Quelle manifestation sans auteurs ? La multiplication des formats de rencontres — dédicaces, master class, concerts dessinés, on en passe, et on en oublie — apporte une interaction nouvelle avec les lecteurs. Pour les auteurs de bande dessinée, ici concernés dans le cadre des journées pros qu’organisent les Rendez-vous de la BD d’Amiens, quelles solutions ? Tentative de déblayage, sur fond de revendication.
Le 04/06/2021 à 18:18 par Nicolas Gary
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Publié le :
04/06/2021 à 18:18
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L’évidence : « Notre métier implique un isolement, que l’on soit seul ou à deux pour travailler – parfois à des centaines de kilomètres l’un de l’autre », pointe Marie Bardiaux Vaïente, scénariste. Elle compte parmi les créateurs du collectif AAA, Auteurs Autrices en Action, fondé en 2019. « Nous sommes 1200, sans distinction de genre de création, exprimant un ras-le-bol généralisé, vis-à-vis d’une paupérisation qui s’impose depuis des années, et n’est pas entendue. »
À l’image d’un François Schuiten, annonçant en 2019 qu’il arrêtait la BD, par lassitude financière, Marie Bardiaux Vaïente atteste que « nous en sommes à un point où des collègues abandonnent, justement pour des raisons économiques, malgré la qualité de leurs productions ». Phénomène sociologique significatif : l’entrée de femmes dans les métiers de la bande dessinée. « Il est attesté que l’entrée de femmes dans un secteur d’activité dévoile une paupérisation qui avait déjà cours depuis quelque temps. » Une forme de bac révélateur, donc.
Triste preuve, si nécessaire, de l'état de la bande dessinée. D'ailleurs, les AAA ont dernièrement appelé à pirater les votes du grand prix d’Angoulême, en désignant Bruno Racine, pour dénoncer une situation intenable. « Mais que l’on soit clair : nous n’avons rien contre personne. Nous nous servons de l’événement BD le plus médiatisé de France comme d’une caisse de résonance pour nos revendications. »
ECONOMIE: excellente santé de la BD et précarité des auteurs
Au cœur de l’action des AAA, la ChAAArte, qui pose les bases de nouvelles orientations, d’un rééquilibrage des forces. La principale réside dans cette « rémunération de la présence en festival : depuis quelques années, les animations sont encadrées par les tarifs de la Charte [des auteurs et illustrateurs jeunesse, Ndlr] ». Ainsi, concerts dessinés, tables rondes et autres sont déjà couvertes. « On résume trop rapidement la présence à la dédicace, mais cela revient à anonymiser les scénaristes et coloristes, exclus de ce fonctionnement. L’AAA demande avant tout un équilibre. »
Car, pour une population qui vit — « ou survit, ce qui serait plus précis » — des avances sur droits, n’a pas « les moyens de prendre un week-end, gracieusement, où l’on demander de produire du travail ». Reconnaître que la présence des auteurs est au cœur de l’activité des salons, personne ne le contesterait…
À ce titre, Renaud Chavanne, fondateur et organisateur de SoBD, avait monté en 2018 le projet fou d’apporter une rémunération pour cette présence. « Si du point de vue de l’auteur, cela se comprend parfaitement, en regard de leur situation économique, pour l’organisateur, la présence d’un auteur fait vendre plus de livres, donc augmente le visitorat, et l’éditeur en profite aussi. » Dans ce contexte, comment « exclure que le bénéfice ne soit pas partagé entre les différents acteurs » ?
Le mécanisme qu’initiait SoBD devait « aller au-delà du discours théorique global, sur lequel tout le monde s’accorde ». Les tentatives de contacts avec les acteurs institutionnels et représentants d’auteurs n’auront cependant pas donné grand-chose : en 2019, le festival décide de faire cavalier seul. Il propose aux éditeurs participants d’avancer une somme, pour les auteurs, et le SoBD s’engage à verser le même montant, pour répartir la charge. Résultat : une trentaine de rémunérations, qui nécessite désormais d’intégrer les pouvoirs publics.
Et les AAA ne sont pas loin, ayant pris soin de baliser toutes les étapes visant à instaurer un cercle vertueux. Mais l’une des perspectives « serait de labéliser les salons qui vont dans le bon sens. Et si le Syndicat des éditeurs alternatifs nous rejoint, que les manifestations — en dehors du Festival de BD d’Angoulême — alors nous nous entendrons ». Et la puissance collective finira par contraindre le FIBD d’emboîter le pas aux plus petites manifestations.
À ce titre, le rapport Racine, 17e recommandation, reprise par la ministre de la Culture, Amiens et Lyon BD servent de laboratoire expérimentation.
Recommandation 17 : Instaurer de manière partenariale avec le CNL et la SOFIA une rémunération des auteurs de bande dessinée et littérature jeunesse, dans le cadre de leur participation à des salons et festivals.
– Rapport Racine
Le ministère de la Culture l’a ainsi intégré dans ses différentes mesures de soutien, considérant qu’elle « vise à permettre de valoriser et reconnaître l’acte de création des auteurs de BD dans les salons et les festivals, en s’appuyant sur les festivals les plus volontaires ».
Ces pouvoirs publics, Bruno Genini, directeur de BD BOUM, à Blois, les a rencontrés : « Le Centre national du Livre avait convié une dizaine de manifestations à se réunir pour envisager cette rémunération des signatures. Mais le Covid a tout stoppé, avec 2020 Année de la BD. » D’ailleurs, d’autres organismes comme la Sofia auraient une part à jouer, dans l’idée d’une répartition multipartite. « Maintenant, il faut aussi poser la question : créer une manifestation reste relativement simple, mais qu’en est-il du contenu ? » Apporter des sommes pour les auteurs impliquerait des critères d’évaluation.
Car personne n’entend faire peser sur les événements toute la responsabilité, ou qu’ils règlent tout. « Pour les AAA, l’accent premier est celui de la diversité, mais une disparition des festivals ne relève pas de notre responsabilité, plutôt de la pertinence des événements. Nous sommes de moins en moins enclins à nous rendre dans des manifestations, surtout quand, par exemple, il n’y a pas de toilettes assises », lance Marie Bardiaux Vaïente. Silence. « Si, si… », confirme-t-elle. « On entend aussi des bénévoles qu’ils interviennent gratuitement — sous-entendant que ne pas payer les auteurs serait normal. Ils oublient que c’est notre métier. »
Dans le même temps, certains éditeurs disposent de méthodes de rémunérations spécifiques, par lesquelles les auteurs gagnent plus sur les ventes opérées durant les salons. Serge Ewenczyk, créateur des éditions çà et là, insiste : « La gratuité n’est pas un modèle économique. Le risque, pour des salons de petite taille, reviendra à ce qu’ils s’arrêtent n’ayant pas les moyens de verser une rémunération. » Sans même parler de ce qu’entre les éditeurs du SEA et ceux du Syndicat national de l’édition, les profils des entreprises varient.
« Et puis, même au sein du SEA, nous n’avons pas tous le même point de vue : certains sont d’accord, d’autres non… », reprend l’éditeur. Pointant de nouveau le FIBD, il estime « qu’il existe une limite économique : comment un événement comme Angoulême fait pour payer 2000 auteurs qui viennent avec leurs éditeurs » ? Lui-même invite des auteurs étrangers, dont il prend tous les frais en charge, de déplacement et de logement. « C’est normal, mais les rémunérer en plus aboutirait à ce que l’événement se fasse à perte. »
FIBD: éviction de Bruno Racine des votes du Grand Prix
Le modèle que le CNL avait suggéré, autour de 225 € pour la rémunération à la présence, aurait d’autres conséquences, estime Bruno Genini. « Le risque sera de limiter le nombre d’auteurs conviés, à mesure que cette rémunération sera mise en place. »
Mais l’enjeu n’est pas d’y parvenir dans les prochains mois, souligne Marie Bardiaux Vaïente. « Cette conversation, que nous avons, voilà cinq ans, elle aurait été impossible, ou n’aurait pas eu lieu. Aujourd’hui, certains d’entre nous ont toujours l’envie de se rendre en festival gratuitement, mais nous devons aller vers une meilleure prise en compte. » Un questionnaire, remis aux membres du AAA, permettra de faire remonter des remarques sur les événements, toujours pour ouvrir les discussions. « Avant même d’obtenir le label AAA, nous avons imaginé un label de transition, c’est dire si nous sommes d’accord pour parler… »
Reste alors l’idée de solliciter le public : Renaud Chavanne envisagerait volontiers, sur la base d’un volontariat, et sous réserve d’une véritable pédagogie permettant d’expliquer la démarche, d’inviter les visiteurs à s’acquitter d’une participation. « Il ne faut pas oublier que toute la discipline part du sol : depuis l’enfant qui dessine par terre, bien avant les écoles de Beaux Arts. Alors oui, la BD entre dans les musées, les ouvrages théorisent, mais gare à ne pas se scléroser en oublier le sol ! » Dans la même perspective, augmenter d’un euro le prix de la billetterie pour les événements qui facturent l’entrée, et à ce titre, créer une caisse commune ?
Pourquoi pas ? Bruno Genini garde tout de même à l’esprit que « le sel des événements a été perdu, quand on assiste à une file d’une trentaine de personnes qui attendent pour avoir une dédicace. L’enjeu, de nos événements, c’est le débat, la discussion : la dédicace n’est pas une fin en soi, elle représente le prolongement de la rencontre ».
À condition, bien entendu, qu’elle n’exclue pas ceux qui, dans la bande dessinée, ne dessinent pas — scénaristes et coloristes, et lettreurs, traducteurs —, comme le souligne, avec un large sourire, Marie Bardiaux Vaïente. D'où l'importance d"assurer à chacun une place... et une rémunération.
Crédits photos : ActuaLitté, CC BY SA 2.0 ; Marie Bardiaux Vaïente, Serge Ewenczyk, Renaud Chavanne, Régis, Bruno Genini
3 Commentaires
Frédé
05/06/2021 à 19:39
Mais ça intéressera qui de rencontrer un lettreur ou un coloriste?
Thomas-Louis
06/06/2021 à 17:27
Il y a peu de lettreurs, mais beaucoup de coloristes. Dans le cadre de discussions sur les étapes de création d'une BD, sur l'influence de la couleur dans l'oeuvre et sa lecture (certains coloristes peuvent parfois être cités comme co-auteurs), leur présence peut être très pertinente. Il est aussi bien intéressant de faire des activités de médiation culturelle autour de la coloration ou des ateliers sur les polices de caractère. Et lorsqu'un.e coloriste est présent pour accompagner un album, parfois ils/elles participent aux séances de dédicace et personne ne s'en plaint.
LOL
07/06/2021 à 07:18
« C’est normal, mais les rémunérer en plus aboutirait à ce que l’événement se fasse à perte. »
Mais comment font les entreprises normales pour faire des bénéfices et payer leurs salariés ?
Il y a un moment, il faudra sans doute revenir à des fondamentaux. Un travail, une rémunération...