Avant que ça ne commence, je cherchais à circonscrire le sujet d’une recherche possible sur la notion d’intervalle en traduction.
par Laure Hinckel, traductrice littéraire
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J’avais confiné (!) dans un sac en plastique plein de bicarbonate de soude le livre d’Andrei Pleşu, Minima moralia (Éléments pour une éthique de l’intervalle) publié en français sous le titre Ethique de robinson, acheté d’occasion pour étudier cette version française du livre roumain que je connaissais. L’ouvrage était arrivé dans ma boîte aux lettres avec une affreuse odeur de renfermé et de moisi ; le comble pour un texte ouvrant autant de portes.
Puis c’est arrivé. L’avalanche de mesures de protection contre la pandémie a aboli toute distance entre les fictions les plus tirées par les cheveux et notre pauvre et simple réalité d’êtres humains de chair et de sang confrontée à un coronavirus. Ma réflexion sur la notion d’intervalle que je manipulais comme des perles de verre est devenue très concrète. On a instauré un intervalle obligatoire entre toutes personnes amenées à se croiser — et elles doivent se croiser le moins possible.
Quand on a l’heur d’être préservé de la maladie et de la précarité, toute plainte paraît futile. Alors je ne me plains de rien. Mais il m’est arrivé une drôle d’histoire dont j’ai mis plus d’une semaine à m’extraire : je me suis sentie disparaître, dispersée dans les nombreuses « réunions partagées via des écrans ». Ai-je soudain cru qu’on me volait mon âme ? Comment me suis retrouvée étreinte par cette peur archaïque ? C’était incompréhensible, alors que j’utilise d’ordinaire avec plaisir les images et les opportunités du monde virtuel et numérique.
C’est peut-être que la qualité de l’intervalle nous séparant tout en nous reliant (car tout intervalle suppose deux limites – c’est comme en mathématique) a changé du tout au tout.
Pressée d’utiliser les systèmes de visioconférence plusieurs fois par jour et par semaine, il m’a semblé que j’en perdais toute épaisseur, et j’ai éprouvé la même crainte au sujet de mes interlocuteurs. Les flux de nous-mêmes que nous échangeons d’ordinaire lorsqu’on est en face l’un de l’autre au lieu de traverser l’éther restaient en quelque sorte à leur point de départ. En quoi consistait alors la rencontre ? Où était le partage ?
Ces derniers jours, j’ai donc perçu ces réunions comme l’accumulation, l’entassement d’images carrées de corps tronqués dans un espace rectangulaire où chacun était livré au regard de tous les autres. Une sinistre cérémonie intrusive. J’ai perçu que ces séances nous exposaient comme des insectes dans des boîtes. Il n’y avait plus de relation interpersonnelle. « Être » là était seulement l’expression de l’espoir d’exister pour Autrui.
Soudain, je sentais qu’en assistant à ces séances de vidéo en commun, je m’accrochais (nous nous accrochions) à l’espoir que l’autre ait toujours l’instinct et la force de voir en moi (en nous) dans la petite boîte carrée bien plus qu’un artéfact en deux dimensions : ma (notre) personne. Il fallait que l’intervalle entre nous soit déjà suffisamment rempli pour nous restituer, en imagination, à Autrui.
J’étais en train de perdre le sens de mon confinement habituel, celui d’une personne assez sédentaire, qui écrit chez elle dans une solitude plutôt saine, au milieu de ma famille et agrémentée de quelques sorties que leur rareté rendait précieuses. Au 12e jour du confinement destiné à nous protéger et protéger les autres, je vivais soudain saturée d’images et d’informations, d’obligations, de réunions et de contraintes surajoutées à celles qui sont habituelles. L’ensemble a fini par coloniser toutes les heures de la journée. Le précieux espace de mon intimité se voyait violemment réduit.
Difficile, si je n’y mettais pas bon ordre, de faire s’épanouir le sentiment de liberté intérieure que j’étais capable de ressentir auparavant, avant le confinement général. Avant cette crise personnelle de surconfinement.
Au quatrième jour de confinement en France, les journaux ont titré sur le désœuvrement soudain, sur l’ennui, sur la découverte de cette pratique du « rien faire » : une expérience jugée traumatisante. En effet, nous avons souvent oublié comment « ne rien faire ».
Laure Hinckel - Votre Agglo
Hier soir, j’ai revécu le vieux souvenir d’une rencontre dont j’avais gardé une phrase dite avec nostalgie et qui ressemblait à ça : « Ah, ces beaux jours où je pouvais passer des heures à regarder les mouches au plafond ! »Ces mots m’avaient étonnée dans la bouche d’un homme politique, écrivain, diplomate, récemment ambassadeur en France, Al. P. J’avais trouvé fantasque cet aveu décomplexé, lâché avec tant de simplicité. « Comment ? Avouer ainsi qu’on adorait ne rien faire ? » Je garde le plus vif souvenir de cette phrase prononcée en 1991 dans une pièce ouverte sur l’été bucarestois tout vibrant de lumière.
Ce passé riche et vivant au fond de moi est harponné par l’actualité et ramené à la surface : ce qui affleure, ce sont ces points de contact entre deux époques : l’arrêt, l’immobilité et l’attente. L’homme qui se souvenait avec plaisir de ces heures inoccupées n’avait pourtant pas été inactif pendant toutes ces années de totalitarisme. Il n’était pas non plus nostalgique du régime récemment tombé. Non. Il avait simplement la conscience, peut-être, de l’effacement progressif de la sacralité de l’ennui. Oui, l’inactivité, la rêverie ont un caractère sacré, car ils sont les garants de l’intervalle qui définit notre relation aux autres et qui nous permet de respirer.
Voilà donc pourquoi ce souvenir est remonté à la surface.
L’attente et l’immobilité évoquées par le vieil intellectuel en 1990 étaient larges, pérennes dans une société sans espoir de changement : qui aurait pu croire même dans les dernières années que tout le système communiste, dans les pays qu’on disait « satellites » et en URSS ensuite, s’écroulerait ainsi ?
Aujourd’hui, l’immobilité et l’attente et l’ennui sont celles et celui du couvre-feu dans l’angoisse du pire ; ce sont les sentiments que l’on abrite, le dos rond opposé au destin, les yeux fermés pour moins souffrir de la claque prochaine.
Or, notre attente actuelle pourrait être celle du vide qui permet, à qui le peut, de dilater le rêve et l’imagination. Mais durant les premiers jours d’arrêt du monde, ce que j’ai ressenti, peut-être comme beaucoup de mes contemporains, c’est le vide qui oppresse, qui écrase la cage thoracique et lamine les nerfs : les miens ont frisé comme du bolduc sous les ciseaux. Drôle de déco pour ce drôle de cadeau du destin.
*
C’est la possibilité qui fait vivre. C’est la perspective, l’horizon d’attente. Il est banal d’écrire ça. Mais je veux essayer de mieux définir ce que cela signifie pour moi. Le sas immense, vaste, qui se tient entre le sentiment émergeant d’un désir et sa réalisation — la possibilité de sa réalisation : la voilà ma poche d’air vitale.
La situation actuelle a totalement supprimé ce sas rempli de tous les « possibles » d’Autrui. Du coup il ne reste que mes « possibles » à moi et leur pellicule de savon a perdu toute irisation. J’étouffe.
Je ne suis jamais si heureuse qu’en ces journées où je suis à l’intérieur, à mon bureau, près de la fenêtre, dans le silence de la maison et que j’entends la rumeur du monde – les voitures au loin ou dans la rue, les cris des enfants dans la cour de récréation à trois cents mètres d’ici, qui forment des nuées d’hirondelles dans ma portion de ciel ; et que j’éprouve la velléité de sortir, « pas tout de suite, j’ai encore à écrire, j’ai le temps, j’irai tout à l’heure ».
Très souvent, je n’aurais fait qu’entendre le monde vibrer, car la journée aura passé, j’aurai remis à demain l’envie d’aller boire un café en ville ou d’aller acheter un livre. Mais la journée se sera terminée sur le vaste sentiment d’être au cœur d’une humanité palpitante et active (d’autres auront passé du temps en terrasse, d’autres auront acheté des livres chez mon libraire) pendant que j’étais concentrée, seule et heureuse et très libre : ivre de la liberté des autres ; et très active intérieurement dans le bourdonnement de ruche de l’activité ambiante.
Il n’y a plus rien et cela change tout.
Plus personne ne circule, plus personne ne joue à la récréation, plus personne ne prend son temps, en frôlant les autres aux terrasses des cafés ou aux tables des bibliothèques.
Ce qui m’importe finalement, ce sont vos voyages que je ne réalise pas, vos joggings que je ne pratique pas, vos sorties dans les quartiers animés des grandes villes. La seule existence de votre liberté réalise pleinement la mienne.
*
Des jours ont passé.
Depuis les premières heures de la crise que j’ai traversée, rien n’a changé dans la situation du monde, sinon qu’elle a malheureusement empiré, mais j’ai attrapé un carnet dans ma table de chevet et j’ai griffonné un soir quelques mots sous le titre « Journal à contretemps ».
Je ne sais pas vers quelles sinueuses pensées ma sensibilité me mènera, dans les semaines qui viennent. Mais, entourée d’une respiration retrouvée, une respiration qui a certes changé d’amplitude, puisque le monde est encore rétracté, je suis malgré tout en capacité de respirer de nouveau. C’est que j’entends différemment la vie et l’ennui du monde, et je sais que je peux user de toute la liberté, incompressible, de l’esprit humain, pour remplir l’intervalle qui nous sépare et nous définit.
Laure Hinckel est traductrice. Solénoïde de Mircea Cărtărescu, est son dernier ouvrage traduit, aux éditions Noir sur Blanc, août 2019.
Par Auteur invité
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2 Commentaires
Basil
07/04/2020 à 18:11
Bravo Laure
la tortue à plumes
08/04/2020 à 21:11
merci pour votre texte, je me sens actuellement comme une guêpe prise dans un piège sucré et collant qui m’enivre et me dépasse. Il est si bon de ne rien faire et de laisser du temps au temps, alors qu’ aujourd’hui paradoxalement on court après lui.... doux confinement à vous et merci à Eric d’avoir partagé votre texte.
Élisabeth Capuana