Ouvrir une maison d’édition pendant la pandémie ? Ce qui pourrait sembler un pari complètement fou est devenu une réalité pour trois maisons d’édition italiennes. Et la surprise… c’est que ça marche. Utopia, Mauvais Livres et FVE : voici les noms de trois maisons d’édition, situées dans deux villes différentes — Milan et Rome — et qui, malgré des identités très spécifiques, ont beaucoup de choses en commun : toutes les trois indépendantes, elles ont débuté leur activité pendant le confinement, et, depuis leurs premières parutions, ont rencontré un bon succès auprès du public.
Créer une maison d’édition était un rêve pour Andrea Montanino, cofondateur avec Gianluca Basili de la maison romaine Mauvais Livres et Gerardo Masuccio, directeur éditorial d’Utopia. Un rêve qui a pu devenir réalité dans des conditions très différentes : l’aboutissement d’un projet longuement mûri, en ce qui concerne Utopia Editore, et un inespéré « coup de chance » dans le cas de Mauvais Livres. « L’idée et la perspective de créer une maison d’édition ont grandi avec moi » affirme Gerardo Masuccio. « Le projet proprement dit est né en janvier 2020 et a mûri au cours des dix derniers mois » : il a donc été conçu avant la pandémie qui a bouleversé l’Europe en mars 2020.
Les fondateurs de Mauvais Livres, par ailleurs, travaillaient comme libraires d’occasion à Rome dans le quartier populaire de San Lorenzo, jusqu’au jour où ils ont fermé leur activité à cause de la pandémie. Par un coup de fortune, ils ont rencontré Valerio Magrelli, poète et traducteur, professeur de littérature française à l’université Roma 3, qu’ils voulaient initialement contacter en tant qu’auteur. Il a été si enthousiaste pour le projet éditorial qu’il a souhaité en faire partie, jusqu’à devenir le directeur de la première collection, Sassifraga. Un projet né d’une rencontre, et, en même temps, du « désir prolongé » de publier des livres.
Le désir de réagir face à la pandémie et de proposer une offre « visionnaire » a été à la base de la naissance de FVE editori, qui prend son nom des initiales des prénoms des fondateurs : Francesco, Valentina et Enrico, qui font partie de la même famille. Une entreprise familiale, donc, qui était déjà censée démarrer au printemps, mais qui a été retardée par la pandémie. Les premiers titres sont en effet sortis le 3 décembre 2020.
« Au moment où nous étions tous immobiles et effrayés, nous avons voulu créer un dynamisme et aussi un optimisme. Nous voulions donner une réponse au climat d’insécurité et d’anxiété dans lequel nous nous trouvons, et ce à travers le livre, un objet qui donne de la sécurité », rappelle Valentina Ferri. C’est pourquoi ils ont décidé de se lancer dans cette aventure en fondant une maison d’édition « en papier et en os ».
Mais quelles sont les identités de ces trois projets courageux ? La force d’Utopia est d’après Gerardo dans l’équipe qui la constitue : « Un groupe de professionnels de l’édition qui était déjà solide et qui s’est ensuite réuni et a commencé à travailler ensemble, même à distance. » La caractéristique première de ce groupe est la jeunesse : « Messaggerie [le plus important distributeur italien] dit que nous sommes la plus jeune maison d’édition qu’ils distribuent : on est tous nés dans les années 1990, et on représente une génération ». Laquelle ? Celle des millenials, qui ont grandi avec l’Europe unie.
En effet, une des particularités de cette maison d’édition réside dans le choix de créer deux collections, une de littérature européenne et une de littérature étrangère, Universale europea et Universale straniera, bouleversant la traditionnelle division entre littérature italienne et littérature étrangère. Cette perspective trouve ses racines dans l’inspiration européenne de la maison, qui est visible à deux niveaux : « Historique, car nous sommes tous nés dans les années de Maastricht, nous sommes une jeune génération qui a grandi dans une perspective européenne, communautaire, internationale. »
Culturelle également, car, d’après le fondateur, l’Europe représente « une entité économique, politique, mais pas encore culturelle : au contraire il y a des profondes similitudes identitaires et littéraires entre les auteurs européens, tels que Massimo Bontempelli et Camilo José Cela [deux des auteurs publiés par Utopia] ». C’est pourquoi il a été décidé de réunir les livres d’auteurs européens sous une même collection.
Au cœur du projet, la littérature : « Aujourd’hui, l’édition est parfois plus attentive à la biographie et à la résonance médiatique des auteurs. Nous croyons à l’idée que la seule chose qui compte est la littérature, une idée possiblement anachronique et peut-être d’avant-garde. (…) Notre militantisme n’est pas politique, mais peut être compris comme une adhésion à un goût littéraire. »
En ce qui concerne Mauvais Livres, nous pourrions déjà nous demander ce qui se cache derrière un nom si provocateur. « Selon la leçon de Roger Chartier et de Robert Darnton, nous voulons publier des livres qui ont une force antisystème, mais à long terme ; une force perturbatrice », répond Andrea. En effet les premiers titres parus, deux essais, reflètent cette vision : « Le livre de Chiara Frugoni [Un presepio con molte sorprese. San Francesco e il Natale di Greccio, Une crèche pleine de surprises. Saint François et le Noël de Greccio] relève de la contre-culture et ceux d’Adriano Prosperi [auteur de Il lato sinistro, Le côté gauche/sinistre] ont souvent rencontré des réactions négatives de la part de l’Église », précise encore Andrea.
Mais qu’est-ce qu’on peut trouver chez Mauvais Livres ? « Surtout de la non-fiction, la fiction nous a semblé être un terrain déjà bien pris. Mais notre principe est toujours de publier ce qui nous plaît », nous explique Andrea. Il s’agit de livres pointus, exigeants, très soigneusement conçus d’un point de vue graphique et aussi assez novateurs : le bandeau — illustré par le peintre et auteur de bande dessinée Pablo Echaurren — du même papier que le reste du livre, mais avec un grammage différent, est l’élément le plus graphique, ce qui témoigne d’une inversion du rapport traditionnel entre les deux.
Cela fait de ces livres de beaux objets, on pourrait dire des objets de collection, qui s’adressent à un public de niche, ou mieux, comme le dit Andrea, « au lecteur éduqué non spécialiste ». C’est pourquoi leur tirage est d’environ 1000 exemplaires en moyenne.
Un esprit très différent habite FVE, qui désire au contraire s’adresser à un large public, c’est-à-dire tous ceux qui partagent leur projet éditorial, ainsi expliqué par Valentina Ferri : « Notre âme est visionnaire, un peu surréaliste et un peu folle. Notre message est de recommencer à suivre l’inspiration pure, de nous laisser guider par la vision, qui est comme un sentiment qui prend forme dans un livre à partir d’un flair, d’une intuition. Nos livres naissent d’un coup d’intuition. » C’est pourquoi leur catalogue est assez varié et vise à « unir les voix du passé avec celles d’aujourd’hui ».
La publication d’un texte inédit de Filippo Tommaso Marinetti, Tattilismo, en est un exemple, lui « qui parle d’une humanité aussi perdue qu’aujourd’hui, de l’obscurité de l’après-guerre, et qui nous invite à retrouver le sens du toucher qui nous manque aussi aujourd’hui, quand nous sommes enveloppés dans un climat de distanciation sociale et de peur ».
L’objectif est donc de « retrouver de la modernité dans des textes peu connus », à l’intérieur d’un catalogue très riche qui alterne de la non-fiction et de textes pour le théâtre, des parcours musicaux et de la littérature, des textes classiques de la spiritualité et de la sagesse ésotérique, avec l’accent posé sur différentes thématiques, comme la réinterprétation des mythes classiques et les histoires de femmes courageuses et émancipées.
Le pari d’Utopia semble — comme le suggère le nom même — une utopie : « Vendre les livres qu’il faut proposer », donc vendre les livres qui méritent — d’après un jugement littéraire — d’être publiés, « plutôt que publier les livres qui vont se vendre », comme on peut lire sur le site de la maison. Comment ne pas considérer ce pari comme un défi trop risqué ? « Grâce à notre énorme foi dans les lecteurs », répond Gerardo. « Aujourd’hui souvent le nom, la popularité de l’auteur passent avant le talent. Notre lecteur ne se laisse pas convaincre par cet argument, il est très prétentieux et exigeant. » La maison vise déjà haut : « Nous sommes vendus dans 300 librairies indépendantes. »
L’avenir pour Mauvais Livres est plein d’initiatives : « il y aura une autre collection d’essais écrits par des jeunes ; il y aura aussi deux livres hors-série, deux éclairs de folie et nous nous battons pour les droits avec des maisons d’édition géantes, par rapport à nous. » Il est également prévu un livre assez particulier de Magrelli, qui partage toujours la liste des auteurs que les deux ex-libraires souhaitent publier, « un recueil d’impressions de ses voyages dans des vignes avec un ami œnologue ».
Au total, sept ou huit titres seront prévus pour l’année 2021 et les résultats actuels sont satisfaisants : « Le premier livre s’est bien passé. »
Quant à Valentina Ferri, elle nous révèle un fort intérêt pour les traductions, qui ne manqueront pas dans son catalogue, et une ouverture vers le livre illustré. Le lien entre art et images tient particulièrement à cœur l’éditrice : « Nous voulons également nous consacrer à l’art avec des textes qui établissent un dialogue entre l’écriture et l’expression visuelle, riche en images, qui fassent plonger dans le monde du rêve. » Elle envisage enfin une « collection de livres multilingues pour enfants avec des histoires dans lesquelles différentes expériences linguistiques s’entremêlent ».
Des maisons d’édition intéressantes avec une identité bien marquée, qui se ressemblent sur plusieurs aspects, notamment l’exigence commune de travailler avec un réseau de librairies solide et efficace, et de s’imposer dans un panorama — celui de l’édition italienne — où la surproduction et les difficultés économiques représentent des obstacles importants.
Valentina Ferri souhaiterait une « réduction des impôts et une aide aux investissements pour les petites et moyennes entreprises », en rappelant aussi les difficultés présentes, comme « le manque de présentations physiques dans les librairies en particulier ».
Andrea Montanino fustige « la chasse au best-seller » et la difficulté à réaliser des initiatives communes. Il déplore également « le manque, dans l’édition d’aujourd’hui, d’un projet culturel. ».
Du même avis, enfin, Gerardo Masuccio, qui parle d’un « secteur en compression », mais qui rappelle aussi les responsabilités des éditeurs : « Le secteur est en crise pour des raisons exogènes (la crise de la lecture...), mais aussi pour des raisons endogènes (les problèmes internes à l’édition…). » Il invite, enfin, à considérer la différence entre la littérature et l’Entertainment, entre « les livres qui permettent de prendre conscience de certaines choses, et ceux qu’on lit pour s’évader ».
Par Federica Malinverno
Contact : federicamalinverno01@gmail.com
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