniers grands éditeurs hors groupe, auquel se joignent certains autres, comme Odile Jacob.
Dès lors se posent des questions : la concentration, jusqu’où ? Dans quelles mains, et pour quel usage ? Et quelles conséquences ?
Le projet d’acquisition du groupe Hachette Livre par Vivendi, comme une réponse au processus inverse de l’année 2000, risque le retoquage par la Commission européenne, pour constitution de monopole. Mais il est question d’une alternative, qui consisterait, pour Bolloré, à démembrer Hachette et Editis pour n’en faire qu’un groupe, constitué des entités les plus rentables des deux.
De l’édition comme un joujou d’actionnaire et un terrain de jeu social. Car ces transferts, s’ils ont lieu, s’accompagneront de départs plus ou moins subis de personnels, très fortement investis dans la vie et l’identité de leurs maisons d’édition et qui peinent le plus souvent (le mot est faible), à retrouver du travail.
Par ailleurs, Impossible de passer outre la question à plusieurs têtes qu’induit le projet : et les livres, là-dedans ? Et la lecture ? Et la culture ? Et, début du processus, la création ? De fait, il n’en est pas question. Ambition de plus-value boursière issue d’un remodelage des deux grands groupes d’édition, ou rêve d’un énorme groupe façon bunker spéculatif : dans les deux cas, les livres disparaissent. Relégués vers un usage purement industriel et marchand, entre le faire-valoir et le marche pied. La lecture ? Une incidence aléatoire. La culture ? Un vol-au-vent distrayant, tout au plus, à condition qu’il ne coûte rien. La création ? Une ligne de chiffre d’affaires.
Ceci, alors que, sur fond de système déglingué, à base de star-system d’auteurs aux grosses ventes et aux rentes considérables, tandis que la grande masse des auteur(e)s et artistes-auteur(e)s mordent la poussière, la lecture publique est en baisse, l’accès de nouvelles classes d’âge à la connaissance, à l’esprit critique, devient problématique. On préfère jouer en bourse plutôt que de s’attaquer au problème posé par le retrait de la lecture, quand une édition mobilisée autour du problème pourrait contribuer à le résoudre.
La perte de sens et de réalité va de pair avec le gigantisme économique.
Pendant ce temps, une petite et moyenne édition créative, inventive et indépendante, tente de vivre ou survivre. Pour certaines maisons qui franchissent les années et sortent de l’anonymat (on pense à La Volte, aux Liens qui libèrent, entre quelques autres), d’autres éditeurs s’habituent au cumul des tâches, aux salaires aléatoires, au renoncement à la vie personnelle et aux incertitudes quant au lendemain. En cause, en particulier, le nerf de la guerre : l’accès à une diffusion et distribution, majoritairement aux mains des géants susnommés (Hachette et Editis en tête), qui imposent à l’éditeur un rythme industriel, et lui coûtent de 50 à 60 % du prix de chaque livre.
L’alternative est simple, mais repose sur un même traitement : on se saigne. Soit pour s’auto-diffuser et distribuer, soit en contractant avec un diffuseur distributeur. Dans ce dernier cas, c’est avec la hantise d’être remisé derrière les co-contractants mastodontes, tout reposant alors non sur le fonds ou le contenu des livres, mais sur l’obsession d’avoir une vente à 10.000 ou 20.000 exemplaires au moins une fois l’an, pour acquérir une marge de manœuvre de trésorerie.
En cela, une création indépendante des exigences économique et budgétaire (de quelque domaine que ce soit, littérature, BD, sciences humaines ou poésie), qui trouve asile dans une édition indépendante précaire, peut ne jamais trouver de lectorat.
L’avertissement vient d’en haut, en 2004, lorsque Wendel investissement prend le contrôle de VUPS : pour Alain Kouck, PDG de VUPS, « Ce qui est important, c’est de savoir si l’actionnaire se mêle ou non de la ligne éditoriale ».
En 2021, l’idéologie a surgi à visage découvert dans l’édition, posant de nouveau la question de son indépendance sous un jour non seulement financier, mais aussi idéologique.
La rupture, imposée par Albin Michel, du contrat qui liait la maison à Eric Zemmour, semble préciser un mouvement déjà perceptible : Vincent Bolloré assume un positionnement résolument de droite. L’accueil de la maison d’édition de Zemmour, Rubempré, et sa prise en diffusion et distribution par Editis/Vivendi, sont une opération juteuse financièrement (outre Zemmour, la maison devrait accueillir Philippe de Villiers, les deux hommes représentant à eux deux un énorme capital de ventes), une opportunité boursière bienvenue face à Média Participations, et un début de possible ancrage d’Editis à droite.
À ce sujet, les interprétations circulent quant à l’arrivée chez Plon de l’ancienne éditrice de Zemmour chez Albin Michel, Lise Boëll. Mais son arrivée, accolée à celle de Zemmour chez Editis, ressemble fort à une intrusion idéologique dans une entreprise, Plon, connue pour son pluralisme éditorial. Ainsi que le soulignait Éric Zemmour lui-même, en réponse à une question qui lui était posée par ActuaLitté, Plon a publié Jean-Luc Mélenchon (et, avant lui, Roland Dumas, Arlette Laguiller ou Jean-Pierre Chevènement).
ZEMMOUR: “Comment je suis devenu auteur-éditeur”
Au même moment, la décision d’Albin Michel a probablement été pour la maison une opportunité d’affirmer son indépendance, idéologique (les signatures de Zemmour et Philippe de Villiers lui faisaient assumer une image droitière) et financière (la perte de ces deux auteurs représente un manque à gagner colossal en termes de chiffre d’affaires).
L’économie du livre est tentée par le vertige, elle s’attache à banaliser les livres au sein de l’univers productif, en leur appliquant les usages et méthodes de gestion en vigueur dans tous les autres domaines.
C’est ainsi qu’après la cure de concentration de l’édition-diffusion-distribution que l’on sait, les livres ont servi de produits d’appel pour le développement d’Amazon, qui en a fait depuis ses otages de marques.
Aujourd’hui, voilà une possibilité forte pour que l’édition soit la remorque de la droitisation en cours. Dans tous les cas, sa vocation d’ouverture, de pluralisme et d’universalisme est mise en cause.
Il n’y aura pas de big bang de la chaîne du livre. La recherche volontariste d’alternatives aux apories dans lesquelles elle est engagée passera, en amont, par un immense sursaut de l’éducation nationale, de l’université, de la recherche et des médias publics, en faveur de la reconquête de la lecture et de la francophonie, et, en aval, par un soutien de très grande ampleur à la petite et moyenne édition, aux métiers de l’édition, à une évolution des aides et subventions.
C’est ainsi qu’on pourra, un jour ou l’autre, parler d’édition réellement indépendante. Pour le moment, l’édition indépendante est une fiction.
crédits photos : Anne Nygård/ Unsplash ; Hanny Naibaho/ Unsplash ; Gaelle Marcel/ Unsplash
13 Commentaires
toute petite fiction
12/10/2021 à 20:06
Merci pour votre billet et pour cet appel au soutien pour la petite et moyenne édition. La dernière phrase est vraiment de trop : comment appeler à soutenir ce qui n'existe pas ? Il me semble au contraire que les petites maisons, souvent en auto-distribution, représentent néanmoins la plus grande biblio-diversité. Alors oui, nous allons souvent à la Poste, et oui les tarifs postaux nous étranglent nous les petits, mais chaque livre envoyé est vendu, sans pilon, chaque ouvrage trouve son lecteur : vous la sentez, là, l'empreinte carbone minimale ? La pratique vertueuse ?
Ce n'est pas parce qu'ils sont petits, et en marge de la macrophagie capitaliste, que les petits éditeurs doivent s'entendre dire qu'ils n'existent pas. Ils œuvrent au quotidien pour cette indépendance. Au passage, vous connaissez l'Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants ? Ils ne sont que 750, et ils sont le monde...
Kujawski
13/10/2021 à 15:03
On est entre l'expression maladroite de ma part et l'incompréhension. Il n'est évidemment pas question de déclarer la petite et moyenne édition inexistante, mais de souligner l'envie de travailler et de vivre des éditeurs et éditrices de petites et moyennes structures, dans l'espace ridicule que leur consent le marché du livre. Un marché qui relègue la poésie aux marchés de la poésie et l'édition régionale aux salons régionaux : très bien, en soi (même réjouissant le plus souvent), mais à force de les reléguer à la marge, ledit marché fait peser sur eux une menace de quasi-disparition. Ce contre quoi j'appelle à réagir dans la dernière partie de mon texte.
Merci, en tout cas, pour votre réaction.
Antonin Grégoire
12/10/2021 à 23:01
Nous pensons au contraire que le précepte selon lequel l'indépendance serait un graal dévolu aux seules éditions rentables ,est en lui même une fiction.
Nous développons une philosophie inverse : éditer des des idées d'abord, sans se préoccuper de ce qu'elles valent ou peuvent rapporter. Les premières sources de dépendance sont par essence : la plus value et le stock. Les bases même de la
pensée industrielle.
www.editionslesdefricheurs.art
Franz
13/10/2021 à 05:29
Terrible. Et "l'Harmattan" dans tout ça ?
SK
13/10/2021 à 15:20
L'édition indépendante, la vraie, elle existe. Elle invente, s'implique, souvent sans objectif économique, sans distributeur, sans le soutien des libraires condamnés à subir le système des grands groupes, souvent micro-édition, mais elle vit et s'épanouit. Je n'en citerai que deux maisons, même s'il y en a beaucoup d'autres qui le mériteraient, parce qu'elles sont loin de Paris et du système: les éditions du 38, résolument dédiées à la littérature dite de genre et qui grandissent bien depuis 2015 en région toulousaine et 1115 à Lyon avec des formats originaux qui valent le détour. Il suffit de lever le nez des têtes de rayon et de quitter les sentiers battus pour les trouver, au détour d'un salon, dans les chroniques de passionnés.
Kujawski
13/10/2021 à 22:53
L'auteur du texte ci-dessus a commis une erreur, en faisant du groupe Libella une filiale du groupe Hofmann Laroche, ce qu'il n'est pas. Le groupe pharmaceutique intervient dans le financement du groupe d'éditeurs, ce qui ne fait pas du second une filiale du premier.
Félicie
14/10/2021 à 11:51
C'est un vaste sujet qui met encore une fois l'argent au milieu.. C'est toute une mentalité qu'il faudrait changer.
Aujourd'hui, les ME sont frileuses et misent sur des valeurs sûres, pour de la littérature kleenex à effet de mode. L'écriture est tirée vers le bas.. de la romance facile, des torses huilés, des biographies de starlettes en cartons..
Mais il y a encore quelques irréductibles auteurs talentueux qui persistent, dans l'auto édition notamment. Et quelques belles ME indépendantes qui osent et présentent des œuvres qualitatives. Quand les lecteurs arrêteront de se fier aux têtes de gondoles et iront faire un peu de hors piste, ils découvriront des éditeurs et éditrices passionné(e)s qui éditent par amour des mots.
Lectrice à mes heures perdues, j'ai découvert de très belles choses aussi bien en auto édition qu'en Me indépendante : allez faire un tour chez Henry Dougier, Le nouveau pont, Aethalidès (les plus Freaks ! ), Cambourakis, Rémanence, Passe partout (jeunesse) et tant d'autres !
Antonin Grégoire
14/10/2021 à 12:54
Clin d'œil www.lesdefricheurs.art.
Antonin Grégoire
14/10/2021 à 14:27
Oups : editionslesdefricheurs.art
un libraire
16/10/2021 à 13:52
Bonjour,
Cambourakis n'est pas une maison d'édition indépendante puisqu'elle fait partie du groupe Actes Sud.
Félicie
17/10/2021 à 12:32
c'est vrai, milles excuses ! je l'ai découvert récemment et n'ai pas regardé..
michel weisz
16/10/2021 à 11:38
Salut à toi
Super article à faire suivre aux collègues . J'avais déjà compris en 2004 avec l'arrivée du baron .J'ai pu quitter le groupe suite à son arrivée.
Content d'avoir de tes nouvelles
Kujawski
16/10/2021 à 15:03
Plaisir partagé, Michel !
Merci, en espérant que tout va bien pour toi. Pour le cas oú, je suis hébergé sur FB par Raoul Benard. Laisse-lui un message sur Messenger, il me transmettra.