Toujours en phase d'expérimentation, le Pass Culture doit prochainement révéler les conditions de sa généralisation à tous les jeunes Français et Françaises de 18 ans, doté de 300 € et non 500 € comme prévu. Dans les librairies, les niveaux des réservations sont généralement très bons, malgré certaines réserves sur les effets concrets du Pass dans la promotion de la lecture.
Le 26/02/2021 à 13:00 par Antoine Oury
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26/02/2021 à 13:00
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Le mercredi 10 février dernier, intervenant devant la Commission Culture du Sénat, Anne Martelle, présidente du Syndicat de la Librairie française, salue la phase d'expérimentation du Pass Culture, dont les effets en librairies ont été « très positifs ». « C'est vraiment un bon dispositif », résumait-elle.
Présenté dès le programme présidentiel du candidat Macron et copié d'une initiative italienne, le Pass Culture revient pourtant de loin. Décrié tant pour sa démarche « de marchandisation de la culture » que pour les salaires des dirigeants de la société par actions simplifiée qui en gère le développement, le dispositif fait l'objet d'une expérimentation depuis 2019.
Rappelons-en rapidement le principe : à ses 18 ans, le jeune peut s'inscrire au programme et télécharger l'application Pass Culture, qui lui propose alors des offres culturelles, gratuites ou payantes, à proximité. Il dispose d'un crédit de 500 € pour accéder à des événements ou objets culturels payants : dans le cas du livre, un plafond est fixé, à hauteur de 200 € et le retrait se fait impérativement dans une librairie — sauf pour une offre de livre numérique, bien entendu.
Les quelques libraires contactés par ActuaLitté, dans leur ensemble, souscrivent à l'appréciation d'Anne Martelle : le Pass Culture est un outil qui plait aux jeunes, et leurs enseignes ont reçu un nombre de commandes important, « une vraie folie », même, à la librairie Kléber, à Strasbourg.
« Nous avons commencé l'expérimentation en mars 2019 », nous indique Elena Rosenstiehl, adjointe de direction chez Kléber et chargée de l'équipe de libraires. « Cela a été un raz-de-marée de réservations, en termes de quantités. En l'espace de 4 jours, nous avons eu plus de 1000 réservations, par exemple. »
À la librairie Le Failler de Rennes, qui accueille le Pass Culture depuis septembre 2019, même constat, avec « un poids du Pass Culture dans le chiffre d'affaires qui peut être assez important, entre 6 et 10 % sur certains mois ». Pour Éric Schultz, libraire à Strasbourg dans une enseigne de plus petite taille, spécialisée dans le polar, La Tache noire, les ventes via le Pass Culture représentent aussi de 5 à 8 % du chiffre d'affaires mensuel, aujourd'hui, après « un fort effet d'embellie au départ ».
Du côté des offres numériques, le service de lecture en streaming Youboox « ne fait pas exception », nous assure Hélène Mérillon, fondatrice, « avec plusieurs milliers de réservations » depuis mars 2019. Le service propose 4 offres différentes, de 1 à 3 mois, avec des accès à des livres, des bandes dessinées et, en plus, des livres audio numériques. Si le succès est sensible, d'après la fondatrice, « il est encore un peu tôt pour mesurer la transformation des utilisateurs du Pass Culture en “véritables” clients ». Le livre numérique représenterait environ 10 % des expériences culturelles, dans le domaine du livre.
On pourrait craindre que ce volume de réservations représente un temps de travail non négligeable, pour les libraires : pas forcément. Au départ obligés de saisir manuellement les livres de leur stock, les libraires peuvent maintenant profiter d'une remontée automatique, grâce à une passerelle créée avec les logiciels de gestion de stock. D'abord réservée à Tite-Live, elle s'ouvre peu à peu aux autres prestataires, « pour en accueillir un maximum, à terme », nous confirme Damien Cuier, président de la SAS Pass Culture. leslibraires.fr (Gestock), Praxiel et prochainement Librisoft seront ainsi pris en charge.
La librairie Le Failler a créé un comptoir spécial Pass Culture, pour guider et conseiller les jeunes, et compte aujourd'hui 5 libraires formés au Pass et 2 postes dédiés au dispositif, sa gestion et l'accueil des clients, nous raconte Dominique Fredj, directeur de la librairie. Pour Éric Schultz, gestion et accueil des clients « se gèrent bien, même s'il y a eu un boulot monstre au début pour créer de l'intérêt » : à présent, explique-t-il, « mettre en ligne un livre prend 2 minutes et la mise en avant de quelques titres sur l'application s'effectue facilement ».
À la librairie Kléber, la densité des réservations a toutefois posé quelques problèmes : « Cela devenait parfois difficile de suivre le rythme, d'autant plus que certains utilisateurs réservaient des livres qu'ils annulaient ensuite », témoigne Elena Rosenstiehl. Un des revers de la médaille du Pass, qui privilégie la souplesse auprès du jeune utilisateur : toutefois, Damien Cuier assure que les utilisateurs font preuve d'une « gestion précautionneuse de leur budget », et que des emails de relance sont envoyés pour inciter les jeunes à retirer les commandes effectuées.
Si les résultats économiques et « marchands » du Pass Culture semblent bien réels, l'objectif affiché du dispositif n'était autre que la création d'une « autonomie culturelle » de l'utilisateur, qui devait découvrir tous les lieux de culture autour de lui. Sur ce point, le bilan du Pass s'avère pour l'instant plus mitigé.
À la librairie Le Failler, l'enthousiasme est de mise, des deux côtés : « L'appétence des jeunes pour le livre est réelle, et le Pass permet de lever le problème du budget », remarque Dominique Fredj. « Les jeunes font leur choix sur l'application, mais le retrait en librairie nous permet ensuite de les conseiller, de les orienter, de leur faire découvrir l'enseigne... On se retrouve face à de jeunes clients intéressés, passionnés même, et d'une gentillesse... »
LECTURE: le livre, une expérience culturelle prisée pour le Pass Culture
Une agréable surprise prolongée par le plaisir de constater que « des jeunes sortis du système continuent à venir en librairie après avoir consommé les 200 € du Pass », se réjouit le directeur de la librairie rennaise.
Une observation qui n'est toutefois pas unanime : Elena Rosenstiehl constate ainsi que l'objectif premier du Pass « a ses limites. Nous avons surtout vu venir des jeunes qui étaient déjà habitués de la librairie, dans un premier temps. Puis, dans un second temps, des jeunes qui venaient faire des achats de livres dans le cadre de leurs cours. »
Pour Éric Schultz, la clientèle était encore différente : il a vu « des jeunes qui ne venaient pas en librairie, mais la fidélisation est très faible, ce qui est peut-être normal pour une librairie spécialisée. Pour la grande majorité, en tout cas, une fois le budget dépensé, je ne revoie plus ces clients. » À ce titre, le libraire regrette le plafond de 200 € pour les livres, « qui pénalise les jeunes qui aiment lire ».
Au niveau des choix de lecture, les mangas dominent un classement fourni par les équipes du Pass Culture à ActuaLitté :
Top 5 des catégories les plus populaires pour les achats de livres du Pass Culture :
1. Les mangas (titres populaires : les œuvres de Eiichirō Oda (One Piece), Hajime Isayama (L'Attaque des Titans), Kōhei Horikoshi (My Hero Academia))
2. Les romans et bio (titres populaires : les œuvres de Victor Hugo, Guillaume Musso, Virginie Grimaldi, Michelle Obama)
3. BD/comics (Riad Sattouf, Pénélope Bagieu...)
4. Littérature« Young Adult » (Harry Potter, After...)
5. Littérature autour du « développement personnel » (Léna Situations)
Pour l'offre numérique, Hélène Mérillon identifie le livre audio comme « une tendance importante auprès des jeunes : il plait beaucoup, car il permet de faire plusieurs choses en même temps ».
La généralisation au niveau national du Pass Culture se fait attendre depuis quelques mois : le ministère de la Culture promet désormais des détails « très prochainement » après la diffusion d'un rapport sur l'expérimentation. Une certitude : le budget de 500 € sera abaissé à 300 €. « Pour la cohorte des jeunes entrés dans le Pass dès l'origine, et qui en sont donc sortis aujourd'hui, au bout de la durée totale d'utilisation de 24 mois, entre 220 et 230 € ont été utilisés », souligne Damien Cuier.
Une utilisation qui a probablement fait les frais de la crise sanitaire, mais l'équipe du Pass souhaite aussi « ajouter plus de contenus événementiels, le fait d’assister à des lectures, des rencontres, des signatures avec des auteurs, par exemple. Le Pass doit référencer des services et des activités, aussi bien gratuites que payantes », poursuit-il. À ce titre, l'expérimentation, modifiée par la crise sanitaire, n'aura pas vraiment permis de mesurer l'impact du Pass sur l'affluence à des événements organisés par des librairies.
850 librairies ont participé à la phase d'expérimentation du Pass, dans 14 départements : les retours des professionnels sont positifs sur l'accompagnement technique et logistique, mais sera-t-il de la même qualité au moment de la généralisation du dispositif ? Oui, assure Damien Cuier, qui explique que chaque région dispose d'un ou deux chargés des développements territoriaux, des référents qui assisteront les professionnels. Au total, l'équipe du Pass Culture se compose d'une cinquantaine de personnes, à Paris et en régions.
Les départements de l'expérimentation (image Pass Culture)
Dans le cadre de la phase d'expérimentation, les librairies participantes recevaient le montant des ouvrages « achetés » par le jeune 15 jours après le retrait de l'ouvrage par celui-ci. Un délai qui pourrait être problématique pour de petites structures, mais qui n'a pas vocation à évoluer pour le moment : « Nous voulons déjà déployer le Pass et tenir ce délai de quinze jours », explique Damien Cuier.
Quelques ajustements sont susceptibles d'intervenir au niveau de la remontée de stocks : selon nos informations, quelques ouvrages scolaires ou universitaires, notamment le manuel du Droit des obligations, peuvent être achetés par le Pass Culture, alors qu'ils sont normalement exclus du dispositif. « Il faut déterminer si l'on exclut certains titres, mais on ne se sent pas légitimes pour le faire », reconnait Damien Cuier, « nous devons le faire avec le SLF et la direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la Culture ».
2021 devrait normalement rapprocher le Pass Culture de la généralisation au niveau national, mais les critiques fusent encore. D'autant plus que la mesure culturelle se concrétiserait très adroitement à quelques mois d'une élection présidentielle, alors que des jeunes de 18 ans vont voter pour la première fois.
En outre, le budget du Pass Culture ne cesse d'enfler, tout comme la polémique. 24 millions € en 2019, 40 millions en 2020 et 59 millions en 2021, un budget dénoncé par les sénateurs. Beaucoup de bibliothécaires observent avec envie ces montants, dont une partie constitue in fine des aides indirectes à la librairie, à l'édition et, dans une moindre mesure, aux auteurs : développer la lecture publique sans les bibliothèques, malgré une politique affichée d'extension des horaires, reste aberrant pour certains.
TECHNO: plus de bandes dessinées pour le Pass Culture
L'objectif de démocratisation culturelle du Pass Culture se heurte également à un écueil majeur, dans le domaine du livre : l'impossibilité de livrer les réservations des jeunes. Cette mesure avait pour objectif d'empêcher la participation d'Amazon au dispositif, mais se justifie aussi, selon Damien Cuier, par « les avantages de la rencontre avec le libraire ». Le problème réside dans le fait que des jeunes situés dans des zones sans offres culturelles essuient une double peine, puisqu'ils doivent parfois engager des frais pour retirer leur réservation.
« Écarter la livraison n'est pas une décision sans conséquence, c'est vrai, mais nous l'assumons. Je comprends le débat, mais nous casserions un élément vertueux du dispositif », indique le président de la SAS. « Le déplacement en librairie fait qu'en moyenne, pour un livre réservé, le jeune fait 9 autres réservations par la suite », ajoute-t-il.
Cet argument du Pass, un des plus efficaces, fait en tout cas les affaires des libraires, au-delà de l'aspect économique. « Ce qui est important, c'est que les jeunes entrent en librairie, qu'ils comprennent la différence entre une librairie indépendante, de chaîne ou sur internet », assure Dominique Fredj. « C'est une véritable chance pour la librairie indépendante. »
Photographies : illustration, p.guayacan, CC BY-SA 2.0
illustration, Andreas Nadler, CC BY-NC-ND 2.0
Par Antoine Oury
Contact : ao@actualitte.com
2 Commentaires
LOL
27/02/2021 à 08:19
Si je comprends bien, le truc est un succès :
- pour le libraires
- pour les gros vendeurs de livres habituels (le top 10 des auteurs)
- pour les acheteurs habituels
Si j'étais mauvais langue, je dirais que l'État a donné de l'argent au système habituel qui fonctionne déjà bien et a laissé dans la mouise les auteurs qui rament...
On attend toujours un dispositif pour protéger les auteurs (hein, madame Buzin ?)... Il faut croire que l'État sait lâcher du pognon quand l'argent va au final dans la poche des gros groupes (et finalement aux auteurs qui en gagnent déjà beaucoup).
Je ne critique pas les auteurs qui gagnent déjà beaucoup. Je suis même heureux pour eux. Je dis seulement que nos impôts iraient sans doute beaucoup mieux irriguer un autre système.
Michel BLAISE
27/02/2021 à 11:00
J'approuve sans réserve les observations de "LOL". Si toutes les initiatives en faveur de la culture - qui restent à définir dans une nouvelle société "post littéraire" - sont louables, je crains que celle-ci, une fois de plus, s'inscrire dans une une logique perverse.